Réf. : CJIP, PNF et la société PAPREC Group, 10 février 2025, n° de parquet 20 206 000 188 N° Lexbase : L2285M9I
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par Cédric Dubucq & Baptiste Daligaux, Avocats au barreau d’Aix-en-Provence
le 23 Avril 2025
Mots-clés : droit pénal des affaires • concurrence • convention judiciaire d’intérêt public • CJIP • pratiques anticoncurrentielles • transaction • responsabilité pénale de la personne morale • l’article L. 420-6 du Code de commerce • ne bis in idem • 41-1-2 du Code de procédure pénale
La convention judiciaire d’intérêt public conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec marque une étape importante dans l’évolution du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles, tant par l’extension du champ d’application de ce mécanisme transactionnel aux infractions connexes, que par les perspectives qu’elle ouvre en matière de sanction et de conformité au regard du principe ne bis in idem et l’engagement de la responsabilité pénale d’une personne morale pour des pratiques anticoncurrentielles relevant de l’article L. 420-6 du Code de commerce.
Le droit pénal de la concurrence représente un point de rencontre singulier entre deux logiques juridiques distinctes : d’une part, celle, punitive, du droit pénal, empreinte de considérations morales et fondée sur la réprobation sociale des comportements déviants ; d’autre part, celle, régulatrice, du droit de la concurrence, construite autour de concepts économiques et orientée vers l’efficience des marchés. Cette hybridation conceptuelle ne va pas sans susciter d’importantes questions théoriques et pratiques, touchant tant aux fondements qu’aux modalités d’application de la répression pénale dans la sphère concurrentielle.
Historiquement, le droit français a connu un mouvement pendulaire entre criminalisation et décriminalisation des pratiques anticoncurrentielles. Sous l’empire des textes antérieurs à l’ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 N° Lexbase : L8307AGR, tout fait d’entente ou d’abus de position dominante tombait sous le coup de la loi pénale. L’article 419 de l’ancien Code pénal de 1810 interdisait déjà les ententes visant à manipuler les prix « au-dessus ou au-dessous (de ceux) qu’aurait déterminé la concurrence naturelle et libre du commerce ». Cette tradition répressive s’inscrivait dans une conception où la protection du marché relevait de l’ordre public économique, justifiant ainsi l’intervention de la puissance publique par le biais de l’appareil pénal.
La réforme de 1986, inspirée par les courants néolibéraux et par une certaine défiance envers le juge pénal en matière économique, a opéré un basculement paradigmatique vers une approche principalement administrative. Cette dépénalisation, portée par « une volonté de dépénalisation » selon les mots d’Alain Decocq et Michel Pédamon [1], n’a cependant été que partielle. Le législateur a en effet maintenu une incrimination pénale spécifique à l’article L. 420-6 du Code de commerce N° Lexbase : L6270L4Y, créant ainsi un système dual où coexistent répression administrative à l’égard des entreprises et répression pénale visant les personnes physiques ayant joué un rôle déterminant dans les pratiques prohibées.
Cette dualité répressive soulève des interrogations fondamentales quant à la cohérence du dispositif juridique. Comme le note pertinemment Laurence Idot, « pour le droit de la concurrence, peu importe que l’infraction soit le fait de personnes physiques, de salariés ou de dirigeants. L’entreprise est responsable » [2]. Pourtant, la persistance d’une voie pénale, même restreinte dans son application, témoigne de la difficulté à renoncer complètement à la dimension morale et stigmatisante de la sanction pénale face à des comportements perçus comme particulièrement néfastes pour l’ordre économique.
Ces dernières années ont été marquées par ce que certains auteurs qualifient de « retour tonitruant du pénal dans le monde du droit de la concurrence » [3]. Ce renouveau de l’approche pénale se manifeste notamment à travers l’utilisation accrue, depuis 2018, de la procédure prévue par l’article 40 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5531DYI par les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence, permettant ainsi de bénéficier des moyens d’investigation de la procédure pénale. Il s’inscrit également dans un contexte international où plusieurs États de l’OCDE (vingt et un pays en 2022 selon un rapport de cette organisation) ont développé un arsenal juridique pénal pour les pratiques anticoncurrentielles, notamment en matière d’ententes horizontales.
Cette évolution, parfois qualifiée de « repénalisation », suscite des réactions contrastées. Si certains praticiens y voient une opportunité de renforcer l’efficacité de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles les plus graves, d’autres dénoncent les risques d’une nouvelle pénalisation des poursuites en matière concurrentielle, notamment au regard des droits de la défense et de l’articulation délicate entre procédures administrative et pénale.
C’est dans ce contexte d’ambivalence entre deux logiques répressives que s’inscrit la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) conclue le 10 février 2025 entre le Parquet national financier et le groupe Paprec. Cette convention, associant répression des pratiques anticoncurrentielles et sanctions pour des infractions relevant plus traditionnellement du droit pénal des affaires, illustre la porosité croissante entre ces deux sphères juridiques. Elle témoigne également de l’émergence de nouveaux outils transactionnels qui, tout en maintenant une dimension punitive, s’éloignent du modèle classique de la répression pénale pour intégrer des mécanismes de conformité et de réparation.
L’analyse de cette CJIP nous permettra d’interroger à la fois les fondements théoriques et les modalités pratiques du droit pénal de la concurrence contemporain, en nous intéressant particulièrement à la question de la responsabilité pénale des personnes morales en matière de pratiques anticoncurrentielles et aux nouvelles perspectives ouvertes par les mécanismes transactionnels dans ce domaine.
I. L’incertaine responsabilité pénale des personnes morales en droit des pratiques anticoncurrentielles
La question de la responsabilité pénale des personnes morales en droit des pratiques anticoncurrentielles constitue l’un des points d’achoppement majeurs du dispositif répressif français. Entre textes à l’apparente clarté et évolutions législatives aux conséquences ambiguës, cette question cristallise des interrogations fondamentales sur l’articulation entre deux branches du droit répressif aux logiques distinctes.
A. Une responsabilité expressément cantonnée aux personnes physiques
L’ordonnance du 1er décembre 1986 avait consacré une dépénalisation partielle du droit des pratiques anticoncurrentielles en confiant à l’autorité administrative indépendante le soin de prononcer des sanctions pécuniaires à l’encontre des entreprises contrevenantes. Toutefois, le législateur avait maintenu, à l’article 17 de l’ordonnance (désormais codifié à l’article L. 420-6 du Code de commerce N° Lexbase : L6270L4Y), une incrimination pénale spécifique visant expressément les personnes physiques ayant pris une part personnelle, frauduleuse et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles.
Cette disposition, au spectre d’application apparemment restreint, punit d’un emprisonnement de quatre ans et d’une amende de 75 000 euros le fait, « pour toute personne physique, de prendre frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en œuvre des pratiques visées aux articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 420-2-2 » (C. com., art. L. 420-6). La référence explicite aux personnes physiques semblait exclure l’application de cette incrimination aux personnes morales.
La rédaction même du texte paraît sans ambiguïté quant au champ des personnes susceptibles d’être poursuivies. Si le législateur de 1986 avait entendu inclure les personnes morales dans le périmètre de l’incrimination, il n’aurait vraisemblablement pas pris la peine de préciser que l’infraction ne pouvait être commise que par « toute personne physique ». Cette mention expresse semble donc traduire une volonté délibérée de cantonner la répression pénale aux seuls individus impliqués personnellement dans la commission de pratiques anticoncurrentielles.
Cette interprétation s’inscrit dans la logique même qui a présidé à l’adoption de l’ordonnance du 1er décembre 1986. En effet, cette réforme visait précisément à opérer une répartition des compétences répressives entre le Conseil de la concurrence, chargé de sanctionner les entreprises (personnes morales) par des sanctions pécuniaires administratives, et le juge pénal, dont l’intervention était limitée aux agissements particulièrement graves commis par des personnes physiques. Comme le soulignent Alain Decocq et Michel Pédamon, cette architecture répressive témoignait d’une « volonté de dépénalisation » [4] qui, si elle n’était que partielle, traduisait néanmoins une orientation claire en faveur d’un traitement principalement administratif des pratiques anticoncurrentielles.
Cette limitation du champ d’application de l’article L. 420-6 aux seules personnes physiques a d’ailleurs été confirmée par l’évolution législative ultérieure. Ainsi, l’article 293 de la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 N° Lexbase : L9786IE8 avait introduit dans l’ordonnance un article 17-1 étendant explicitement le champ d’application de l’article L. 420-6 aux personnes morales. Or, ce texte a été abrogé par la loi n° 94-89 du 1er février 1994 N° Lexbase : L6104MSU avant même son entrée en vigueur, ce qui semble confirmer la volonté du législateur d’exclure les personnes morales du champ de la répression pénale en matière de pratiques anticoncurrentielles.
B. La généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales : une incertitude juridique que la CJIP Paprec exploite
Si la lettre du texte paraît claire, la question de l’applicabilité de l’article L. 420-6 aux personnes morales a connu un rebondissement majeur avec l’adoption de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 N° Lexbase : L1768DP8, dite loi « Perben II ». Cette réforme a en effet modifié l’article 121-2 du Code pénal N° Lexbase : L3167HPY en supprimant le principe de spécialité de la responsabilité des personnes morales, désormais applicable à l’ensemble des infractions pénales sans exception textuelle.
Cette évolution législative a suscité une controverse doctrinale particulièrement vive quant à ses implications sur le champ d’application de l’article L. 420-6 du Code de commerce. Deux positions antagonistes se sont cristallisées, chacune s’appuyant sur des arguments juridiques solides.
D’un côté, les tenants d’une interprétation littérale et restrictive considèrent que l’article L. 420-6 constitue une exception à la disposition générale de l’article 121-2 du Code pénal. Cette position s’articule autour de plusieurs arguments. En premier lieu, le principe fondamental d’interprétation stricte de la loi pénale, consacré à l’article 111-4 du Code pénal N° Lexbase : L2255AMH, s’opposerait à une extension du champ d’application d’une incrimination au-delà des termes explicites de la loi. Comme le souligne Jean-Claude Planque, étendre l’application de ce texte aux personnes morales constituerait « une violation du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale et de la légalité des délits et des peines » [5].
Cette position est renforcée par l’argument selon lequel l’application de l’article L. 420-6 aux personnes morales porterait atteinte au principe ne bis in idem, compte tenu du cumul potentiel entre sanctions pénales et sanctions administratives prononcées par l’Autorité de la concurrence à l’encontre des mêmes entités. Jean-Bernard Blaise estime ainsi que l’article L. 420-6 du Code de commerce doit être considéré comme une exception au principe de généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales [6].
À l’opposé, les partisans d’une interprétation téléologique considèrent que la suppression du principe de spécialité par la loi « Perben II » a nécessairement pour effet d’étendre la responsabilité pénale des personnes morales à l’ensemble des infractions, y compris celles pour lesquelles le texte d’incrimination ne vise expressément que les personnes physiques. Dans cette perspective, l’article 121-2 du Code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 9 mars 2004, aurait une portée transcendante qui s’imposerait aux limitations textuelles des infractions particulières. Comme le soutient Dominique Blanc, « la loi “ Perben II ” a généralisé la responsabilité pénale des personnes morales à l’ensemble des infractions, y compris celle prévue à l’article L. 420-6 » [7].
Cette seconde approche trouve également un appui dans l’évolution du droit européen et comparé, où l’on observe une tendance à l’extension de la responsabilité pénale des personnes morales en matière de pratiques anticoncurrentielles. Ainsi, plusieurs États membres de l’Union européenne, tels que l’Allemagne ou l’Italie, ont développé des mécanismes permettant de sanctionner pénalement les entreprises impliquées dans des ententes graves.
La question du principe ne bis in idem, loin de constituer un obstacle insurmontable à la responsabilité pénale des personnes morales, peut être résolue à la lumière de l’évolution jurisprudentielle récente. Le Conseil constitutionnel a en effet admis, dans sa décision du 24 juin 2016 [8] la possibilité d’un cumul de sanctions administrative et pénale, sous réserve que les faits soient d’une particulière gravité et que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ». Cette jurisprudence, initialement développée en matière fiscale, pourrait trouver à s’appliquer en droit de la concurrence, ouvrant ainsi la voie à une responsabilité pénale des personnes morales sans méconnaître le principe ne bis in idem.
En droit de l’Union européenne, l'application concrète de ce principe aux personnes morales soulève des questions juridiques substantielles que la Cour de justice de l'Union européenne a partiellement traitées. L’une des difficultés concerne la distinction entre la personne morale elle-même et les personnes physiques qui la dirigent. La jurisprudence de la CJUE a apporté sur ce point un éclairage déterminant dans l'arrêt Orsi et Baldetti [9]. Dans cette affaire, la Cour a clairement établi que l’exigence tenant à l'identité de l'auteur fait défaut lorsque les procédures concernent d'une part, des sanctions fiscales infligées à des sociétés ayant la personnalité morale, et d'autre part, des procédures pénales à l'encontre de personnes physiques. En outre, le fait que ces personnes physiques soient poursuivies pour des faits commis lorsqu’elles étaient les représentants légaux des sociétés sanctionnées ne suffit pas non plus à établir l'identité requise pour l'application du principe. La Cour a ainsi adopté une approche stricte, considérant la personnalité juridique comme un critère formel déterminant qui distingue nettement la personne morale de ses dirigeants.
La jurisprudence récente n’a malheureusement pas permis de trancher définitivement cette controverse. Si les poursuites pénales pour violation de l’article L. 420-6 du Code de commerce demeurent relativement rares (une trentaine de condamnations entre 1986 et 2024 selon certains auteurs), elles visent quasi exclusivement des personnes physiques. Cette retenue des juridictions répressives à l’égard des personnes morales pourrait s’interpréter soit comme une reconnaissance implicite de l’inapplicabilité du texte à leur encontre, soit comme une simple manifestation de politique pénale privilégiant la responsabilité individuelle des dirigeants dans ce domaine particulier.
C’est dans ce contexte d’incertitude juridique que s’inscrit la CJIP conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec. Cette convention, en incluant dans son champ d’application des faits de participation à une entente illicite, semble suggérer que le Parquet national financier considère - au moins à titre transactionnel - qu’une personne morale peut effectivement voir sa responsabilité pénale engagée pour des pratiques anticoncurrentielles relevant de l’article L. 420-6 du Code de commerce. Sans trancher définitivement la controverse doctrinale, cette convention ouvre une voie médiane entre l’impunité pénale des personnes morales et leur condamnation formelle, illustrant ainsi la plasticité croissante des modes de résolution des contentieux en droit pénal des affaires.
II. Vers une évolution significative du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles
La CJIP conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec marque une étape importante dans l’évolution du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles, tant par l’extension du champ d’application de ce mécanisme transactionnel que par les perspectives qu’elle ouvre en matière de sanction et de conformité.
Rappelons que Paprec Group occupe une place prééminente sur le marché du recyclage français. Les investigations menées en l’espèce avaient mis en lumière un mécanisme opératoire sophistiqué, déployé entre 2016 et 2022, et ayant donné lieu à une multitudes d’infractions appréhendées par cette CJIP grâce au recours à la connexité.
Entre 2016 et 2022, le président de Paprec Group utilisait les comptes bancaires d'une filiale (Paprec France) pour effectuer des retraits d'espèces d'un montant cumulé de 1,78 millions d'euros. L'élément matériel de l'infraction résidait dans l'absence de justification quant à la destination finale de ces fonds, tandis que l'élément moral se caractérisait par la volonté manifeste de majorer artificiellement les charges opérationnelles de l'entreprise. Considérant que le président concourait à cette opération de dissimulation illicite pour le compte de la société, le procureur de la République financier avait qualifié ces agissements de blanchiment par personne morale de fraude fiscale commis à titre habituel.
En outre, pendant près de dix ans, les dirigeants de Paprec Group avaient déployé une stratégie d'obtention d'informations privilégiées sur les appels d’offre et les offres déposées par leurs concurrents en amont des procédures de passation de marchés publics. Ces faits avaient logiquement été qualifiés de recel de favoritisme.
Les enquêteurs ont par ailleurs établi que, sur la même période, la direction de Paprec obtenait l'attribution de marchés publics via des mécanismes de corruption active touchant des agents publics de haut niveau. Ces agissements ont été appréhendés sous la qualification de corruption active de personne chargée de mission de service public dans le cadre de la CJIP.
Enfin, entre 2013 et 2021, les représentants de Paprec Group avaient organisé une concertation avec plusieurs concurrents du secteur du recyclage afin de limiter l'accès au marché à d’autres entreprises du même secteur et faire obstacle à la libre fixation des prix. Ces pratiques anticoncurrentielles, notamment mises en œuvre dans le cadre de six marchés publics d’ampleur lancés à travers la France, ont été qualifiées d'entente illicite.
A. L’extension du champ d’application de la CJIP aux infractions connexes dont les pratiques anticoncurrentielles
La Convention judiciaire d’intérêt public, introduite par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite loi « Sapin 2 ») N° Lexbase : L6340MSM, constitue un mécanisme transactionnel permettant au procureur de la République de proposer à une personne morale mise en cause pour certaines infractions limitativement énumérées une alternative aux poursuites.
Initialement limitée aux infractions de corruption, trafic d’influence, concussion, favoritisme et blanchiment de fraude fiscale, la CJIP a vu son champ d’application étendu en 2018 à la fraude fiscale, puis en 2020 aux atteintes à l’environnement. Toutefois, le texte de l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L7568MMA précise que la CJIP peut également viser « les infractions connexes » à celles expressément mentionnées.
C’est sur ce fondement que la CJIP Paprec inclut la participation frauduleuse à une entente illicite avec plusieurs concurrents du secteur de la gestion des déchets lors de procédures d’appel d’offres. Cette inclusion est particulièrement notable car elle implique une reconnaissance, au moins implicite, de la responsabilité pénale des personnes morales pour des faits relevant de l’article L. 420-6 du Code de commerce.
En acceptant de conclure une CJIP couvrant des faits d’entente, le Parquet national financier semble considérer qu’une personne morale peut effectivement être poursuivie sur ce fondement, malgré les débats doctrinaux persistants sur cette question. Cette position ouvre de nouvelles perspectives quant à l’appréhension pénale des pratiques anticoncurrentielles et pourrait annoncer une repénalisation de ce contentieux, jusqu’alors largement réservé à l’Autorité de la concurrence.
Cette approche est d’autant plus remarquable qu’elle s’inscrit dans un contexte où le Parquet national financier a vu ses compétences étendues en matière de concurrence par la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen N° Lexbase : L6555MSL, qui a modifié l’article 705 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5586LZW pour y inclure expressément « les délits prévus à l’article L. 420-6 du code de commerce ».
Les CJIP antérieures à celle conclue avec la société Paprec révèlent une approche expansive du champ d'application de cet instrument transactionnel à travers le mécanisme de la connexité.
Cette tendance se manifeste avec une particulière acuité dans la CJIP dont a fait l’objet la société LVMH en décembre 2021, laquelle constitue un précédent jurisprudentiel significatif en matière d'appréhension des infractions connexes. Dans cette affaire, la convention indique expressément que « la présente convention couvre l'intégralité des faits y compris ceux connexes susceptibles d'être reprochés à LVMH sur la période 2008-2016 et qui ont été portés à la connaissance du ministère public et des magistrats instructeurs ». Cette formulation extensive a permis d'intégrer à l'accord transactionnel non seulement les faits de trafic d'influence, qui constituaient le cœur de la procédure et correspondaient au domaine d'application initial de la CJIP, mais également plusieurs infractions connexes par nature ou par intention, telles que la compromission, le recel de violation du secret professionnel, la complicité par instigation de collecte frauduleuse de données à caractère personnel, ou encore l'exercice illégal de professions réglementées. La singularité de cette CJIP, tout à fait surprenante quant à l’extension du champ d’application de cette procédure, a assurément posé un précédent.
Une dynamique similaire s'observe d’ailleurs dans la CJIP Airbus II (novembre 2022), laquelle complète un premier accord en intégrant des faits connexes qui, selon le Parquet national financier lui-même, « s'inscrivent dans le même contexte temporel, la même logique décisionnelle et le même schéma organisationnel et infractionnel ».
Cette pratique procédurale, qui précède et se retrouve dans la CJIP Paprec, traduit la volonté du ministère public d'appréhender globalement un comportement délictueux complexe, y compris lorsque certaines des infractions ne relèvent pas, prises isolément, du champ d'application matériel de l'article 41-1-2 du Code de procédure pénale, favorisant ainsi une réponse pénale pragmatique et définitive au détriment parfois d'une rigueur juridique dans la qualification des faits.
B. Les nouvelles perspectives ouvertes par la CJIP en matière de sanction et de conformité dans le domaine concurrentiel
Au-delà de l’extension du champ d’application, la CJIP Paprec se distingue par les modalités de sanction et de remédiation qu’elle met en œuvre, illustrant les potentialités de ce mécanisme transactionnel dans le traitement des pratiques anticoncurrentielles.
Sur le plan financier, la convention prévoit le paiement d’une amende d’intérêt public de 17 838 990 euros, dont le calcul tient compte de plusieurs facteurs, notamment l’historique judiciaire du groupe, sa taille et l’implication d’un agent public de « haut niveau ». Mais l’innovation majeure réside dans l’imputation du montant des avoirs saisis pendant l’instruction (4 828 000 euros) sur celui de l’amende d’intérêt public.
Cette modalité d’exécution, rendue possible par la loi n° 2024-582 du 24 juin 2024 N° Lexbase : L5605MSE qui a modifié l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale pour permettre le dessaisissement au profit de l’État des biens saisis dans le cadre de la procédure, n’était pas expressément prévue dans le texte. La CJIP Paprec constitue ainsi la première application concrète de ce mécanisme d’imputation, établissant un précédent pour les futures conventions.
Par ailleurs, la convention impose au groupe Paprec de se soumettre à un programme de mise en conformité d’une durée de trois années, comprenant un audit initial, des audits ciblés et un audit final. Cette obligation de conformité, qui s’inscrit dans une logique préventive, témoigne de l’évolution des modalités de répression des pratiques anticoncurrentielles vers une approche plus globale, intégrant des mécanismes de prévention de la récidive.
En ce sens, la CJIP pourrait constituer un outil complémentaire aux programmes de conformité encouragés par l’Autorité de la concurrence dans son Document-cadre du 24 mai 2022. La convergence des approches administrative et pénale en matière de conformité pourrait contribuer à renforcer l’efficacité de la prévention des pratiques anticoncurrentielles.
Enfin, l’exécution de l’ensemble des obligations prévues par la convention éteint l’action publique pour tous les faits énoncés, y compris ceux constituant la participation à une entente illicite. Cette extinction, bénéfique pour l’entreprise qui évite ainsi une condamnation pénale et ses conséquences (notamment en termes d’accès aux marchés publics), peut néanmoins susciter des interrogations quant à l’articulation avec d’éventuelles procédures devant l’Autorité de la concurrence ou avec des actions en dommages et intérêts intentées par les victimes.
La CJIP Paprec illustre ainsi les potentialités, mais aussi les complexités, de ce nouvel outil transactionnel dans le traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles. Son utilisation dans ce domaine pourrait préfigurer une évolution plus profonde de l’appréhension pénale de ces pratiques, traditionnellement dominée par la répression administrative.
En conclusion, la CJIP conclue entre le Parquet national financier et le groupe Paprec constitue indéniablement un jalon important dans l’évolution du traitement pénal des pratiques anticoncurrentielles. En étendant le champ d’application de ce mécanisme transactionnel aux ententes illicites et en mettant en œuvre des modalités innovantes de sanction et de remédiation, elle ouvre de nouvelles perspectives dans un domaine jusqu’alors largement dominé par la répression administrative.
Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large de renforcement des outils à disposition des autorités judiciaires en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, comme en témoigne l’extension des compétences du Parquet national financier dans ce domaine. Elle illustre également la perméabilité croissante entre les différentes branches du droit répressif, la frontière entre droit pénal des affaires et droit de la concurrence s’estompant progressivement au profit d’une approche plus intégrée.
Reste à déterminer si cette CJIP constitue un cas isolé ou le prélude à une repénalisation plus substantielle du droit des pratiques anticoncurrentielles. L’avenir nous dira si ce mécanisme transactionnel, initialement conçu pour lutter contre la corruption, peut devenir un outil efficace et pérenne dans le traitement pénal des atteintes à la concurrence.
[1] A. Decocq et M. Pédamon, L’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, JCL Concurrence - Consommation, n° spéc., 1987, n° 49, p. 18.
[2] L. Idot, La responsabilité pénale des personnes morales : les leçons du droit européen de la concurrence, Concurrences, n° 1-2012, p. 55 et s., spéc. p. 56.
[3] D. Bosco, Pénal et concurrence : la nouvelle donne, Contrats, conc. consom. n° 2, février 2019, Repère.
[4] A. Decocq et M. Pédamon, L’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, JCL Concurrence - Consommation., n° spéc., 1987, n° 49, p. 18.
[5] J.-C. Planque, Faute de loi... se contentera-t-on de circulaire ? À propos de la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales, D., 2006, p. 1836.
[6] J.-B. Blaise, La sanction pénale, Concurrences, n°1-2008.
[7] D. Blanc, Droit de la concurrence : la dépénalisation n’est pas la solution, AJ pénal, 2008, p. 69.
[8] Cons. const., décision n° 2016-545 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : Z994784H.
[9] CJUE, 5 avril 2017, aff. jtes C-217/15 et C-350/15, Massimo Orsi N° Lexbase : A6071UWR.
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