La lettre juridique n°401 du 1 juillet 2010 : Pénal

[Jurisprudence] L'affaire "La Rumeur" ou les affres de la qualification juridique

Réf. : Ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891, Procureur général près la cour d'appel de Versailles, P+B+R+I (N° Lexbase : A2834E3D)

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par Cédric Tahri, ATER à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

Police nationale injuriée, rappeur relaxé. Ainsi s'achève la longue bataille judiciaire opposant le ministère de l'Intérieur au leader d'un groupe de rap français. Selon l'arrêt attaqué (CA Versailles, 8ème ch., 23 septembre 2008, n° 07/02511 N° Lexbase : A9603EAW, sur renvoi de Cass. crim., 11 juillet 2007, n° 06-86.024, FS-D N° Lexbase : A8873D87), le ministère public a fait citer devant le tribunal correctionnel, sur plainte du ministre de l'Intérieur, du chef de diffamation publique envers une administration publique, M. X, dit "Hamé", membre du groupe de rap "La Rumeur" et auteur de propos publiés, sous l'intitulé "Insécurité sous la plume d'un barbare", dans le livret promotionnel destiné à accompagner la sortie du premier album du groupe, ainsi que M. Y, dirigeant de la société éditrice du livret, en raison de passages mettant en cause la police nationale en ces termes : "Les rapports du ministre de l'Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu'aucun des assassins n'ait été inquiété" ; "La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique 'Touche pas à mon pote'" ; "La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers, c'est avoir plus de chance de vivre des situations d'abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l'embauche, de précarité du logement, d'humiliations policières régulières". Le tribunal correctionnel ayant relaxé les prévenus, appel a été interjeté par le ministère public qui fait grief à l'arrêt attaqué de renvoyer les prévenus des fins de la poursuite, alors, selon le moyen, "que constitue une diffamation envers une administration publique, ne pouvant être justifiée par le caractère outrancier du propos, l'imputation faite aux forces de police de la commission, en toute impunité, de centaines de meurtres de jeunes des banlieues". Il ajoute qu'en statuant ainsi qu'elle l'a fait, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW), qu'elle a violé.

La Cour suprême adopte une position différente. Elle énonce qu'ayant exactement retenu que les écrits incriminés n'imputaient aucun fait précis, de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire, la cour d'appel en a déduit à bon droit que ces écrits, s'ils revêtaient un caractère injurieux, ne constituaient pas le délit de diffamation envers une administration publique.

La Haute juridiction conclut donc à l'absence de propos diffamatoires (I), tout en reconnaissant l'existence de propos injurieux envers la police nationale (II).

I - L'absence de propos diffamatoires envers la police nationale

La définition de la diffamation. L'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme "Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Derrière cette définition générique, il y a en réalité plusieurs infractions distinctes selon les personnes ou les corps visés. Sont ainsi réprimées : 1) la diffamation envers les particuliers (loi du 29 juillet 1881, art. 32, alinéa 1er) ; 2) la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée (loi du 29 juillet 1881, art. 32, alinéa 2) ; 3) la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap (loi du 29 juillet 1881, art. 32, alinéa 3) ; 4) la diffamation, "à raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers un ou plusieurs membres du ministère, un ou plusieurs membres de l'une ou de l'autre chambre, un fonctionnaire public, un dépositaire ou agent de l'autorité publique, un ministre de l'un des cultes salariés par l'Etat, un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public, temporaire ou permanent, un juré ou un témoin à raison de sa déposition" (loi du 29 juillet 1881, art. 31) ; 5) la diffamation envers les cours, les tribunaux, les armées de terre, de mer ou de l'air, les corps constitués et les administrations publiques (loi du 29 juillet 1881, art. 30). Cette dernière infraction est punie d'une amende de 45 000 euros.

Dans tous les cas, le délit de diffamation ne peut être constitué que si trois éléments sont réunis : il doit tout d'abord exister une allégation ou une imputation d'un fait précis, laquelle doit ensuite constituer une atteinte à l'honneur ou à la considération et, enfin, cette allégation doit viser une personne identifiable (1).

L'imputation d'un fait précis. L'allégation ou l'imputation d'un fait précis est l'élément qui distingue la diffamation de l'injure. De manière constante, la jurisprudence rappelle que pour être diffamatoire, une allégation ou une imputation doit se présenter sous la forme d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire (2). Ainsi, un écrit contenant à l'adresse de l'administration de la police d'une ville des allégations précises, concernant des faits déterminés et distincts des injures relevées, de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération, constitue une diffamation punissable en vertu de l'article 30 de la loi du 29 juillet 1881 (3). De la même façon, se rend coupable de diffamation envers une administration publique, l'avocat auteur d'un communiqué de presse de protestation contre les conditions de déroulement d'un procès, qui met en cause la police nationale dans la lutte anti-terroriste, lui imputant d'utiliser des méthodes comparables à celles de la Gestapo ou de la milice du régime de Vichy (4).

L'absence de fait précis. En l'espèce, l'Assemblée plénière a estimé que les écrits incriminés n'imputaient aucun fait précis de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve ou d'un débat contradictoire. Par la même occasion, elle a désavoué la Chambre criminelle qui, dans la même affaire, avait retenu la qualification de diffamation envers une administration publique (5). Sous couvert d'interprétation stricte de la loi pénale, la Haute juridiction a durci sa position. Ne faut-il pas y voir un rappel à l'ordre du ministère public et une mise en garde contre toute erreur de qualification à venir ?

II - L'existence de propos injurieux envers la police nationale

La caractérisation des propos injurieux. Aux termes de l'article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, "Toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure". Par exemple, est punissable l'utilisation du terme "barjo" appliqué à un procureur de la République à raison de ses fonctions, expression renforcée par l'emploi du terme argotique "mec" pour désigner ce magistrat (6). Est également condamnable l'expression "gros zébu fou" appliquée au président d'une association de lutte contre le racisme (7).

La notion d'injure pouvant varier avec le temps, la Cour de cassation exerce un contrôle de qualification plein et entier (8). Elle tient compte des circonstances et se livre à une appréciation in concreto des propos litigieux. En l'espèce, les Hauts magistrats considèrent à bon droit que le fait de comparer les policiers à des "assassins" constitue une expression injurieuse. Cette interprétation rejoint celle de la cour d'appel de Versailles (9).

Cela étant, les injures dirigées contre les administrations publiques -et donc la police nationale- entrent dans le champ d'application de l'article 33, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881. Pour mémoire, la jurisprudence interprète le terme d'"administration publique" de manière large. Sont visés toutes les formations hiérarchiques de fonctionnaires chargés de la gestion des biens et des droits de l'Etat, les établissements publics établis en vue de l'utilité publique, ainsi que les centres hospitaliers. En revanche, sont exclus les administrations étrangères, les organisations internationales ainsi que les organismes industriels ou commerciaux.

La sanction des propos injurieux. Toujours selon l'article 33, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, l'injure envers une administration publique est punie d'une amende de 12 000 euros. Seulement cette sanction est inapplicable en l'espèce car le ministère public a donné une qualification erronée aux faits. Et la loi prohibe les qualifications alternatives ou cumulatives (10). La seule issue possible était donc la relaxe du prévenu....au grand dam des occupants de la place Beauvau !


(1) V. Cass. civ. 1, 27 septembre 2005, n° 04-12.148, Société Télévision française TF1 c/ Société Les Laboratoires Cegipharma, FS-P+B (N° Lexbase : A5894DKI), D., 2006, p. 485, note T. Hassler ; Cass. civ. 2, 5 juillet 2000, n° 98-14.255, Société Distrilogie c/ Société Pact informatique (N° Lexbase : A9087AGN), Bull. civ. II, n° 109.
(2) V. Cass. crim., 28 mars 2006, n° 05-80.634, F-P+F (N° Lexbase : A9802DND), Bull. crim., n° 90 ; Cass. crim. 14 février 2006, n° 05-82.475, F-P+F (N° Lexbase : A5133DNG), Bull. crim., n° 40 ; Cass. crim., 6 mars 1974, n° 73-92.256 (N° Lexbase : A2950CGD), Bull. crim., n° 96.
(3) V. Cass. crim., 6 mars 1952, Bull. crim. n° 68.
(4) V. Cass. crim., 3 décembre 2002, n° 01-85.466 (N° Lexbase : A5171A4B), Bull. crim., n° 217.
(5) V. Cass. crim., 11 juillet 2007, précité.
(6) V. CA Paris, 2 mars 1995, Dr. pénal, 1995, 121, obs. Véron.
(7) V. CA Paris, 7 janvier 1998, Dr. pénal, 1998, 66, obs. Véron.
(8) V. Cass. crim., 6 mars 1974, 2 arrêts, n° 73-91.935 (N° Lexbase : A2947CGA) et n° 73-91.936 (N° Lexbase : A2948CGB), Bull. crim., n° 98 et 99.
(9) Rappr. Cass. crim., 9 octobre 1974, n° 73-93.113 (N° Lexbase : A8107CGD), Bull. crim., n° 282 : la phrase "l'armée s'entraîne à noyer dans le sang les révoltes populaires" est injurieuse.
(10) V. Cass. crim., 3 avril 1957, Bull. crim. n° 318.

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