La lettre juridique n°114 du 1 avril 2004 : Social général

[A la une] Doctrine contre Cour de cassation : 1 à 1, match nul

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N1093AB4

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010


L'affaire est suffisamment rare pour qu'on s'y arrête un instant. Les lecteurs assidus de l'hebdomadaire satirique "Le Canard enchaîné" n'auront en effet pas manqué de trouver dans ses colonnes (numéro du 3 mars 2004) une attaque en règle dirigée contre la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un article intitulé "Les droits des salariés se démontent en douce à la Cass'". Le pamphlet faisait suite à un article publié par le Professeur Gérard Lyon-Caen, suivi d'une réponse "publique" quelques jours plus tard, par voie de presse, émanant du Président de la Chambre sociale, Pierre Sargos, et d'une réponse "privée" semble-t-il moins policée. Il est exceptionnel qu'un désaccord dérape ainsi et que la presse, qui plus est satirique, soit appelée à la rescousse pour arbitrer. Au-delà des termes même de la polémique (1), c'est aux enjeux de cet épisode tragi-comique que nous voudrions nous intéresser (2).

1. Les termes du différend

A l'occasion du commentaire d'un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 21 janvier 2004 et qui avait confirmé que la mention du lieu de travail dans le contrat de travail n'avait qu'une simple valeur informative à moins que les parties n'en aient formellement disposé autrement par une clause claire et précise (Cass. soc., 21 janvier 2004, n° 02-12.712, FP-P+B N° Lexbase : A8593DAI), le Professeur Gérard Lyon-Caen avait, dans les colonnes de la Revue Semaine sociale Lamy du 2 février 2004 (n° 1154), vivement critiqué ce qu'il considérait comme une tentative, heureusement vouée à l'échec, de remise en cause de la jurisprudence Framatome-Majorette et parlé, à cette occasion, de "pochette-surprise". Quelques jours plus tard (Semaine sociale Lamy du 23 février 2004, n° 1157), le Président de la Chambre sociale de la Cour de cassation lui répliquait, sur un ton assez sec, pour contester les "allégations, insinuations et inexactitudes qui mettent gravement en cause le respect par une formation juridictionnelle de la Cour de cassation des exigences du contradictoire et de la transparence". En même temps, le Président Sargos, selon les informations du Canard enchaîné, avait adressé une réponse plus personnelle et plus cinglante à l'auteur de l'article et fait part à ses collègues du sentiment que lui avait inspiré la lecture du commentaire de la décision rendue le 21 janvier 2004.

Avec l'article publié au Canard enchaîné, l'offensive contre la Chambre sociale de la Cour de cassation et singulièrement contre son Président, ont pris un ton et une ampleur inédits. Le Président Sargos y est en effet accusé de défendre les intérêts du Médef, de vouloir imposer par la "terreur" des réformes dictées par les pouvoirs politiques et de prétendre régler l'encombrement de la Chambre sociale par une pratique extensive des arrêts de non-admission.

Il est tout d'abord étonnant que la polémique soit née, aussi brutale qu'inattendue, du débat sur le maintien ou l'abandon de la Jurisprudence Framatome et Majorette. On se rappellera que ces arrêts avaient considéré, en 1996, que l'entreprise devait mettre en place un plan social lorsqu'elle envisageait de modifier, pour un motif économique, le contrat de travail d'au moins dix salariés dans une même période de 30 jours (Cass. soc., 3 décembre 1996, n° 95-17.352, Société Framatome connectors France et autre c/ comité central d'entreprise de la société Framatome connectors, publié N° Lexbase : A2180AAY, Dr. soc. 1997, p. 18 et s., rapp. P. Waquet, note J. Savatier ; RJS 1997, p. 12, concl. P. Lyon-Caen ; Cass. soc., 3 décembre 1996, n° 95-20.360, Syndicat Symétal CFDT c/ Société nouvelle Majorette et autre, publié N° Lexbase : A2182AA3). Or, le moins que l'on puisse dire est que l'interprétation faite par la Cour de cassation des dispositions de l'article L. 321-4-1 (N° Lexbase : L6113ACE) n'est pas incontestable, l'extension de la procédure du plan social aux propositions de modification du contrat de travail, sous prétexte qu'elles peuvent, en cas de refus, déboucher sur le licenciement des salariés, étant des plus discutables (voir Jurisprudence Framatome et Majorette : la Cour de cassation persiste et signe ! : Lexbase Hebdo n° 77 du jeudi 26 juin 2003 - édition Lettre juridique N° Lexbase : N7917AAH, Réf. Cass. soc., 18 juin 2003, n° 00-46.283, M. Jean Dewasch c/ Société Air Littoral, inédit N° Lexbase : A8527C8C).

On a d'ailleurs pu regretter que le législateur ne prenne pas plus nettement position sur cette interprétation litigieuse à l'occasion du vote de la loi Aubry II du 19 janvier 2000 (N° Lexbase : L0988AH3). On se rappellera que le Parlement s'était simplement contenté d'éluder l'application de cette jurisprudence lorsque les modifications affectaient la rémunération contractuelle des salariés et résultaient de l'introduction dans l'entreprise d'un accord de réduction de la durée du travail (art. 31-II).

En dépit des critiques persistantes d'une partie de la doctrine, la Chambre sociale allait garder bon le cap et maintenir cette jurisprudence (Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-46.479, FS-P N° Lexbase : A9827C8H).

Au-delà de la méthode dénoncée pour envisager l'abandon de la jurisprudence Framatome (un moyen relevé d'office, puis finalement abandonné devant la "résistance" d'une partie de la chambre, la dispute et l'arbitrage partial de l'hebdomadaire satirique traduisent, plus largement, un malaise réel au sein de la Chambre sociale de la Cour de cassation et au coeur même du droit du travail.

2. Les faces cachées du différend

On peut regretter tout d'abord que certains magistrats aient souhaité régler leur compte avec un Président accusé de peser trop fort sur le fonctionnement de sa chambre en déballant, sur la place publique, des difficultés internes. Il importe peu, ici, que l'un ou l'autre fasse preuve d'une autorité excessive. Ce genre de difficultés doit se régler dans le cadre précis où elles naissent, et non pas en déclenchant un incendie généralisé pour faire disparaître les preuves du forfait.

Mais, sur le fond, la polémique traduit les ambiguïtés du rôle que joue depuis quelques années la Chambre sociale de la Cour de cassation dans les évolutions du droit du travail. Sans reprendre un inventaire aussi long que fastidieux, on rappellera que c'est à la Cour de cassation que l'on doit le régime de la modification du contrat de travail, de l'annulation du licenciement et de la réintégration des salariés, l'obligation de reclassement et d'adaptation des salariés victimes de licenciements économiques, etc. Faut-il le regretter, et si oui à qui jeter la pierre ? A la Cour elle-même ? Ce serait un peu trop facile, car les principaux responsables de cette situation nous paraissent être au premier chef le Parlement et, derrière lui, les pouvoirs politiques qui ont été, ces dernières années, incapables de mener les réformes structurelles dont le droit du travail a besoin. Les épisodes des lois relatives à la réduction de la durée du travail (loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail N° Lexbase : L0988AH3 et loi n° 98-461 du 13 juin 1998, d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail N° Lexbase : L7982AIH), de modernisation sociale (loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale N° Lexbase : L1304AW9) et pour finir la loi du 3 janvier 2003 portant relance de la négociation collective en matière de licenciements économiques (loi n° 2003-6 du 3 janvier 2003 N° Lexbase : L9374A8P) sont, à cet égard, symptomatiques. Pour ne pas remettre en cause la jurisprudence Framatome, nous avons vu que le Parlement s'est livré à de savantes contorsions pour que certains licenciements ne puissent pas être qualifiés d'économiques, plutôt que d'affirmer que dans cette hypothèse aucun plan social ne serait nécessaire. On rappellera également que le Gouvernement, qui avait pourtant indiqué son intention d'abroger les dispositions de la loi du 17 janvier 2002 relatives à la réforme du licenciement pour motif économique, a préféré procéder à leur "suspension"...

Dans un contexte législatif aussi peu propice aux réformes en profondeur du droit du travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation tente de tracer sa voie. A la différence des responsables politiques et du Parlement qui s'autorisent régulièrement à démissionner, les magistrats doivent statuer, trancher les litiges qui leur sont soumis et, pour ce faire, interpréter la loi pour la rendre intelligible, quitte à modifier le sens d'une interprétation lorsque le besoin s'en fait sentir. Reprocher à la Haute juridiction de faire la jurisprudence et de chercher à la faire évoluer, c'est donc lui faire un bien mauvais procès. Les principaux responsables de la situation actuelle sont à rechercher ailleurs que Quai de l'Horloge. Soumis à une très forte pression, exposés aux critiques, les magistrats de la Cour de cassation éprouvent parfois des difficultés à admettre la virulence de certaines analyses. Pourtant, la doctrine est aussi dans son rôle lorsqu'elle conteste, même avec un peu de méchanceté, certaines décisions ou pratiques. Il en va ainsi des Démocraties où chacun exerce le pouvoir qui est le sien.

L'épisode malheureux auquel nous avons assisté montre en toute hypothèse qu'il est urgent de réformer le droit du travail afin que chacun retrouve la place qui est la sienne. Au Parlement, le soin de dire le droit. A la Cour de cassation, le soin de l'appliquer et de l'adapter aux mieux à l'infinie variété de la réalité. A la Doctrine, le soin de jeter un regard critique sur l'ensemble et de proposer d'autres voies possibles.

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