Décision n° 2022-1000 QPC du 17 juin 2022

Décision n° 2022-1000 QPC du 17 juin 2022

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Z310512D

(M. IBRAHIM K.)

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 25 avril 2022 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 635 du 20 avril 2022), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Ibrahim K. par Me Raphaël Chiche, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-1000 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 99-3 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, et de l'article 99-4 du même code, dans sa rédaction issue de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

Au vu des textes suivants :

- la Constitution ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

- le code de procédure pénale ;

- la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ;

- la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale ;

- la loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 visant à combattre le harcèlement scolaire ;

- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

- les observations présentées pour le requérant par Me Bertrand Périer, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, et Me Chiche enregistrées le 9 mai 2022 ;

- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;

- les observations en intervention présentées pour l'association des avocats pénalistes par la SCP Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;

- les observations en intervention présentées pour MM. Tony M. et Quentin C. par la SCP Spinosi, enregistrées le même jour ;

- les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Mes Périer et Chiche, pour le requérant, Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour les parties intervenantes, et M. Antoine Pavageau, désigné par la Première ministre, à l'audience publique du 7 juin 2022 ;

Au vu de la note en délibéré présentée par la Première ministre, enregistrée le 13 juin 2022 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :

1. L'article 99-3 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 3 juin 2016 mentionnée ci-dessus, prévoit :

« Le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire par lui commis peut, par tout moyen, requérir de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique qui sont susceptibles de détenir des documents intéressant l'instruction, y compris ceux issus d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, de lui remettre ces documents, notamment sous forme numérique, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l'obligation au secret professionnel. Lorsque les réquisitions concernent des personnes mentionnées aux articles 56-1 à 56-3 et à l'article 56-5, la remise des documents ne peut intervenir qu'avec leur accord.

« En l'absence de réponse de la personne aux réquisitions, les dispositions du deuxième alinéa de l'article 60-1 sont applicables.

« Le dernier alinéa de l'article 60-1 est également applicable ».

2. L'article 99-4 du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 9 mars 2004 mentionnée ci-dessus, prévoit :

« Pour les nécessités de l'exécution de la commission rogatoire, l'officier de police judiciaire peut procéder aux réquisitions prévues par le premier alinéa de l'article 60-2.

« Avec l'autorisation expresse du juge d'instruction, l'officier de police peut procéder aux réquisitions prévues par le deuxième alinéa de l'article 60-2.

« Les organismes ou personnes concernés mettent à disposition les informations requises par voie télématique ou informatique dans les meilleurs délais.

« Le fait de refuser de répondre sans motif légitime à ces réquisitions est puni conformément aux dispositions du quatrième alinéa de l'article 60-2 ».

3. Le requérant, rejoint par les parties intervenantes, reproche à ces dispositions de permettre au juge d'instruction, ou à un officier de police judiciaire commis par lui, de requérir la communication de données de connexion alors qu'une instruction pourrait porter sur tout type d'infraction et qu'elle n'est pas justifiée par l'urgence ni limitée dans le temps. Il en résulterait une méconnaissance du droit au respect de la vie privée.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « , y compris ceux issus d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, » figurant à la première phrase du premier alinéa de l'article 99-3 du code de procédure pénale et sur les mots « aux réquisitions prévues par le premier alinéa de l'article 60-2 » figurant au premier alinéa de l'article 99-4 du même code.

5. Les parties intervenantes font également valoir que ces dispositions permettent au juge d'instruction, ou à l'officier de police judiciaire commis par lui, de requérir des données de connexion alors que ce magistrat ne constituerait pas une juridiction indépendante. Il en résulterait une méconnaissance, d'une part, des exigences du droit de l'Union européenne, et, d'autre part, des droits de la défense ainsi que du droit à un recours juridictionnel effectif. Pour les mêmes motifs, le législateur aurait, en outre, méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant les droits précités.

6. Aux termes de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression ». La liberté proclamée par cet article implique le droit au respect de la vie privée.

7. En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques. Il lui incombe d'assurer la conciliation entre l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infraction et le droit au respect de la vie privée.

8. L'article 99-3 du code de procédure pénale permet au juge d'instruction ou à un officier de police judiciaire commis par lui, dans le cadre d'une information judiciaire, de requérir par tout moyen des documents intéressant l'instruction détenus par toute personne publique ou privée, y compris ceux issus d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, sans que puisse lui être opposée, sans motif légitime, l'obligation au secret professionnel.

9. L'article 99-4 du même code prévoit notamment que, pour les nécessités de l'exécution d'une commission rogatoire, un officier de police judiciaire peut requérir d'un organisme public ou de certaines personnes morales de droit privé, par voie télématique ou informatique, la mise à disposition d'informations utiles à la manifestation de la vérité non protégées par un secret prévu par la loi, contenues dans un système informatique ou un traitement de données nominatives.

10. En permettant de requérir des informations issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, les dispositions contestées de ces articles autorisent le juge d'instruction ainsi que l'officier de police judiciaire à se faire communiquer des données de connexion ou à y avoir accès.

11. Les données de connexion comportent notamment les données relatives à l'identification des personnes, à leur localisation et à leurs contacts téléphoniques et numériques ainsi qu'aux services de communication au public en ligne qu'elles consultent. Compte tenu de leur nature, de leur diversité et des traitements dont elles peuvent faire l'objet, les données de connexion fournissent sur les personnes en cause ainsi que, le cas échéant, sur des tiers, des informations nombreuses et précises, particulièrement attentatoires à leur vie privée.

12. Toutefois, en premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a poursuivi l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions.

13. En second lieu, la réquisition de données de connexion intervient à l'initiative du juge d'instruction, magistrat du siège dont l'indépendance est garantie par la Constitution, ou d'un officier de police judiciaire qui y a été autorisé par une commission rogatoire délivrée par ce magistrat.

14. D'une part, ces dispositions ne permettent la réquisition de données de connexion que dans le cadre d'une information judiciaire, dont l'ouverture n'est obligatoire qu'en matière criminelle et pour certains délits. Si une information peut également être ouverte pour les autres infractions, le juge d'instruction ne peut informer, en tout état de cause, qu'en vertu d'un réquisitoire du procureur de la République ou, en matière délictuelle et dans les conditions prévues aux articles 85 et suivants du code de procédure pénale, à la suite d'une plainte avec constitution de partie civile.

15. D'autre part, dans le cas où la réquisition de données de connexion est mise en œuvre par un officier de police judiciaire en exécution d'une commission rogatoire, cette commission rogatoire, datée et signée par le magistrat, précise la nature de l'infraction, objet des poursuites, et fixe le délai dans lequel elle doit être retournée avec les procès-verbaux dressés pour son exécution par l'officier de police judiciaire. Ces réquisitions doivent se rattacher directement à la répression de cette infraction et sont, conformément à l'article 152 du code de procédure pénale, mises en œuvre sous la direction et le contrôle du juge d'instruction.

16. En outre, conformément aux articles 175-2 et 221-1 du code de procédure pénale, la durée de l'information ne doit pas, sous le contrôle de la chambre de l'instruction, excéder un délai raisonnable au regard de la gravité des faits reprochés à la personne mise en examen, de la complexité des investigations nécessaires à la manifestation de la vérité et de l'exercice des droits de la défense.

17. Dès lors, les dispositions contestées opèrent une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions et le droit au respect de la vie privée.

18. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent pas les droits de la défense et le droit à un recours juridictionnel effectif ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

Le Conseil constitutionnel décide :

Article 1

Les mots : « , y compris celles issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives, » figurant à la première phrase du premier alinéa de l'article 99-3 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, et les mots : « aux réquisitions prévues par le premier alinéa de l'article 60-2 » figurant au premier alinéa de l'article 99-4 du même code, dans sa rédaction issue de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, sont conformes à la Constitution.

Article 2

Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 16 juin 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.

Rendu public le 17 juin 2022.

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