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N2035B3R
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par Jean-Jacques Urvoas, ancien Garde des Sceaux, Professeur de droit public à l’Université de Brest
le 07 Avril 2025
Il est difficile de s’extraire du vacarme médiatique généré par la condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Paris, lundi dernier, 31 mars 2025, à l’encontre de Madame Le Pen, de son parti et de vingt-trois autres personnes. Pourtant, en Bretagne, l’on sait que le bruit des vagues masque souvent le mouvement des marées profondes. Seule la distance permet donc d’observer dans son ensemble la pièce qui se joue, d’en saisir les actes majeurs et d’en tirer les leçons… qui pourraient s’avérer étonnamment positives.
C’est ainsi qu’il faut d’abord se féliciter de l’égalité devant la loi que traduit ce jugement. Puisque la loi ne distingue pas, ce n’est pas au juge de le faire. La sanction du tribunal est donc logiquement proportionnée à la gravité des faits commis, et les peines sont individualisées, conformément aux critères fixés par l’article 132-1, alinéa 3 du Code pénal N° Lexbase : L9834I3M (circonstances, personnalité, situations matérielles, familiales et sociales). Les juges ont donc fait fi du brouhaha immédiatement orchestré par les responsables du RN en novembre dernier, aux fins de les mettre sous pression. Le président du RN avait notamment qualifié ces réquisitions d’« atteinte à la démocratie », dénonçant par là même un « acharnement » contre Mme Le Pen avant de lancer (déjà) une pétition en ligne en guise de protestation. Cette dernière, promptement invitée le soir même (déjà) sur TF1, s’insurgeait, estimant que c’était « [sa] mort politique qui [était] réclamée » et avait d’ailleurs trouvé des oreilles compréhensives puisque Gérald Darmanin, alors député, lui apporta un soutien inattendu. On gage que, pour les juges du tribunal correctionnel de Paris, l’exercice ne fut pas de tout repos. Comment savoir, comment être sûr qu’une décision est juste ? L’acte de juger est une responsabilité particulière, car le don de juger n’existe pas. Juger n’est pas un honneur mais une charge. Non une source de gloire, mais une exigence de modestie et de doute. Une tâche si délicate que, pour y parvenir, il faut de la sérénité, du courage et ne pas se disperser. « Il faut rendre hommage aux femmes et aux hommes de justice qui n’obtiennent pas, comme ils le mériteraient, la reconnaissance de leurs concitoyens », disait Robert Badinter, le 6 février 1986. Ces mots sont hélas toujours vrais.
Il est tout aussi rassurant de constater que l’opinion mesurée par les entreprises de sondage a fait preuve de davantage de discernement que les invités des plateaux des chaînes de télévision. Ainsi, selon une enquête réalisée le jour même de la condamnation par Elabe, 57 % des personnes interrogées estimaient qu’il s’agissait d’une « décision de justice normale au vu des faits reprochés » à Madame Le Pen, seuls 42 % considéraient que le tribunal avait la « volonté de l’empêcher de se présenter à la prochaine élection présidentielle ». Et, de manière alors cohérente, il se trouvait deux sondés sur trois pour affirmer que « la règle d’exécution provisoire en cas de condamnation pour détournement de fonds publics [était] juste ». Ce week-end, une autre étude conduite par l’IFOP confirmait cette tendance en soulignant que près des deux tiers (64 %) des personnes interrogées n’estimaient pas nécessaire de modifier la loi pour supprimer l’exécution provisoire pour un élu condamné en première instance. Cette fermeté ne surprend pas. En février 2025, l’enquête annuelle que le Cevipof mène sur « la confiance politique » avait souligné l’érosion très importante du crédit qu’accordent les Français à leurs responsables politiques. Ainsi, 74 % des personnes interrogées considéraient que les élus étaient corrompus, un chiffre en progression de six points en une année. À titre de comparaison, en Allemagne, la probité des responsables politiques est contestée par 49 % des sondés (-2 points). L’indignation populaire que prétendent relayer les responsables du RN n’est donc qu’une construction médiatique destinée à occulter le fait principal : la condamnation de Madame Le Pen à quatre ans de prison, dont deux fermes, pour « détournement de fonds publics ». Manifestement, le stratagème a piteusement échoué.
Le troisième enseignement utile tient à la clarification politique opérée en une semaine. Notre espace public est fréquemment submergé par un flot de mots dont la répétition incantatoire finit par en dissoudre le sens. Il en est ainsi de « l’état de droit ». Constamment évoquée, cette notion plastique apparaît comme un objectif partagé, rassemblant toutes les forces politiques dans un immense élan de cohésion sociale. Mais si toutes plaident pour son renforcement, peu s'emploient à le définir clairement. Comment, dans de telles conditions, en évaluer les avantages ? C’est donc l’un des mérites de la semaine écoulée : avoir permis de mesurer le degré d’adhésion des uns et des autres à la limitation des pouvoirs par le biais du droit. L’état de droit implique en effet une soumission de tous à la loi, gouvernants comme citoyens, avec le juge comme garant. Or, les récentes diatribes stigmatisant un « quarteron de procureurs et de juges », une « tyrannie », voire une « dictature des juges », témoignent d'un rejet manifeste de ce principe par certains. Pourtant, notre équilibre ne peut reposer que sur une tension contenue entre le pouvoir politique et des contrepoids homogènes, au premier rang desquels figure le juge. François Luchaire l’avait parfaitement anticipé en 1974, écrivant dans les Mélanges Waline : « Dans la mesure où les pouvoirs législatif et exécutif tendent à se confondre (…) l’indépendance du troisième pouvoir, celui du juge, devient une garantie encore plus nécessaire qu’auparavant pour la protection des libertés. » Si au XIXe siècle, le législatif primait tout comme l’exécutif durant le XXe, le XXIe siècle, lui, pourrait bien être celui du pouvoir des juges en raison de l’importance grandissante de l’espace public, du développement de nouveaux outils de protection des droits individuels, de la diversification des voies d’accès à la justice et de la prise en compte des intérêts collectifs dans le rapport entre la société et l’État. Et, à l’évidence, ce déplacement n’est pas – encore – admis par tous.
Ultime observation : cette place du juge n’est pas suffisamment incarnée. Dans les obligations déontologiques des magistrats éditées par le Conseil supérieur de la magistrature, il est rappelé que, dans son expression publique, le juge doit faire preuve de mesure afin de ne pas compromettre l’image d’impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public. Pour autant, le CSM a aussi eu l’occasion de rappeler que cette obligation de réserve « ne saurait servir à réduire un magistrat au silence ou au conformisme ». Bien qu’il soit naturel que les trois magistrats se soient tenus à l’expression de leur décision à travers les 152 pages de motivations particulièrement détaillées de leur jugement, les représentants de l’Union syndicale des magistrats ont dû se sentir assez seuls sur les plateaux face à des journalistes qui n’avaient, de surcroît, manifestement pas assisté aux longues semaines d’audience (entre le 30 septembre et le 27 novembre 2024) ni même parcouru le jugement.
L'inclination des juristes pour les précédents devrait nous conduire à espérer que cette affaire incite à considérer beaucoup plus la forêt que l’arbre. Même si c’est plus difficile.
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