La lettre juridique n°645 du 25 février 2016 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Régime spécial des fusions et droit de l'UE

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 20 janvier 2016, n° 376980, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5766N4C)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Directeur du Master 2 Fiscalité européenne et internationale à la Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)

le 25 Février 2016

Par une décision en date du 20 janvier 2016, le Conseil d'Etat, revient sur la question du régime spécial des fusions (CE 9° et 10° s-s-r., 20 janvier 2016, n° 376980, mentionné aux tables du recueil Lebon). Plus précisément, le juge de l'impôt se penche sur la régularité des obligations qui échoient, dans l'acte de fusion, aux sociétés. Pour jouir du régime de faveur prévu par le 1er alinéa du 1 de l'article 210 A du CGI (N° Lexbase : L9521ITS), une société doit respecter l'obligation prévue au 3 de la même disposition. Et le respect d'une telle obligation n'emporte pas violation du droit de l'UE, à savoir la Directive 90/434/CEE du 23 juillet 1990 (N° Lexbase : L7670AUM). En d'autres termes, pour ne pas voir soumis à l'IS ses plus-values nettes et profits dégagés sur l'ensemble des éléments d'actif apportés du fait d'une fusion (1er alinéa du 1 de l'article 210 A du CGI), une société absorbante doit s'engager, dans l'acte de fusion, à reprendre les provisions dont l'imposition est différée et à réintégrer dans ses bénéfices imposables les plus-values dégagées lors de l'apport des biens amortissables (3 de l'article 210 A du CGI). Telle est la condition pour bénéficier de l'exonération des plus-values constatées à l'occasion d'une dissolution sans liquidation opérée sur le fondement de l'article 1844-5 du Code civil (N° Lexbase : L2025ABM).

Selon le Conseil d'Etat, la Directive 90/434/CEE ne peut être invoquée utilement à l'appui de la requête dès lors qu'est visée une opération impliquant "seulement" des opérations établies en France. La compatibilité de la disposition législative nationale avec le droit de l'UE vaut a fortiori lorsque l'obligation mentionnée au 3 de l'article 210 A du CGI ne rend pas "pratiquement impossible" l'application du régime de faveur visé au 1er alinéa du 1 de la même disposition. Le Conseil d'Etat rejette donc le pourvoi dans la présente affaire, estimant que la cour administrative d'appel de Versailles (CAA Versailles, 28 janvier 2014, n° 13VE00293 N° Lexbase : A3311PL9) n'a pas commis une erreur de droit. La position du Conseil d'Etat ne manque pas d'interroger dans la mesure où celui-ci avait donné en 2012 une lecture autre des dispositions soumises à son examen. Dans sa décision du 28 décembre 2012 (CE 9° s-s., 28 décembre 2012, n° 349323, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6859IZ3), le Conseil d'Etat avait en effet annulé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles du 1er mars 2011 (CAA Versailles, 1er mars 2011, n° 09VE02294 N° Lexbase : A1662HRY) pour erreur de droit : reproche avait été fait à cette dernière d'avoir retenu, à mauvais droit, que le régime de faveur était applicable seulement à compter de la création de l'article 210 A du CGI (par l'article 85 de la loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001 portant loi de finances pour 2002 N° Lexbase : L1042AWI).

2016 versus 2012 : si, dans les deux cas, "la notion de fusion [...] doit être interprétée à la lumière de la définition qu'en donne la Directive", le juge tire des conclusions différentes.

L'affaire a connu quelques rebondissements jurisprudentiels.

  • Le contexte de l'affaire : TA, CAA, CE, CAA, CE...

A la suite d'une vérification de comptabilité de la SARL requérante, l'administration fiscale a remis en cause l'application du régime de faveur visé au 1er alinéa du 1 de l'article 210 A du CGI. Une telle disposition ne pouvait être invoquée par la SARL à la suite de l'opération par elle réalisée, à savoir une dissolution sans liquidation d'une première société dont elle détenait l'intégralité des parts composant le capital social. Saisi par la SARL, le tribunal administratif de Versailles accueille ses prétentions (TA Versailles, 28 avril 2009, n° 0506865). La requérante avait alors obtenu la décharge des cotisations supplémentaires d'IS et de contributions additionnelles à cet impôt auxquelles elle avait été assujettie au titre de l'année 2002 (ainsi que des intérêts de retard correspondants). La cour administrative d'appel de Versailles, saisie sur recours du ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l'Etat, infirme le jugement du tribunal et rétablit les impositions en litige (CAA Versailles, 1er mars 2011, n° 09VE02294). Saisi d'un pourvoi, le juge de cassation annule l'arrêt de la cour et renvoie l'affaire (CE 9° s-s., 28 décembre 2012, n° 349323, inédit au recueil Lebon). Le juge d'appel versaillais entre en résistance (CAA Versailles, 28 janvier 2014, n° 13VE00293) et annule, à nouveau, le jugement du tribunal administratif. Enfin, le Conseil d'Etat, en ce début d'année 2016, rend la décision présentement commentée et (surprise) ne censure pas l'arrêt de la cour administrative d'appel.

  • La solution retenue par le Conseil d'Etat en 2016

Partant de l'énoncé de l'article 210 A ("Les plus-values nettes et les profits dégagées sur l'ensemble des éléments d'actif apportés du fait d'une fusion ne sont pas soumis à l'impôt sur les sociétés"), le Conseil d'Etat s'arrête sur la volonté du législateur. Le juge se réfère en effet aux travaux préparatoires de l'article 25 de la loi du 30 décembre 1991, de finances rectificative pour 1991 (loi n° 91-1323 N° Lexbase : L5158IQ4), dont la finalité est de transposer la Directive 90/434/CEE du 23 juillet 1990. L'objet du texte communautaire est de poser le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'Etats membres différents. Non sans logique, le Conseil d'Etat rapporte que le législateur n'a pas entendu, avec l'adoption des dispositions visées, traiter moins favorablement les fusions opérées uniquement entre sociétés françaises qui sont hors du champ de la Directive. On ne saurait retenir une lecture a minima (rectius discriminatoire) des dispositions législatives conduisant à ce que soient traitées plus favorablement les fusions visant les sociétés d'un autre Etat membre, fusions qui sont, elles, dans le champ de la Directive.

La notion de fusion doit s'interpréter à la lumière de la définition donnée par la Directive. Les opérations visées à l'article 1844-5 du Code civil, relatives à la transmission universelle du patrimoine de la société à un associé unique, sont des fusions au sens de l'article 2 de la Directive 90/434/CEE ; ces opérations entrent dans le champ d'application de l'exonération prévue par l'article 210 A du CGI, et ce dès l'entrée en vigueur de la nouvelle rédaction de celui-ci. Le fait que les opérations de fusion ne concernent que des sociétés françaises ne saurait être un argument retenu au détriment des prétentions de la requérante. Jusqu'à cet instant, le Conseil d'Etat n'innove point, ne fait que reprendre une logique qu'il décline dans la décision précitée du 28 décembre 2012.

La novation, en 2016, s'opère par le truchement d'une rupture sémantique classique : "Toutefois"... Toutefois, il convient, dit le juge, de prendre en considération les obligations découlant du 3 de l'article 210 A du CGI, à savoir l'impératif de subordination. L'application du régime de faveur de l'article 210 A (1er alinéa du 1) est subordonnée au respect des prescriptions du 3 de l'article 210 A du CGI : la société absorbante doit s'engager (dès l'acte de fusion, dans l'acte de fusion) à reprendre les provisions dont l'imposition est différée et à réintégrer dans ses bénéfices imposables les plus-values dégagées lors de l'apport des biens amortissables. Pour le Conseil d'Etat, la société absorbante requérante devait avoir pris un tel engagement dans l'acte de dissolution. A défaut, elle ne peut jouir de l'exonération d'imposition des plus-values constatées à l'occasion de la dissolution sans liquidation. Certes, la Directive 90/434/CEE prohibe, s'agissant des fusions impliquant des sociétés établies dans au moins deux Etats membres différents, qu'il soit imposé aux sociétés concernées des conditions rendant "pratiquement impossible" le bénéfice du régime fiscal prévu.

Pour autant, il ne saurait être soutenu que la prohibition à peine évoquée emporte contradiction du droit français avec les objectifs de la Directive 90/434/CEE. En d'autres termes, l'obligation de mentionner, dans l'acte de fusion, l'engagement visé au 3 de l'article 210 A du CGI, n'est pas incompatible avec les objectifs de la Directive 90/434/CEE. La justification est d'évidence pour le Conseil d'Etat : nous sommes, dans l'affaire qui nous est soumise, en présence d'une opération qui implique seulement des sociétés établies en France. Par la négative, le propos est encore plus parlant : la configuration étudiée ici ne renvoie pas à une fusion impliquant des sociétés établies dans au moins deux Etats membres différents. Le Conseil d'Etat ajoute, in fine, que l'obligation posée au 3 de l'article 210 A du CGI ne constitue en rien un obstacle susceptible de rendre pratiquement impossible l'application du régime de faveur.

  • Contra 2016. La solution retenue par le Conseil d'Etat en 2012

Dans sa décision du 28 décembre 2012, le Conseil d'Etat avait adopté une toute autre lecture de la présente affaire et une toute autre lecture de la Directive 90/434/CEE. Le juge (après avoir rappelé, comme en 2016, que la notion de fusion devait être interprétée à la lumière de la définition donnée par la Directive) avait estimé que les opérations visées à l'article 1844-5 du Code civil entraient bien dans le champ d'application de l'exonération prévue à l'article 210 A du CGI. Puis, il avait tiré la conclusion suivante : la circonstance que les opérations menées sur le fondement de l'article 1844-5 du Code civil ne concernent que des sociétés françaises ne pouvait entraîner une exclusion du régime de faveur. Avait été alors censuré, pour erreur de droit, l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles en ce qu'elle avait jugé que les opérations ne pouvaient bénéficier du régime de faveur qu'à compter de la création de l'article 210 A du CGI par la loi du 28 décembre 2001 portant loi de finances pour 2002.

La Conseil d'Etat avait fait application de la jurisprudence posée dans deux arrêts du 17 juin 2011 (CE 9° et 10° s-s-r., 17 juin 2011, n° 324392, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6421HTY ; CE 9° et 10° s-s-r., 17 juin 2011, n° 314667, inédit recueil Lebon N° Lexbase : A6416HTS). Si l'arrêt de 2012 fait droit à la demande des requérants, celui de 2016 accueille les prétentions de l'administration fiscale. Le "toutefois" (§ 3) de l'arrêt de 2016, qui explique le refus d'exonération, jure avec le "ainsi" (§ 3) de l'arrêt de 2012 qui justifie le principe de l'exonération. Le juge opère en 2016 une interprétation restrictive de la Directive 90/434/CEE sans pour autant faire montre d'une grande pédagogie herméneutique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il prend soin de souligner que l'obligation de mentionner dans l'acte de fusion l'engagement prévu au 3 de l'article 210 A du CGI ne rend pas "pratiquement impossible" l'application du régime de faveur visé au 1 du même article. Et le juge de cassation ajoute qu'un tel raisonnement "ne comporte l'appréciation d'aucune circonstance de fait". On ne comprend, à dire vrai, pas cette assertion : comment apprécier si une disposition rend ou non "pratiquement impossible" l'application d'un régime juridique particulier sans concrètement analyser les circonstances de fait ?

  • De la forme à la substance : à propos des obligations visées au 3 de l'article 210 A du CGI

Quid d'une société n'ayant pas pris, dans l'acte de fusion, l'engagement imposé par le 3 de l'article 210 A du CGI mais ayant, en pratique, respecté les obligations qui en découlent ? Car la SARL a bien, au cas présent, respecté ex post les obligations en question. Avec la jurisprudence de 2016, le Conseil d'Etat entérine la position de l'administration fiscale : à défaut d'engagement formel et temporel adéquat, une société ne peut pas bénéficier du régime de faveur. La condition de forme devient alors une condition de fond.

Or, la Directive UE ne mentionne en rien l'obligation d'un engagement formel à l'identique de celui prévu à l'article 210 A du CGI ; la Directive indique "seulement" que la société bénéficiaire doit calculer les nouveaux amortissements et les plus ou moins-values transférés dans des conditions identiques à celles adoptées par la société apporteuse dans l'hypothèse d'une absence de fusion. Certes, il est possible d'arguer qu'en vertu du droit de l'UE, le principe d'autonomie procédurale prévaut et que les Etats sont libres quant aux modalités de mise en oeuvre des Directives. Pour autant, cette autonomie procédurale nationale ne saurait violenter le principe d'équivalence et conduire à traiter moins favorablement des situations similaires relevant du droit interne. Tout comme l'autonomie procédurale interne ne saurait porter atteinte au principe d'effectivité, à savoir empêcher un plein exercice des droits tirés du droit de l'UE ; en l'espèce, rendre impossible en pratique une fusion ou dissuader en pratique l'utilisation du mécanisme de la fusion.

Or, la position défendue par l'administration fiscale peut aisément conduire à dissuader les sociétés d'entreprendre l'acte de fusion. Dès lors que la société respecte en pratique les conditions du régime de faveur, il apparaît quelque peu formaliste et abusif de regarder son comportement non respectueux des dispositions en vigueur. Il est certes loisible de soutenir, à l'instar de l'administration fiscale et in fine du juge, que l'octroi d'un régime de faveur doit s'accompagner d'un strict respect formel des obligations imposées par le CGI. En présence d'un dispositif optionnel, le contribuable ne pourrait en quelque sorte bénéficier d'une régularisation ex post. On doit avouer ne guère être séduit par cette distinction "exercice d'un droit/système optionnel" tant elle semble s'apparenter, dans le cas présent, à une stratégie de contournement formaliste.

Il n'est jamais bon pour la sécurité juridique et l'éthique fiscale (si la formule possède minimalement un sens) que l'administration et le juge refusent de prendre en considération le comportement d'un contribuable ayant respecté l'esprit de la loi. La lettre, parfois, émascule.

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