Le Quotidien du 26 décembre 2024 : Avocats/Secret professionnel

[Jurisprudence] Secret professionnel de l’avocat : l’exigence de garanties effectives

Réf. : CEDH, 6 juin 2024, Req. 36559/19 N° Lexbase : A47765HD

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par Emmanuel Daoud, avocat associé, Gabriel Sebbah, avocat et Justine Vinet, avocate, Cabinet VIGO

le 20 Décembre 2024

Mot-clés : secret professionnel de l’avocat • garanties procédurales • droits de la défense

La décision à l’étude concerne l’exploitation des données du téléphone portable d’une avocate suisse et ukrainienne, dans le cadre d’une expertise ordonnée par un juge d’instruction monégasque saisi de faits de violation de la vie privée.


 

Afin d’étayer les faits d’escroquerie, de blanchiment et de complicité de blanchiment pour lesquels l’un de ses mandants avait déposé plainte auprès du procureur général de la Principauté de Monaco, l’avocate - requérante devant la Cour - avait procédé à l’enregistrement d’une discussion d’affaire impliquant l’une des mis en cause de la procédure pénale.

Connaissance prise de l’existence de cet enregistrement réalisé à son insu et de sa transmission aux autorités, cette dernière déposa plainte auprès d’un juge d’instruction de Monaco à l’encontre de la requérante et de ses clients. Une instruction judiciaire fut ainsi ouverte concernant des faits de violation de la vie privée, et l’avocate inculpée. Lors d’une audition, et réagissant à un article de presse aux termes duquel l’enregistrement aurait été tronqué, elle s’engagea à soumettre son téléphone portable à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter.

À la demande du juge d’instruction en charge de l’affaire, la requérante remit son téléphone portable aux services de police après avoir pris le soin d’en effacer l’ensemble des données à caractère professionnel et personnel, à l’exception de l’enregistrement litigieux.

Malgré l’avis contraire du parquet général, le magistrat instructeur mandata un expert pour analyser le téléphone. Le périmètre de cette mesure était extrêmement large puisque le magistrat ordonnait notamment la recherche et retranscription de toute donnée « susceptible de se rapporter, même indirectement, à l’enquête en cours ». L’expert n’était en revanche aucunement missionné pour vérifier l’authenticité de l’enregistrement, ni même l’altération ou la falsification de son support. Plusieurs dizaines de milliers de données, pourtant effacées du téléphone, furent ainsi restaurées, extraites et annexées au rapport de l’expert.

Saisie de plusieurs requêtes en nullité concernant notamment l’ordonnance d’expertise, la chambre du conseil de la cour d’appel de Monaco, ensuite imitée par la cour de révision, écarta les arguments invoqués par la requérante et fondés sur la violation des articles 6 [LXB=L75558AIR] et 8 N° Lexbase : L4798AQR de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après « CESDH » ou « Convention »).

L’expertise réalisée motiva en parallèle, en 2017, des réquisitions du parquet aux fins d’informer des faits de trafic d’influence actif et passif et complicité à l’encontre de la requérante, de son client et de leurs interlocuteurs dans le cadre de l’enquête d’escroquerie initialement ouverte.

C’est dans ces conditions que la requérante a saisi la Cour le 5 juillet 2019, en invoquant une violation de l’article 8 de la Convention.  À l’appui de sa requête, elle soutenait avoir été contrainte de s’exécuter pour les besoins de sa défense. Elle arguait en conséquence d’une ingérence dans son droit au respect de la vie privée, soulignant que l’expertise n’avait pas été assortie de garanties suffisantes préservant le secret professionnel des avocats et équivalentes à celles des interceptions téléphoniques ou des saisies pénales.

Le 6 juin 2024, la Cour conclut à une violation des droits au respect de la correspondance et de la vie privée de la requérante. En dépit du caractère volontaire de la remise du téléphone aux autorités, la Cour considéra en effet qu’il existait une ingérence disproportionnée dans les droits de l’avocate, à l’aune des défaillances relevées dans la conduite de l’instruction et de l’insuffisance des garanties procédurales entourant la mesure d’expertise.

I. La préservation du secret professionnel de l’avocat mis en cause dans une procédure pénale

La décision à l’étude n’invoque pas frontalement la question de la levée du secret professionnel de l’avocat.

À première lecture, c’est en effet la question de la remise volontaire du téléphone aux enquêteurs qui semble guider la Cour dans son analyse de l’existence d’une ingérence des droits garantis par l’article 8 de la Convention.

Aux termes de l’examen de la Cour, la qualité d’avocate de la requérante n’est ainsi invoquée qu’aux fins de concéder que cette dernière « aurait pu être en mesure d’évaluer la portée et les conséquences potentielles de ses actes dans un tel contexte » (§79) - argument soutenu par le gouvernement aux termes de sa défense. Sur ce point, notons qu’en enregistrant clandestinement une conversation permettant d’étayer la défense de son client, la requérante s’est en effet impliquée dans l’administration de la preuve d’une manière susceptible d’excéder les termes de son mandat d’avocate. Ce faisant, elle a, à tout le moins, manqué de respecter le principe essentiel de prudence envers son client -  ainsi rendu complice de son stratagème et visé comme elle par le réquisitoire introductif du parquet concernant les faits de corruption et de trafic d’influence – et s’est par ailleurs exposée à des poursuites pénales.

Toutefois, comme la Cour le relève, il y a lieu de s’interroger sur la réalité et le caractère éclairé du consentement de la requérante quant au caractère extensif de l’expertise (§78). En effet, il ne peut selon la Cour être soutenu que l’avocate aurait pris l’initiative de soumettre son téléphone aux enquêteurs si elle avait été informée qu’il serait procédé à une « vaste analyse exploratoire de l’ensemble de ses données », alors même qu’elle avait pris le soin de les supprimer (§81). La proposition de la requérante de soumettre son appareil « à toutes les analyses que la justice pourrait souhaiter » semble en outre avoir été motivée par le souhait de prouver l’authenticité et l’intégrité de l’enregistrement, lesquelles avaient été publiquement contestées par l’avocat de la partie adverse (§81).

C’est donc à la lumière de l’étendue inédite de l’expertise et de la nécessité pour la requérante de préparer sa défense que la Cour conclut à l’existence d’une ingérence de ses droits à la vie privée et au respect des correspondances et non, semble-t-il, au regard du secret professionnel qui oblige cette dernière.

En réalité toutefois, le secret professionnel de l’avocat n’est pas occulté du raisonnement de la Cour.

Si une discussion préalable est consacrée aux modalités de la remise du téléphone, c’est uniquement parce que les juridictions monégasques avaient pour leur part jugé que la requérante avait consenti à l’extraction et la récupération de toutes ses données (§80 et §81). Eût-il été établi d’emblée, le caractère coercitif de la remise du téléphone et de son expertise aurait à lui seul permis de constater l’ingérence des droits consacrés par l’article 8 de la Convention, dans leur application particulière aux avocats. Cette ingérence est appréciée largement : ainsi que l’a déjà jugé la Cour, le seul fait de retenir une copie des données électroniques saisies dans un cabinet d’avocat « constitue en soi une ingérence dans ses relations avec ses clients protégées par le secret professionnel, sans qu’il soit nécessaire que lesdites données soient déchiffrées et transcrites officiellement »[1] (nous soulignons).

Notons par ailleurs que le secret professionnel de l’avocat n’est pas un privilège institué à son bénéfice, mais une protection accordée à son client comme une garantie de son droit à se défendre. De ce fait, la confidentialité d’une correspondance entre un justiciable et son conseil ne peut être légalement levée par ce dernier, même avec l’autorisation de son client[2]. La remise volontaire de son téléphone par l’avocate ne pouvait donc de toute manière pas signifier que ses données n’étaient plus protégées par le secret professionnel de l’avocat.

Les circonstances de la levée du secret professionnel transparaissent ainsi en filigrane de l’analyse de la Cour, dont l’objet est d’opérer, une fois l’ingérence constatée, à une mise en balance entre la prévention des infractions pénales – auxquelles la requérante était soupçonnée d’avoir participé – et le rôle du secret professionnel de l’avocat dans une société démocratique.

À cet égard, la CEDH rappelle, en parfaite cohérence avec ses précédentes décisions, que le droit interne peut prévoir des « obligations » imposées aux avocats et « susceptibles de concerner les relations avec leurs clients » (§75). En d’autres termes, la Cour admet que le secret professionnel des avocats puisse être levé, voire être inopposable, notamment lorsqu’il existe des indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction[3].

Cette jurisprudence n’est guère novatrice par rapport au droit interne français : de longue date, la Chambre criminelle de la Cour de cassation juge que le secret professionnel, tel qu’il est consacré par l'article 66-5 de la loi no 71-1130 du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ modifiée par la loi no 97-308 du 7 avril 1997 N° Lexbase : L6343AGZ et par la loi no 2011-331 du 28 mars 2011 N° Lexbase : L8851IPI, ne peut être entendu comme ayant un caractère absolu, en sorte que les pièces couvertes par le secret professionnel peuvent être saisies lorsqu'elles sont de nature à établir la preuve de la participation de l'avocat à une infraction, conformément à l’article 56-1 du Code de procédure pénale français[4]. Créé par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 N° Lexbase : Z459921T, l’article 56-1-2 N° Lexbase : L1316MAY du même code prévoit d’ailleurs que le secret professionnel du conseil n'est pas opposable lorsque les consultations, correspondances ou pièces détenues ou transmises par l’avocat ou son client établissent la preuve de leur utilisation aux fins de commettre ou de faciliter la commission d’infractions limitativement énoncées.

II. Garanties procédurales, garanties effectives ?

L’apport majeur de l’arrêt réside en réalité dans l’importance qu’accorde la Cour à l’existence de garanties procédurales encadrant les mesures prévoyant la levée ou l’inopposabilité du secret professionnel. Comme elle l’explique, ces garanties ont vocation à prévenir les abus ou l’arbitraire et se justifient par la « situation centrale » qu’occupent les avocats dans l’administration de la justice, ainsi que leur rôle d’auxiliaire de justice (§75)[5]. Ces considérations sont identiques, sinon similaires, à celles de la Cour de justice de l’Union Européenne, qui relève l’existence d’une protection spécifique du secret professionnel des avocats à la lumière de l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne N° Lexbase : L8117ANX, en raison de la mission fondamentale jouée par les avocats dans une société démocratique[6].

La CEDH fonde sa condamnation non pas tant sur un manque de garanties protégeant la vie privée et la confidentialité des correspondances de l’avocat dans la législation pénale de Monaco que sur un manque de contrôle effectif de ces garanties par les magistrats qui en avait la charge. C’est bien le caractère purement formaliste du raisonnement du juge d’instruction, puis des magistrats de la chambre du conseil et de la cour de révision qui ont statué sur les demandes de nullité de l’avocate concernée, qui est critiqué par la CEDH comme ayant failli à protéger effectivement la confidentialité des correspondances de l’avocat.

En l’espèce, aucune disposition du code de procédure pénale monégasque ne prévoit de garantie spéciale protégeant la confidentialité des correspondances de l’avocat dans le cadre d’une expertise téléphonique ordonnée par un juge d’instruction, contrairement à ce qui est prévu pour les saisies et les perquisitions. Cela a conduit les magistrats successivement chargés de contrôler la validité de la mesure à rejeter les demandes de l’avocate, la procédure ayant été formellement respectée et l’expertise ne pouvant pas être requalifiée en saisie ou en perquisition malgré son champ extrêmement large.

La Cour estime toutefois que, compte tenu de l’ingérence particulièrement grave de cette expertise pour la vie privée de la personne concernée, et du fait que celle-ci, et que les données examinées étaient protégées par le secret professionnel de l’avocat, la mesure d’expertise doit être regardée comme invalide au regard de l’article 8 de la Convention, même si le cadre procédural a été formellement respecté.

Force est en effet de constater que les garanties procédurales n’ont pas été à elles seules suffisantes pour garantir le respect de la confidentialité des correspondances de l’avocate. La première d’entre elles, à savoir la saisine in rem du juge d’instruction, qui est censé protéger les personnes mises en cause contre l’arbitraire d’une instruction dont le champ serait trop large et imprévisible, n’a pas été respectée en l’espèce.    

L’approche de la CEDH vis-à-vis du secret professionnel de l’avocat apparaît sur ce point en parfaite contradiction avec un arrêt rendu quelques mois plus tôt le 7 février 2024 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, laquelle avait refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la possibilité pour un juge d’instruction de requérir et d’exploiter les fadettes des avocats[7]. Les requérants reprochaient aux dispositions contestées de ne pas prévoir de garanties suffisantes pour protéger la confidentialité de ces données. Les juges ont estimé que la question n’était pas sérieuse, les garanties procédurales prévues étant selon eux suffisantes. Commentant cette décision, la professeure Farah Safi écrit ainsi : « la décision de la Cour est en parfaite cohérence avec la politique législative actuelle - tous domaines confondus - : rogner (- tous -) les principes et (toutes –) les libertés devient possible dès lors que des « garanties » procédurales, bien souvent illusoires et imaginaires, sont prévues pour justifier leur violation, telles un ‘arbre formel du procès équitable et du recours effectif cachant la forêt des violations substantielles’ »[8].

La CEDH confirme a contrario que les juges du fond doivent effectuer un « contrôle concret de proportionnalité » de la mesure d’expertise ordonnée au regard de l’ingérence que celle-ci entraînait dans la vie privée de la personne concernée, et puisque celle-ci était avocate, au regard de la protection particulière de ses correspondances (§112). La Cour avait déjà affirmé ce principe concernant une saisie de données électroniques d’avocats dans le cadre d’une instruction, alors que ceux-ci n’étaient pas mis en cause et que la saisie était particulièrement large[9]. La Cour avait déjà estimé que le Juge des Libertés et de la Détention français, contrôlant la légalité d’une saisie de documents potentiellement protégés par le secret professionnel de l’avocat, ne pouvait pas se contenter « d’apprécier la validité du cadre formel des saisies litigieuses », mais devait bien opérer un « contrôle concret de proportionnalité » au regard de l’ingérence dans la vie privée des personnes en cause provoquée par la mesure d’instruction[10].

Conclusion - Le secret professionnel de l’avocat doit être encadré de garanties effectives procédurales suffisantes.  En conséquence, il appartient au juge du fond d’effectuer un contrôle concret de proportionnalité de la mesure lorsque ces garanties ne sont pas prévues par le code de procédure pénale. Tel est notamment le cas en l’espèce, concernant l’ordonnance d’une mesure d’expertise d’un téléphone d’un avocat pour laquelle le Code de procédure pénale monégasque ne prévoyait pas de garanties.

 

[1] CEDH, 3 décembre 2019, Req. 14704/12, Kırdök et autres c/ Turquie N° Lexbase : A6376Z4W, § 36, 3 décembre 2019.

[2] Cass. civ. 1, 6 avril 2004, n° 00-19.245, FS-D N° Lexbase : A8219DBZ ; CNB, Comm. RU, avis n° 2004/009 du 19 janv. 2004.

[3] Voir déjà CEDH, 16 novembre 2021, Req. n° 698/19, Särgava c/ Estonie § 89, 16 novembre 2021 ; CEDH, 6 décembre 2012, Req. 12323/11, Michaud c/ France, CE 3° et 8° s-s-r., 3 juillet 2009, n° 293154, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5592EIX, §130, 6 décembre 2012, et CEDH, 24 juillet 2008, Req. 18603/03 N° Lexbase : A8281D9L, § 42, 24 juillet 2008.

[4] Cass. crim., 27 juin 2001, n° 01-81.865 N° Lexbase : A9738A7S ; Cass. crim., 18 juin 2003, n°03-81.979, F-P+F N° Lexbase : A0422C9I.

[5] Voir déjà CEDH Kruglov et autres c. Russie, n° 11264/04 et 15 autres, § 137, 4 février 2020 ; CEDH Michaud, précité, §§ 118-119 ; CEDH André et autre, précité, § 42.

[6] CJUE, 8 décembre 2022, aff. C-694/20, Orde van Vlaamse Balies N° Lexbase : A02048Y9 § 28 ; voir, plus récemment, CJUE, 26 septembre 2024, aff. C-432/23, Ordre des avocats du barreau de Luxembourg N° Lexbase : A169357T §50.

[7] Cass. crim., 7 février 2024, n° 23-83.178, F-D N° Lexbase : A64522LK.

[8] M. Brenaut, F. Safi, Un an de QPC en matière pénale, Droit pénal n° 10, octobre 2024, chron. 10.

[9] CEDH, 3 décembre 2019, Req. 14704/12, Kırdök et autres c/ Turquie, préc., §51.

[10] CEDH, 5ème sect., 2 avril 2015, n° 63629/10 et 60567/10, Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c/ France N° Lexbase : A8726NEW.

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