Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 25-09-2024, n° 22-20.672

Cass. soc., Conclusions, 25-09-2024, n° 22-20.672

A98946B3

Référence

Cass. soc., Conclusions, 25-09-2024, n° 22-20.672. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/112300754-cass-soc-conclusions-25092024-n-2220672
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AVIS DE Mme GRIVEL, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 949 du 25 septembre 2024 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 22-20.672⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 23 juin 2022 Régie autonome des transports parisiens C/ M. [M] [T] [X] _________________

Audience de la FS1 du 9 juillet 2024 Le licenciement disciplinaire d'un salarié prononcé pour un fait de vie personnelle encourt-il la nullité en raison de l'atteinte portée au droit au respect de sa vie privée ? Telle est la question posée principalement par la présente affaire - même si le pourvoi ne la présente que dans un second moyen subsidiaire, puisque le premier conteste la double motivation de l'arrêt infirmatif qui a retenu d'une part, que les faits reprochés au salarié ne se rattachaient pas à sa vie professionnelle et, d'autre part, qu'ils ne constituaient pas un manquement à une obligation contractuelle, seules hypothèses permettant, selon la jurisprudence de la chambre rappelée au rapport, de prononcer un licenciement disciplinaire pour des faits commis en dehors du temps de travail. Il s'agit en effet d'un chauffeur de la RATP qui, se voyant reprocher, selon la lettre de licenciement, d'avoir été trouvé porteur, après son service, d'un sachet de stupéfiants dans son véhicule à l'occasion d'un contrôle de police et soumis à un test salivaire qui s'est avéré positif et d'avoir tenu, à cette occasion, des propos irrespectueux à l'égard des fonctionnaires de police, a été révoqué pour faute grave le 29 juin 2018 au motif de « propos et comportements portant gravement atteinte à l'image de l'entreprise et incompatibles avec l'obligation de sécurité de résultat de la RATP tant à l'égard de ses salariés que des voyageurs qu'elle transporte ».

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La première branche du premier moyen vient vainement contester l'analyse de la cour d'appel qui a retenu que les faits reprochés au salarié ne se rattachaient pas à sa vie professionnelle du seul fait qu'il avait fait état de sa profession lors du contrôle de police et qu'ils ne constituaient pas un manquement à une obligation contractuelle dès lors que son contrat de travail n'interdisait la prise de stupéfiants qu'avant ou pendant le service. Les faits ont en effet été commis non seulement en dehors du temps de travail mais passé celui-ci, si bien que, le contrat n'interdisant à l'agent la consommation de drogue qu'avant et pendant l'exercice de ses fonctions, le moyen ne saurait tenter d'étendre l'interdiction au-delà des prévisions contractuelles au motif que cette consommation, susceptible d'affecter ses capacités de conduite, serait incompatible avec ses fonctions de chauffeur et comme telle, rattachable à sa vie professionnelle, quel que soit, finalement, le moment de la prise de produit stupéfiant. Les résultats, négatifs, du test sanguin réalisé quelques heures après le contrôle démontrent d'ailleurs, de facto, que ce raisonnement ne peut être tenu. D'où la deuxième branche qui vient contester précisément l'affirmation de la cour d'appel selon laquelle la prise de stupéfiants n'a pas été caractérisée, en ne répondant pas aux conclusions de l'employeur faisant état du test salivaire positif lors du contrôle non contredit par le résultat négatif du test sanguin effectué plus de six heures après. Mais ce moyen, qui se contente de remettre en question l'appréciation souveraine par les juges du fond du caractère probant des différents éléments de preuve produits, attaque de surcroît un motif surabondant, dès lors qu'il est relevé dans la même phrase que le contrôle a eu lieu après le service de l'agent, peu important dès lors le résultat du test. La troisième branche vient enfin reprocher à la cour d'appel de n'avoir pas tiré les conséquences légales de ses constatations en affirmant que la RATP ne justifiait pas du trouble objectif qui aurait été causé à l'entreprise par la revendication par l'intéressé de son appartenance à celle-ci. Mais là encore, le moyen ne fait qu'attaquer un motif surabondant et même inopérant, puisque selon une jurisprudence ancienne de la chambre (Soc.14 mai 1997, n° 94-45.473, Bull. n°175 ; Soc.16 décembre 1997, n° 9541.326, Bull. n°441 ; Soc.23 juin 2009, n° 07-45.256⚖️, Bull. n° 160) reprise par un arrêt de la chambre mixte du 18 mai 2007, n°05-40803⚖️, Bull n° 3, un fait de vie personnelle même s'il occasionne un trouble dans l'entreprise, ne peut justifier un licenciement de nature disciplinaire. On pourrait discuter cette position qui n'a pastoujours été celle de la chambre (cf. Soc. 20 novembre 1991, Bull n°512), qui interdit de facto au juge, alors même qu'un trouble objectif serait également invoqué dans la lettre de licenciement, d'exercer son office de qualification des faits, mais ce n'est pas ici la question. ▸ Je suis donc d'avis de rejeter le premier moyen, ce que vous pourrez faire par une décision non spécialement motivée comme proposé par votre rapporteur. Reste donc le second moyen qui appelle en revanche une réponse de principe. Le licenciement prononcé pour un fait de vie personnelle porte t-il atteinte à une liberté fondamentale qui résulterait d'une violation de la vie privée du salarié, ce qui l'entacherait de nullité, comme l'a retenu la cour d'appel ? Commençons par écarter l'irrecevabilité du moyen qui est invoquée en défense, aux motifs qu'il serait contraire à la thèse soutenue par l'employeur en appel, et en tout cas nouveau et mélangé de fait et de droit. Comme la cour d'appel l'a rappelé (arrêt, p. 4, al. 7 in fine), la RATP soutenait, en tout état de cause, que “la sanction encourue ne serait pas la nullité du licenciement mais l'absence de cause réelle et sérieuse, que la protection de la vie privée ne s'étend pas

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au comportement d'un individu dans le cadre d'un contrôle de police justifié par la découverte d'un sac contenant du cannabis.” Très précisément, l'employeur indiquait (conclusions d'intimée, p. 9) : « En sixième lieu, la Cour de cassation a précisé que si le licenciement prononcé pour sanctionner des agissements du salarié relevant de sa vie personnelle peut éventuellement être requalifié en licenciement sans cause réelle et sérieuse, il ne peut en aucun cas encourir la nullité (...). En septième lieu, si les juges ont pu estimer que le droit au respect de la vie privée s'appliquait aux correspondances, à la vie sentimentale, à la vie familiale, à la santé et au domicile, ils n'ont pas appliqué ce droit aux propos et comportement d'un individu dans le cadre d'un contrôle de Police judiciaire (...) En huitième lieu, aucun des arrêts cités (par l'appelant) pour fonder sa demande d'annulation de sa révocation n'est applicable en l'espèce et de nature à justifier sa demande d'annulation de sa révocation. » Le moyen qui vient contester que le licenciement disciplinaire injustifié par un fait de vie personnelle puisse être sanctionné par une nullité n'est donc ni contraire à la thèse soutenue en appel ni même nouveau. S'agissant de son bien-fondé, rappelons que selon la jurisprudence de la chambre 1, consacrée par l'article L.1235-3-1 du code du travail🏛 instauré par l'ordonnance n° 20171387 du 22 septembre 2017 qui écarte l'application de l'encadrement de l'indemnité pour absence de cause réelle et sérieuse de licenciement mise à la charge de l'employeur, prévu par l'article précédent dans ces hypothèses, il n'existe que deux cas dans lesquels un licenciement encourt la nullité et ouvre droit pour le salarié à sa réintégration de droit dans l'entreprise : - d'une part, lorsqu'un texte légal le prévoit expressément2 - et d'autre part, lorsque le licenciement a été prononcé en violation d'une liberté fondamentale, dont la chambre a donné une liste 3, au demeurant non exhaustive, puisque tel est également le cas du licenciement prononcé en violation de la liberté du salarié d'intenter une action en justice (Soc. 16 mars 2016, n° 14-23.589⚖️, Bull. n°1025) ou encore de témoigner en justice (Soc. 29 octobre 2013, n° 12-22.447⚖️, Bull. n°252). La cour d'appel ayant retenu que la nullité du licenciement était encourue en raison de l'atteinte qu'il portait à une liberté fondamentale, encore faut-il savoir ce que comprend cette notion : notion avant tout de droit public, la doctrine constitutionnaliste 4 la définit comme toute liberté garantie soit par la Constitution, soit par une norme internationale. A cet égard, il est indéniable, comme l'a rappelé la cour d'appel, que le droit au respect de la vie privée constitue bien une liberté fondamentale, protégée tant dans l'ordre juridique international que national, par l'article 12 de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 (« Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de 1

Soc.,13 mars 2001, n°99-45.735⚖️, Bull n°87 ; Soc. 31 mars 2004, n°01-46.960⚖️, Bull n°101

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Le code du travail prévoit ainsi la nullité du licenciement lorsque celui-ci a été prononcé sur le fondement d'un critère discriminatoire ou en raison de la qualité de lanceur d'alerte (article L.1132-4), dans le cadre d'un harcèlement moral (article L.1152-3), consécutivement à une action en justice en matière d'égalité entre les femmes et les hommes (article L.1144-3), en raison de l'exercice de son mandat par un salarié protégé (articles L.2411-1 et L.2412-1) ou encore en méconnaissance des règles relatives à la grossesse et la maternité, du congé parental ou d'adoption ou de paternité ou pour maladie d'un enfant (article L.1225-5, L.1225-71 et L.1226-13) 3

Soc.,11 mai 2022, n°21-14490⚖️, publié

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Cf. le rapport p. 17

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telles immixtions ou de telles atteintes ») et l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 («Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance»), le Conseil constitutionnel la rattachant pour sa part depuis 1999 à la liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Mais, dernière étape de ce jeu de poupées russes, reste en définitive à savoir ce qu'englobe cette vie privée, et c'est bien la question finale qui nous est ici posée. Or, si le code civil n'ignore pas cette notion (article 9 : « Chacun a droit au respect de sa vie privée ») et si la jurisprudence sociale y a vu depuis toujours « la part inaltérable de liberté que conserve un salarié », selon l'expression du professeur Gérard LyonCaen dans son rapport sur « les libertés publiques et l'emploi » qui a inspiré la loi du 31 décembre 1992🏛 et l'article L. 1121-1 du code du travail🏛 qui en est issu servant de limite au pouvoir de l'employeur, son absence de définition a entraîné dans un premier temps son utilisation comme notion « fourre-tout ». D'où un certain flou, critiqué par le professeur Savatier, qui a fait remarquer que la protection de la vie privée ne concernait que l'intimité de la vie privée et que l'achat d'une voiture, comme dans l'affaire de la secrétaire d'une concession Renault licenciée pour avoir fait l'acquisition d'un véhicule Peugeot en remplacement de sa voiture (Soc., 22 janvier 1992, n°90-42.517⚖️, Bull n°30), est un acte public5. Il revient au doyen Waquet d'avoir tiré de cette critique une véritable doctrine jurisprudentielle6 distinguant vie personnelle, «noyau irréductible d'autonomie» du salarié, et vie privée, « sanctuaire particulièrement protégé », non seulement hors mais dans l'entreprise, le terme de « vie privée », qui désigne une véritable liberté publique, devant être réservé à la protection du domicile, de la correspondance et de la vie sentimentale, c'est-à-dire à l'intimité de la vie privée. Cette distinction apparaît dans la jurisprudence de la chambre sociale relative à la possibilité pour l'employeur de prendre connaissance de la correspondance reçue ou envoyée par le salarié sur le lieu de l'entreprise, particulièrement sur son ordinateur professionnel, et de l'utiliser à son encontre. S'agissant de l'ouverture des mails, le salarié étant présumé n'utiliser son ordinateur professionnel que pour les besoins de son travail, la chambre a considéré que cet ordinateur n'est pas a priori un espace de vie privée mais un outil appartenant à l'entreprise que l'employeur doit donc pouvoir ouvrir et contrôler en l'absence de son détenteur, et elle a posé une présomption du caractère professionnel des fichiers électroniques (soc.18 octobre 2006, bull n°308) puis des courriers, tant papiers, d'abord, (ch.mixte, 18 mai 2007, bull n°3) qu'électroniques (soc.15 décembre 2010, n°08-42486⚖️). Il appartient donc au salarié d'identifier ses courriers comme étant strictement « personnels » s'il veut les faire échapper au contrôle, en son absence, de l'employeur (soc.17 mai 2005,bull n°165 ; soc.17 juin 2009, bull n°153). Mais même une fois ouvert le courriel du salarié, la question se pose de savoir si son contenu est susceptible d'être invoqué à son encontre, en conciliant de nouveau droit du salarié à une vie personnelle, même aux temps et lieu du travail, et intérêt de l'entreprise. Le caractère privé du contenu du fichier réapparaît donc à ce deuxième stade, puisque selon la jurisprudence sociale, peut être considéré comme relevant de la vie privée du salarié un fait survenu au temps et au lieu du travail, comme la réception d'une correspondance privée, sur le contenu de laquelle l'employeur ne peut se fonder pour sanctionner son destinataire (ch.mixte 5

J. Savatier, « La protection de la vie privée des salariés », Dr. soc. 1992, p.329

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Ph. Waquet, « La vie personnelle du salarié », Dr. soc. janvier 2004, p.23

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18 mai 2007, précité, sur la revue échangiste) ou son auteur (soc.5 juillet 2011, n°1017284 : licenciement pour faute grave pour correspondance érotique - soc.18 octobre 2011, n° 10-25706⚖️ : correspondance amoureuse produite pour s'opposer à une demande de requalification de la démission et d'heures supplémentaires). En revanche, la chambre sociale a rappelé (soc.15 décembre 2009, bull n°284) que le respect de la vie privée et le secret des correspondances ne s'attachaient pas à des correspondances adressées par le salarié de son lieu de travail ne concernant pas sa vie privée stricto sensu, au sens où l'entend la jurisprudence civile (civ.1ère, 16 octobre 2008, bull. n°225), c'est-à-dire concernant sa santé, son patrimoine ou sa vie affective. Elle a ainsi précisé dans plusieurs arrêts du 2 février 2011 (n°09-72313⚖️ - n°09-72449⚖️ et n°09-72450⚖️) que des courriels envoyés aux temps et lieu du travail en rapport avec l'activité professionnelle du salarié n'avaient aucun caractère privé, fussent-ils adressés à une personne extérieure à l'entreprise comme son conjoint. Dans cette acception réduite d'intimité de la vie privée, telle que l'entend également la 1re chambre civile et le Conseil constitutionnel, le licenciement portant atteinte à la vie privée du salarié pourrait à mon sens encourir la nullité. Mais qu'en est-il en l'espèce ? Les faits reprochés au salarié se sont déroulés sur la voie publique, puisqu'ils trouvaient leur origine dans un stationnement irrégulier qui a entraîné le contrôle de police. Aucune atteinte à l'intimité de la vie privée n'a été portée par le licenciement qui reprochait des propos et un comportement (usage et détention de stupéfiants) qui, pour être intervenus dans le cadre de la vie personnelle du salarié, ne s'étaient pas produits dans l'intimité de sa vie privée. La jurisprudence de la chambre n'a d'ailleurs jusqu'ici jamais sanctionné un tel licenciement injustifié par la nullité mais simplement par l'allocation d'une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il serait, au demeurant, pour le moins paradoxal de qualifier de « liberté fondamentale » des faits de nature délictuelle7 - même si leur constitution n'a finalement pas été en totalité retenue, ni sur l'outrage ni sur l'usage de stupéfiant. C'est ce qu'a jugé la chambre pour leur invocation dans la lettre de licenciement (Soc. 29 septembre 2014, n°13-18.344 : «⚖️ la cour d'appel, ayant constaté que le licenciement fondé sur une condamnation pénale publiquement prononcée pour des faits étrangers aux obligations contractuelles résultant du contrat de travail, a retenu à bon droit qu'il ne portait pas atteinte à une liberté fondamentale, de sorte qu'il était dépourvu de cause réelle et sérieuse et non pas atteint de nullité »). L'analyse de la cour m'apparaît donc pécher par confusion entre deux notions voisines mais distinctes qui n'emportent pas le même régime juridique. ▸ Je suis donc d'avis de casser l'arrêt sur le second moyen.

question. 7

Comme le relève in fine J. Savatier dans « Portée de l'immunité disciplinaire du salarié pour les actes de sa vie personnelle », Dr. soc. juin 2003, p.629

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