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par Julian Crochet d'Anglade, Avocat à la Cour - Docteur en droit fiscal - Associé du Cabinet EXPANSI
le 23 Avril 2025
Mots-clés : intelligence artificielle • legaltech • entreprises • comptabilité • prix de transfert
Depuis plusieurs années, le déploiement des technologies d’intelligence artificielle – et plus particulièrement des IA dites génératives (capables de produire du contenu, du code ou des analyses) et décisionnelles (permettant de simuler, d’orienter voire de prendre des décisions) – bouleverse en profondeur les dynamiques de production de valeur au sein des entreprises. Si les secteurs de la legaltech, de la medtech, de la finance algorithmique ou de l’industrie 4.0 figurent à l’avant-garde de cette révolution, il serait réducteur de circonscrire ce phénomène aux seuls acteurs technologiques. En réalité, toute structure disposant de volumes significatifs de données structurées, d’une logique de répétition opérationnelle ou d’un besoin d’optimisation stratégique est aujourd’hui concernée par l’implémentation d’outils d’IA.
Dans ce contexte, un nombre croissant d’entreprises choisissent de développer en interne leurs propres modèles d’intelligence artificielle, que ce soit par la constitution de cellules R&D, le déploiement de data labs, ou le recours à des ingénieurs spécialisés dans les architectures neuronales. L’enjeu est double : maîtriser l’intégralité de la chaîne de valeur technologique, tout en créant des outils sur-mesure intégrés aux processus métier. Ces IA internes deviennent alors des actifs stratégiques non seulement en termes d’efficacité, mais également en termes de différenciation concurrentielle et de valorisation de l’entreprise.
Or, ce mouvement de fond se heurte à une forme d’invisibilité comptable et fiscale. Les dépenses liées au développement de ces systèmes sont souvent comptabilisées comme des charges, sans que les entreprises n’envisagent, ou n’osent, leur immobilisation. L’IA n’est alors ni portée à l’actif du bilan, ni valorisée comme composante autonome lors d’opérations patrimoniales. En parallèle, la doctrine administrative, encore largement silencieuse sur ces situations spécifiques, peine à offrir un cadre clair et actualisé. Cette incertitude normative crée une zone grise à haut risque, notamment en cas de cession d’entreprise, d’apport partiel d’actifs ou de restructuration intragroupe, où la valeur de l’IA peut représenter un levier majeur de négociation… ou un motif de redressement en cas de discordance entre valeur comptable, valeur réelle et valeur déclarée.
C’est ainsi que se pose une problématique juridique et fiscale de première importance : quelle est la valeur fiscale d’une intelligence artificielle développée en interne ?
Peut-elle être considérée comme un actif incorporel distinct ? Quels sont les critères de sa reconnaissance comptable et de sa valorisation économique ? Quels régimes fiscaux s’appliquent à sa cession, à son transfert ou à sa dépréciation ? Et comment l’administration fiscale pourrait-elle qualifier (ou requalifier) une opération impliquant une IA qui, bien que techniquement performante et économiquement centrale, demeure juridiquement invisible?
Afin de répondre à ces interrogations, le présent article propose une lecture pluridisciplinaire croisant les règles de droit fiscal (imposition des plus-values, règles de neutralité, abus de droit, prix de transfert), les principes de la comptabilité des actifs incorporels, et les réflexions émergentes sur la valeur juridique des systèmes d’IA. L’analyse sera enrichie par les travaux prospectifs de Richard Susskind, dont les écrits – notamment The Future of the Professions (2015) et Tomorrow’s Lawyers (2021) – offrent un cadre conceptuel sur la manière dont les technologies disruptives, loin de se contenter d’automatiser, redéfinissent profondément la structure, les attentes et les responsabilités dans les environnements professionnels.
En somme, il s’agit ici non seulement de cartographier les risques et opportunités liés à la valorisation fiscale des IA internes, mais également d’inviter à une évolution méthodique du droit fiscal, apte à répondre à cette nouvelle génération d’actifs numériques autonomes, dont la puissance ne doit plus être mésestimée – ni par les praticiens, ni par l’administration.
I. L’intelligence artificielle développée en interne : entre immatérialité technologique et invisibilité comptable
A. Une création à forte valeur ajoutée… mais absente des bilans
Les systèmes d’intelligence artificielle développés en interne par les entreprises constituent aujourd’hui des éléments majeurs de compétitivité. Leur rôle est fondamental : ces IA permettent de modéliser des comportements, d’automatiser des processus complexes, d’analyser de larges volumes de données en temps réel, ou encore de simuler des décisions opérationnelles à grande échelle. Leur développement est donc bien souvent au cœur de la stratégie de digitalisation et de montée en gamme des entreprises, en particulier dans les secteurs à forte intensité technologique.
Pourtant, sur le plan comptable, ces actifs immatériels restent très largement invisibles. Ils n’apparaissent que rarement dans les états financiers, et ce en raison de contraintes normatives. Le Plan Comptable Général (article 212-1) prévoit que les frais de développement ne peuvent être immobilisés que si un faisceau de conditions cumulatives est respecté : faisabilité technique, intention de finaliser et d’utiliser le projet, démonstration d’une rentabilité future attendue, capacité à identifier et à mesurer les coûts avec fiabilité. Or, dans le cas d’une IA, le caractère souvent expérimental et itératif du développement complique la distinction entre recherche et développement. Par ailleurs, les coûts engagés sont souvent multidimensionnels (mobilisation de données internes, ressources humaines transverses, infrastructure logicielle partagée), rendant difficile une traçabilité financière directe et isolable.
La situation est similaire dans le référentiel IAS/IFRS, où la norme IAS 38 impose de distinguer les phases de recherche (toujours comptabilisées en charges) des phases de développement (seules potentiellement activables). Mais dans les projets d’intelligence artificielle, cette distinction reste floue : la phase de test, d’ajustement, d’entraînement, ou d’amélioration du modèle, peut se prolonger de manière continue sur plusieurs mois voire années, ce qui empêche une reconnaissance claire de l’instant de basculement entre expérimentation et développement finalisé.
À ces obstacles s’ajoute un biais structurel des modèles comptables, encore fortement orientés vers une représentation matérielle ou juridique des actifs. Comme le souligne Richard Susskind, dans The Future of the Professions (2015), les outils d’aide à la décision intelligents ou semi-autonomes s’insèrent dans des infrastructures invisibles, non représentées dans les bilans traditionnels. Les comptabilités actuelles valorisent les murs, les machines, les brevets, mais peinent à intégrer la richesse algorithmique ou cognitive – pourtant, selon Susskind, destinée à devenir la véritable mesure du capital professionnel à l’ère digitale. L’IA ne s’apprécie pas comme un objet fini, mais comme une capacité dynamique d’interprétation et d’action, dont l’inscription comptable suppose une redéfinition du concept même d’« actif ».
Ce décalage crée un angle mort majeur : l’entreprise se prive ainsi de la reconnaissance de ses investissements stratégiques, ce qui peut fausser l’analyse économique faite par des tiers (banques, investisseurs, acheteurs potentiels). Elle se prive également de la possibilité d’amortir ces investissements sur le plan fiscal, et donc de lisser leur charge sur plusieurs exercices. En cas de cession ou de réorganisation, cette non-inscription comptable empêche souvent toute valorisation explicite de l’IA, ou à tout le moins, fragilise celle-ci face au contrôle fiscal.
B. Une qualification fiscale ambivalente de l’actif
Sur le plan fiscal, la situation n’est guère plus rassurante. L’intelligence artificielle développée en interne n’a pas de qualification spécifique dans le Code général des impôts ni dans les instructions de l’administration fiscale. Elle est ainsi appréhendée par analogie : tantôt assimilée à un logiciel, tantôt à une base de données, ou encore à une œuvre protégée par le droit d’auteur, selon sa nature et sa finalité.
L’administration a toutefois admis, dans sa doctrine, que les logiciels créés pour être utilisés durablement puissent être qualifiés d’immobilisations incorporelles, à la condition qu’ils soient distinctement identifiables, affectés à l’activité, et dotés d’une valeur économique. Le logiciel doit alors être amorti selon sa durée probable d’utilisation, ce qui ouvre une première voie d’analyse pour les IA de structure simple, ou dédiées à une tâche stable (par exemple, une IA d’analyse de conformité ou de reconnaissance d’images).
Mais cette voie doctrinale reste insuffisante pour appréhender la réalité des intelligences artificielles les plus avancées. En effet, nombre d’IA contemporaines ne sauraient être assimilées à de simples logiciels monolithiques, tant leur architecture technique se révèle complexe et évolutive. Elles intègrent généralement une couche d’apprentissage automatique (ou machine learning), s’appuient sur des jeux de données massifs en constante évolution, embarquent des modules d’interprétation autonome des signaux ou des contextes, et proposent des interfaces collaboratives, interactives ou adaptatives. Ces caractéristiques rendent leur identification comptable d’autant plus délicate qu’elles s’écartent profondément des critères classiques de stabilité, d’unicité et de linéarité propres aux actifs immatériels traditionnels.
Leur fonctionnement repose sur des ajustements continus, des raffinements algorithmiques et parfois même sur des interventions humaines itératives. Elles deviennent ainsi des systèmes dynamiques, adaptatifs, évolutifs, difficilement décomposables en éléments unitaires.
Cette spécificité pose un problème majeur en cas d’opération de restructuration ou de cession. Comment valoriser un actif qui ne figure pas au bilan, dont la création n’est pas traçable comptablement, et dont l’existence juridique n’est attestée par aucun titre de propriété intellectuelle enregistré ? La réponse fiscale dépendra ici de la qualité de la documentation produite par l’entreprise : fiches de conception, feuilles de route de développement, preuves de tests, ventilation analytique des coûts, captations de performances.
En l’absence d’éléments probants permettant d’établir la réalité, la consistance et la valeur économique de l’intelligence artificielle concernée, l’administration fiscale est parfaitement fondée à rejeter la valorisation déclarée, à procéder à une réintégration de la valeur estimée de l’actif en cas de sous-évaluation manifeste lors d’une opération patrimoniale, voire, dans les cas les plus sensibles, à remettre en cause le régime fiscal applicable à ladite opération – notamment en contestant l’éligibilité au régime de faveur prévu en matière d’apports partiels d’actif ou de fusions placées sous le bénéfice de l’article 210 A du Code général des impôts.
Cette ambivalence de la qualification fiscale, entre reconnaissance implicite et défi probatoire, rend les actifs IA à la fois précieux et risqués. Elle justifie à elle seule que les entreprises adoptent une approche préventive, dès le début du développement, visant à construire une traçabilité technique et économique de l’IA, en vue d’anticiper toute opération patrimoniale future.
II. Valorisation en cas de cession : un levier de plus-value mais un terrain de contentieux
A. Méthodes de valorisation économique de l’intelligence artificielle
L’évaluation d’une intelligence artificielle développée en interne devient un exercice particulièrement délicat lorsque celle-ci fait l’objet d’une opération de cession, d’apport ou d’absorption. Dans de telles circonstances, l’entreprise est tenue de justifier, de manière méthodique et transparente, la valeur attribuée à un actif dont la spécificité repose précisément sur son caractère non conventionnel, évolutif et immatériel.
Les méthodes traditionnellement retenues pour valoriser les actifs incorporels s’appliquent ici, mais avec des adaptations indispensables au regard de la nature algorithmique du bien concerné. L’approche fondée sur les coûts consiste à reconstituer les dépenses engagées pour concevoir, entraîner, tester et intégrer l’IA dans les systèmes de l’entreprise. Elle se fonde sur des éléments objectivables tels que les salaires des équipes techniques, les investissements en infrastructures numériques, ou encore les licences utilisées. Cette méthode, bien que sécurisante d’un point de vue probatoire, tend cependant à sous-évaluer la contribution économique réelle de l’actif, puisqu’elle ignore la valeur d’usage future, l’effet de levier technologique ou encore le positionnement stratégique que l’IA procure à l’entreprise.
L’approche fondée sur la comparaison de marché, quant à elle, se heurte à la rareté – voire à l’absence – de transactions comparables. En effet, les IA sont souvent conçues sur mesure, pour répondre à des problématiques internes spécifiques, et ne disposent que rarement d’un équivalent commercial. Les bases de données de transactions comparables sont encore peu développées, et les tentatives de transposition à partir de valorisations d’autres logiciels ou systèmes automatisés s’avèrent, dans bien des cas, peu pertinentes.
En définitive, c’est souvent l’approche fondée sur les revenus futurs escomptés qui s’impose dans les opérations les plus sérieuses. Cette méthode, connue sous l’acronyme DCF (Discounted Cash Flows), repose sur la projection des flux économiques générés par l’exploitation de l’IA sur une période déterminée, puis sur leur actualisation à un taux reflétant le risque associé. Elle permet d’intégrer l’effet de l’IA sur la productivité, la réduction des coûts, la conquête de nouveaux marchés ou la création de services à forte valeur ajoutée. Toutefois, cette approche est exigeante : elle suppose une modélisation économique fine, des hypothèses de croissance cohérentes, une analyse de sensibilité, et une traçabilité rigoureuse des données ayant servi de fondement à l’évaluation. Dans un environnement aussi mouvant que celui des technologies d’IA, cette exigence se double d’une grande prudence quant à la projection à moyen terme, les modèles algorithmiques pouvant rapidement devenir obsolètes ou dépendre de données dont l’accès n’est pas garanti dans la durée.
C’est pourquoi, en matière de valorisation d’IA, les risques de divergence entre la valeur déclarée par l’entreprise et l’appréciation de l’administration sont particulièrement élevés. Une surévaluation trop optimiste peut apparaître comme artificielle ou déconnectée des réalités économiques ; une sous-évaluation manifeste peut, à l’inverse, être perçue comme une tentative de minoration abusive de la base imposable. Le contentieux naît précisément dans cet espace d’incertitude, où la valeur de l’algorithme devient un point de cristallisation entre innovation et suspicion.
B. Incidences fiscales en cas de cession : entre opportunité économique et risque de requalification
Lorsque l’intelligence artificielle est régulièrement inscrite à l’actif du bilan, sa cession génère une plus-value soumise au régime applicable aux immobilisations incorporelles. La nature de cette plus-value – à court terme ou à long terme – dépend de la durée de détention de l’actif par l’entreprise. En principe, lorsque l’IA a été détenue pendant plus de deux exercices, la plus-value est considérée comme de long terme et peut bénéficier d’un traitement fiscal spécifique. Toutefois, pour les sociétés relevant de l’impôt sur les sociétés, les plus-values à long terme réalisées sur des actifs immatériels qui ne relèvent pas d’un régime fiscal de faveur – tels que les brevets ou certains logiciels protégés – demeurent, dans la majorité des cas, soumises au taux normal d’imposition. Seuls certains revenus issus de la concession ou de la sous-concession de ces actifs peuvent, sous conditions, bénéficier d’un taux réduit, ce qui n’inclut pas, en l’état du droit, les plus-values de cession en tant que telles.
Toutefois, la mise en œuvre de ce régime suppose que l’actif cédé ait été valablement immobilisé, que sa valeur nette comptable soit connue, et que les amortissements aient été correctement pratiqués. Or, dans bien des cas, ces conditions ne sont pas réunies. Les entreprises ayant renoncé à activer l’IA au moment de son développement se trouvent alors dans une situation précaire : l’absence de valeur d’origine comptable prive l’opération d’un socle de calcul, et la totalité du prix de cession risque alors d’être regardée comme un produit brut, intégralement imposable.
De surcroît, si l’IA est intégrée à une opération portant sur un ensemble d’actifs – comme c’est souvent le cas lors d’une cession de fonds, d’une transmission d’entreprise ou d’un apport partiel d’actif – la part de la valorisation attribuée à l’IA peut être contestée par l’administration. Cette dernière est fondée à opérer une ventilation du prix global entre les différents éléments transmis, sur la base de critères économiques ou de données sectorielles. Si elle considère que la valeur attribuée à l’IA a été volontairement minorée – par exemple pour éviter une imposition immédiate – elle pourra procéder à une réévaluation et à une rectification de la base imposable, avec toutes les conséquences qui en découlent.
Ce type de différend est d’autant plus fréquent dans les opérations intragroupes, où la tentation existe de manipuler les valorisations pour optimiser la charge fiscale globale. Dans les cas les plus sensibles, l’administration pourra invoquer l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L9266LNI, relatif à l’abus de droit, pour contester une cession qu’elle estimerait artificielle ou dépourvue de substance économique. Elle pourra également, si une société étrangère est impliquée, faire usage de l’article 57 du CGI N° Lexbase : L0805MLE pour redresser les bases sur le fondement d’un prix de transfert non conforme à la valeur de pleine concurrence.
Dans tous les cas, l’entreprise a tout intérêt à anticiper ces risques en produisant une documentation complète et cohérente : description détaillée de l’outil, justification des coûts, démonstration des performances, projection des gains attendus, et, si possible, rapport d’expertise indépendant. Richard Susskind l’annonçait déjà dans ses travaux : à mesure que les systèmes intelligents prennent le pas sur les méthodes traditionnelles de travail, les organisations qui sauront valoriser juridiquement leur capital algorithmique disposeront d’un avantage compétitif et fiscal décisif. Encore faut-il que cet actif, fondamentalement nouveau, soit juridiquement reconnu, rigoureusement décrit, et convenablement encadré.
III. Enjeux spécifiques en cas de restructuration intragroupe : le miroir déformant des prix de transfert
A. Apports partiels d’actifs et neutralité fiscale : une fiction menacée ?
Parmi les opérations les plus sensibles sur le plan fiscal figurent les apports partiels d’actifs réalisés entre entités d’un même groupe, dans le cadre de restructurations internes, d’optimisations organisationnelles ou de consolidations sectorielles. Lorsqu’une branche complète d’activité est apportée à une société bénéficiaire, l’entreprise peut, sous réserve de remplir les conditions prévues par l’article 210 A du Code général des impôts, bénéficier d’un régime de neutralité fiscale, permettant un report d’imposition des plus-values latentes.
Toutefois, cette neutralité ne repose que sur une présomption fragile : encore faut-il que les actifs transmis soient correctement identifiés, valorisés et documentés. Or, lorsque la branche d’activité apportée comprend une intelligence artificielle développée en interne – souvent considérée comme un actif stratégique, voire le cœur de valeur économique de l’unité opérationnelle –, le défaut de valorisation ou de traçabilité de cet actif risque d’entraîner la perte du régime de faveur.
Il est aujourd’hui acquis, tant en doctrine qu’en jurisprudence, que la notion de branche complète d’activité suppose une transmission d’un ensemble autonome, organisé et susceptible d’exploitation immédiate par la société bénéficiaire. Si l’élément technologique central de cette branche – en l’occurrence, l’IA propriétaire – n’est ni individualisé, ni valorisé, ni documenté, alors l’administration pourra considérer que les conditions de l’article 210 A N° Lexbase : L7407MDP ne sont pas réunies, et refuser l’application du régime de neutralité.
De même, si le prix d’apport affecté à la branche d’activité omet d’inclure la valeur économique réelle de l’intelligence artificielle, ou si la valorisation retenue paraît manifestement insuffisante au regard de son rôle fonctionnel et de son poids économique, la société bénéficiaire s’expose à une requalification partielle ou totale de l’opération. Cette hypothèse a d’ailleurs déjà été envisagée dans plusieurs décisions, notamment lorsqu’un actif incorporel essentiel n’avait pas été correctement isolé dans la documentation d’apport, ou encore lorsque l’administration a estimé que le lien entre l’actif transféré et la réalité économique de la branche était rompu.
Dans ces contextes, la production d’un rapport d’évaluation indépendant devient une précaution quasi indispensable. Ce document, fondé sur une méthodologie objective de valorisation (par les coûts, par les revenus ou par comparaison), permet d’établir la présence, la valeur et la consistance de l’actif IA au sein de l’unité fonctionnelle transférée. Il sécurise à la fois le régime fiscal applicable à l’opération, la justification de l’éventuelle quote-part de capital social émise en contrepartie de l’apport, et la cohérence de la documentation des prix de transfert s’il s’agit d’un échange intragroupe international.
La restructuration intragroupe, dès lors qu’elle implique des actifs technologiques autonomes, soulève ainsi des difficultés spécifiques. L’intelligence artificielle, lorsqu’elle n’est ni valorisée ni isolée, agit comme une variable d’ombre, susceptible de faire basculer une opération apparemment neutre dans une zone de risque fiscal élevé.
B. Prix de transfert et actifs incorporels : la doctrine OCDE s’applique aussi aux IA
Lorsque l’intelligence artificielle développée en interne fait l’objet d’un transfert au sein d’un groupe multinational – que ce transfert soit direct (cession, apport) ou indirect (licence exclusive, mise à disposition technique) –, elle entre dans le champ d’application des règles relatives aux prix de transfert, régies en France par l’article 57 du CGI et encadrées par la doctrine issue des lignes directrices de l’OCDE.
Or, l’OCDE a précisément identifié, dès 2017, un ensemble d’actifs dits Hard-to-Value Intangibles (HTVI), c’est-à-dire des incorporels difficiles à évaluer en raison de leur caractère novateur, de leur absence de marché de référence et du degré d’incertitude entourant leur exploitation future. Les systèmes d’intelligence artificielle, en particulier ceux développés spécifiquement pour les besoins d’un groupe et dotés d’une capacité d’apprentissage autonome, s’inscrivent pleinement dans cette catégorie.
La conséquence pratique en est redoutable : les administrations fiscales sont autorisées, en cas de transfert d’un HTVI, à revenir sur la valorisation initiale de l’actif transféré plusieurs années après l’opération, si les performances constatées divergent significativement des prévisions initiales. Ce droit de révision, fondé sur le principe de pleine concurrence, impose aux entreprises une vigilance extrême dans la justification du prix de cession, de licence ou de mise à disposition de l’IA.
La documentation exigée à ce titre par l’article L. 13 AA du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L1195MLT est particulièrement rigoureuse. Elle doit détailler les fonctions développées par l’IA, le modèle économique dans lequel elle s’insère, les risques supportés par les entités parties à l’opération, les modalités de développement du logiciel ou du système algorithmique, ainsi que les droits de propriété intellectuelle éventuellement revendiqués. L’absence de cette documentation ou l’insuffisance de ses éléments entraîne l’application de sanctions financières (amende forfaitaire), mais surtout, elle permet à l’administration de procéder à des ajustements de base, parfois très significatifs.
Dans cette configuration, l’intelligence artificielle devient une source autonome de valeur intragroupe, à la fois facteur de productivité, levier d’automatisation et socle de différenciation économique. Son transfert, s’il n’est pas solidement encadré par un raisonnement fiscal robuste, peut provoquer des contentieux d’envergure, tant en France qu’à l’international.
Richard Susskind, dans son ouvrage Online Courts and the Future of Justice (2019), insiste sur le fait que le savoir algorithmique constitue désormais un patrimoine en soi, dont la circulation et l’appropriation doivent être régies non seulement par des règles techniques, mais également par des garde-fous éthiques et fiscaux. Le transfert d’un système d’IA entre deux entités du même groupe ne peut plus être traité comme une simple circulation interne de ressources ; il s’agit d’un transfert de puissance décisionnelle, de capital intellectuel structuré, et donc d’une richesse qu’il faut apprendre à mesurer, à justifier, et à encadrer dans un cadre fiscal adapté à l’intangible.
Conclusion et perspectives Face à la montée en puissance des intelligences artificielles développées en interne, les entreprises innovantes ne peuvent plus se permettre d’en négliger la portée patrimoniale et fiscale. Longtemps reléguée au rang de simple outil technique ou d’investissement immatériel secondaire, l’IA constitue désormais un actif stratégique autonome, souvent au cœur du modèle économique et de la valeur de l’entreprise. Ne pas en tenir compte dans la structuration juridique des opérations, dans l’anticipation des cessions ou dans l’organisation des flux intragroupe revient à ignorer une composante essentielle du capital de l’entreprise à l’ère numérique. Il est désormais impératif d’adopter une approche proactive et intégrée, fondée sur quatre piliers complémentaires. D’abord, l’immobilisation comptable des IA internes dès lors que les conditions réglementaires sont remplies, afin de leur donner une existence juridique, économique et fiscale formalisée. Ensuite, la valorisation rigoureuse de ces actifs, fondée sur des méthodologies éprouvées, adaptées à leur caractère évolutif et à leur rôle fonctionnel. En parallèle, une documentation probante doit être systématiquement constituée, tant à des fins comptables que fiscales, dans la perspective d’un contrôle ou d’une opération de réorganisation. Enfin, cette stratégie suppose une anticipation continue, tant des projets futurs que des risques associés à l’évolution de la doctrine, de la jurisprudence et des pratiques de l’administration. Au-delà des bonnes pratiques, la question se pose désormais de manière plus fondamentale : le droit fiscal est-il aujourd’hui adapté à la réalité économique de ces actifs complexes ? L’instauration d’un statut fiscal propre aux IA, à l’image de celui qui a pu être créé pour les brevets et autres actifs immatériels stratégiques (notamment via le régime de l’IP Box), pourrait permettre une meilleure sécurité juridique pour les entreprises, tout en favorisant la transparence et la conformité. Un tel cadre inciterait à la déclaration, à la valorisation et à l’exploitation ordonnée des IA propriétaires, tout en évitant les logiques de sous-déclaration ou de transferts non encadrés. Dans un passage désormais classique de son ouvrage The Future of the Professions, Richard Susskind écrivait que « les technologies transforment moins les professions qu’elles ne transforment les attentes des clients et la structure des responsabilités ». Cette réflexion peut, sans difficulté, être transposée à l’ordre fiscal. L’enjeu n’est pas tant de réformer la technique d’évaluation elle-même que de repenser le périmètre de ce qui mérite d’être évalué. À mesure que l’intelligence algorithmique s’impose comme un facteur de production autonome, l’État fiscal, lui aussi, est appelé à adapter ses instruments, ses définitions et ses outils de contrôle, afin de continuer à appréhender loyalement la richesse réelle des entreprises. |
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