AVIS DE Mme WURTZ, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 509 du 22 mai 2024 (B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 22-19.849⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 19 mai 2022 le syndicat Union Syndicale d'Air France UNSA SMAF C/ la société Air France _________________
1. FAITS ET PROCEDURE À la suite de divers événements survenus sur la zone Afrique entre 2014 et 2016, plusieurs avis de danger grave et imminent ont été consignés par les représentants du comité d'hygiène de sécurité et des conditions de travail du personnel navigant commercial (PNC) de la société Air France. Ayant exercé leur droit de retrait et contestant les retenues sur salaire opérées par leur employeur à leur égard, plusieurs PNC ont saisi la juridiction prud'homale. L'Union syndicale d'Air France (UNSA-SMAF) et le Syndicat national du personnel non commercial (SNPNC) ont par ailleurs saisi le tribunal judiciaire pour voir interdire l'employeur, sous astreinte, de pratiquer des retenues sur salaire en l'absence de décision judiciaire déclarant abusif le droit de retrait des salariés concernés.
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Par jugement du 15 avril 2021, le tribunal judiciaire a fait droit à la demande principale des syndicats. Par arrêt du 19 mai 2022, la cour d'appel a infirmé le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a rejeté la demande tendant à ce qu'il soit enjoint à la Société de fournir au PNC exerçant son droit de retrait un vol de substitution et statuant à nouveau, a débouté les syndicats de l'ensemble de leurs demandes. C'est l'arrêt attaqué par le pourvoi formé par l'UNSA SMAF et le SNPNC, fondé sur un moyen unique articulé en deux branches qui reprochent à la cour d'appel : - une violation de l'
article L.4131-3 du code du travail🏛 pour avoir considéré que la société Air France était en droit de pratiquer à l'encontre de tout le personnel navigant commercial exerçant son droit de retrait une retenue salariale, en l'absence de décision judiciaire déclarant abusif ou non fondé le retrait litigieux ; - un manque de base légale au regard de l'article L.4131-3 du code du travail, en se bornant à dire que l'expression « débarquement » utilisé par la société Air France pour justifier la retenue sur salaire ne présente pas de caractère abusif, sans rechercher si la pratique mise en place par la société Air France ne présente pas de caractère abusif et ne justifie pas l'intervention préalable du juge pour se prononcer sur la légitimité du droit de retrait ;
2. DISCUSSION L'employeur peut-il procéder à une retenue sur salaire sans décision préalable du juge judiciaire sur le caractère abusif du droit de retrait exercé par un salarié ? 2-1 Contrôle a priori ou a posteriori du juge ? La question peut paraître surprenante tant le droit de retrait n'est pas un droit nouveau dont les protagonistes découvriraient les contours ! C'est en effet la
loi n°82-1097 du 23 décembre 1982🏛 qui en a posé le principe, lequel a été codifié à l'ancien
article L.231-8 du code du travail🏛. Puis le législateur a consacré un titre entier au droit d'alerte ouvert tant aux salariés qu'aux représentants du personnel, ainsi qu'au droit de retrait réservé aux premiers, en précisant les principes encadrant ces droits et leurs conditions d'exercice. Ainsi, l'
article L.4131-1 du code du travail🏛 en ses alinéas 1 et 2 fixe les conditions requises pour que le salarié puisse valablement exercer son droit de retrait, à savoir : - « toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection » - et la nécessité d'en alerter « immédiatement l'employeur ».
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Alors que l'alerte lancée par un membre du CSE prévu à l'article L.4131-2 doit reposer sur un constat de danger grave et imminent, l'élu étant en effet présumé bénéficier d'une expertise supplémentaire sur les questions de santé et sécurité lui permettant d'apprécier la réalité objective du danger, l'alerte effectuée par le travailleur peut ne reposer que sur un « motif raisonnable de penser» qu'il y a danger. Le salarié dispose donc d'une certaine marge d'appréciation et en quelque sorte d'un droit à l'erreur, comme l'a indirectement reconnu le Conseil d'Etat qui a considéré qu'une clause de règlement intérieur subordonnant le retrait à l'existence d'un danger effectif était contraire à la loi 1. Ainsi que l'énonce le commentaire à la RJS de l'arrêt de la chambre sociale en date du 11 juillet 1989, « l'appréciation du danger que fait le salarié ne doit pas être extravagante, insensée, absurde, excessive. Elle doit être menée in concreto. » 2. Le professeur G..Couturier, commentant votre arrêt publié du 9 mai 2000 ceci :
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précisait
« Comme le droit de grève, le droit de retrait consiste dans une immunité. Cette possibilité pour le salarié de se retirer d'une situation de travail qu'il perçoit comme dangereuse pour sa vie ou sa santé est un droit dans la mesure où celui qui l'exerce est mis, par l'article L. 231-8-1, à l'abri de toute sanction ou retenue de salaire. Encore faut-il que les conditions d'application de la règle soient remplies. C'est là que portent d'éventuelles contestations. L'employeur qui sanctionne ou licencie affirme que c'est à tort que le salarié a fait état d'un danger grave et imminent. Le juge doit alors intervenir et dire si l'article L. 231-8-1 peut ou non être invoqué. Il ne faut pas se méprendre sur l'objet de son contrôle. Il ne s'agit pas alors directement pour le juge de se prononcer sur la réalité du danger contesté (...) Dans le droit de retrait, en effet, on retrouve la logique du principe de précaution. Ce droit serait tout à fait inopérant si, pour l'exercer, il fallait être sûr de pouvoir ensuite faire la preuve de la réalité et de la gravité du danger en fonction duquel on a interrompu le travail. De même, il serait inopérant s'il fallait être sûr de l'inobservation des règles de sécurité. Pour que la règle légale puisse avoir la fonction préventive qu'on lui prête, il faut qu'elle protège indifféremment ceux qui étaient réellement en danger et ceux qui avaient des raisons (suffisantes) de se croire en danger et se sont mis à l'abri par précaution, ceux à l'égard desquels les règles de sécurité étaient réellement méconnues et ceux qui pouvaient croire (raisonnablement) qu'elles l'étaient.» 4 Et si la chambre sociale censure les juridictions qui omettent de vérifier que le salarié avait un motif raisonnable de penser que la situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa sécurité ou sa santé, elle laisse au pouvoir 1 2
CE, 9 octobre 1987, n° 69.829 RJS 8-9/89 n 687
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Soc.9 mai 2000, n° 97-44.234⚖️4
Droit social 2000, n° 07-08 du 10/07/2000, p.778
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souverain des juges l'appréciation du caractère grave et imminent du danger, sa portée sur la santé ou la sécurité du salarié et la notion de motif « raisonnable », lesquels dépendent effectivement et étroitement des éléments de faits et de preuve versés aux débats. 5 S'agissant de la temporalité du contrôle exercé par le juge sur la légitimité du retrait, la protection de la santé et de la sécurité du salarié et l'obligation qui pèse à ce titre sur l'employeur en application de l'article L.4121-1 justifient que ce contrôle judiciaire s'accomplisse dans un deuxième temps, soit après l'usage de ce droit. Ce point n'est d'ailleurs pas débattu et est acquis en jurisprudence. Mais dans le présent pourvoi, le débat porte sur la question de savoir si l'employeur peut opérer, d'initiative, une retenue sur salaire avant toute décision du juge consacrant le caractère abusif du retrait. Deux logiques s'opposent alors : - celle qui consiste à conditionner la retenue sur salaire à la décision conforme du juge relative à la légitimité du retrait, toute retenue effectuée en amont étant qualifiée de sanction pécuniaire prohibée ; - celle qui autorise l'employeur dans la même temporalité que le retrait effectif du salarié, une retenue sur salaire pour service non fait ou inexécution de la prestation contractuelle ; La première option fait prévaloir le droit de retrait du salarié sur le pouvoir de direction et de gestion de l'employeur ; la seconde articule les droits respectifs du salarié et de l'employeur, le premier d'exercer son droit fondamental de protection de son intégrité, le second d'exercer son pouvoir de direction et de gestion en réponse à une absence de prestation de travail, ce avant toute saisine éventuelle du juge. Pour trancher la question, votre chambre pourra se fonder non seulement sur la lecture stricte des textes, mais aussi sur l'objectif poursuivi par le législateur. S'agissant des textes : L'alinéa 3 de l'article L.4131-1, ainsi que les dispositions de l'article L.4131-3 posent une double interdiction à la charge de l'employeur : - interdiction de demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent. Cette interdiction vient en cohérence avec les dispositions de l'article L.4132-5 aux termes desquels « l'employeur prend les mesures et donne les instructions nécessaires pour permettre aux travailleurs, en cas de danger grave et imminent 5
Cf arrêts cités au rapport pages 6 et 7
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d'arrêter leur activité et de se mettre en sécurité en quittant immédiatement les lieux de travail. » - prohibition de toute sanction ou retenue sur salaire au salarié qui s'est retiré d'une situation de travail dont il avait un motif raisonnable de penser qu'elle présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé. Nulle condition de saisine préalable du juge n'est donc expressément posée pour la mise en oeuvre d'une retenue sur salaire, mais le texte renvoie aux critères que doit remplir le retrait à même de justifier l'exclusion de toute retenue sur salaire. Par ailleurs, la chambre sociale a été amenée à admettre qu'une retenue sur salaire « pour absence de service fait » pouvait intervenir dans un contexte d'exercice du droit de retrait par des salariés. Il s'agit de tirer les conséquences de l'inexécution par le salarié de ses obligations contractuelles, s'il n'avait pas de motif raisonnable de penser que la situation de travail présentait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé, mais à charge pour le juge de vérifier ce point, à défaut sa décision invalidant la retenue est soumise à la censure. 6 Vous avez également admis que la retenue sur salaire en raison de l'absence du salarié et a proportion de sa durée ne constitue pas une sanction pécuniaire prohibée au sens de l'
article L1331-2 du code du travail🏛. 7 Enfin, la chambre criminelle a posé formellement le principe selon lequel l'employeur n'est pas préalablement tenu de saisir le juge sur l'appréciation du bienfondé du droit de retrait, avant d'opérer une retenue sur salaire 8. La Cour a donc une interprétation des textes qui tend à écarter la thèse soutenue par le pourvoi. S'agissant de l'objectif poursuivi par le législateur : Il est constant que l'objectif poursuivi par le dispositif légal est la protection de la santé et de la sécurité du travailleur, laquelle relève d'un droit fondamental, dont l'effectivité doit être assurée par l'employeur. Et c'est pour rendre effective cette protection qu'est posée l'interdiction de toute retenue sur le salaire qui serait liée à l'exercice légitime du droit de retrait, c'est à dire dans le respect des conditions légales qui l'encadrent. Le critère de légitimité dans l'usage du retrait est donc déterminant pour apprécier la régularité de la sanction ou de la retenue mise en oeuvre par l'employeur.
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Soc. 11 juillet 1989, n° 86-43.497⚖️7
Soc.21 mars 2012, n°10-21097⚖️8
Crim.25 novembre 2008, n° 07-87.650⚖️5
C'est ce qui ressort également des articles 8 §4 et 5 de la directive 89/391/CEE du 12 juin 1989 et de l'article 13 de la convention n°155 de l'Organisation internationale du travail sur la sécurité et la santé des travailleurs (1981) lesquels prévoient en effet que le salarié doit être protégé contre les conséquences « dommageables et injustifiées » de l'exercice de son droit de retrait, conformément aux législations et/ou pratiques nationales. Or, au regard des conditions légales qui encadrent le droit de retrait et son usage, sa légitimité relève de la seule appréciation, a posteriori, du juge dont il sera déduit la régularité ou non des éventuelles retenues opérées par l'employeur. Ainsi, interdire toute retenue, quelles que soient les circonstances et le caractère raisonnable et légitime de l'exercice du droit de retrait, ce jusqu'à la décision conforme du juge, ajouterait à la lettre des textes et à leur logique interne. Cette solution du contrôle a posteriori n'est pas contraire à l'objectif poursuivi par le législateur de protection de l'intégrité du travailleur. En effet, le droit de retrait n'est pas paralysé et reste exercé à la seule initiative et appréciation du salarié et celui-ci conserve la possibilité de faire sanctionner une retenue sur salaire qui serait irrégulière. Le droit conféré par la loi à l'intéressé, comme la sanction qui l'accompagne sont donc préservés. 2-2 Réponse au moyen : 2.2.1 Sur la première branche : En l'espèce, la cour d'appel a retenu que « rien dans les dispositions rappelées cidessus ni dans la jurisprudence ne fait obligation à l'employeur de saisir le juge avant de décider de retenir une partie de la rémunération du salarié en cause » , que « C'est donc bien la notion de 'raisonnable' qui est déterminante, tant à l'égard du salarié qu'à l'égard de l'employeur, chacun s'exposant à une perte financière s'il ne respecte pas ce critère. Il ne s'agit donc pas de permettre à « l'employeur de décider seul du caractère légitime ou non d'un droit de retrait » ...mais d'inciter et le salarié et l'employeur à agir de façon raisonnable, sous le contrôle du juge. Ce contrôle ne pouvant intervenir qu'après que la décision d'un ou de l'autre a été prise, pour l'ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu d'infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a rejeté la demande tendant à ce qu'il soit enjoint à la Société de fournir au PNC exerçant son droit de retrait un vol de substitution. ». Ce faisant, elle a fait une exacte application de la loi. AVIS DE REJET 2.2.2 Sur la seconde branche : Il est reproché à l'arrêt de ne pas avoir recherché si la pratique mise en place par l'employeur ne présentait pas de caractère abusif et ne justifiait pas l'intervention préalable du juge pour se prononcer sur la légitimité du droit de retrait.
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Vous pourrez rejeter également cette branche du moyen. En effet, la cour d'appel a relevé que « L'exercice de ce droit, qui n'est au demeurant pas contesté en lui-même, ne constitue pas une sanction en lui-même, puisque précisément, il ne peut dégénérer en sanction que s'il présente un caractère abusif, résultant de ce que le salarié avait un motif raisonnable d'exercer son droit de retrait. »; que « Dans le cas d'espèce, précisément, la Société n'est pas démentie lorsqu'elle indique que dans les courriers des salariés ayant exercé leur droit de retrait, il n'a été fait référence à aucun motif » que « Les exemples que donnent les syndicats de décisions de la Société de retenir la rémunération d'un salarié, en utilisant à son propos l'expression de « débarquement » pour justifier cette retenue, ne présentent pas de caractère probant d'un abus de droit par l'employeur. » En tout état de cause, la cour d'appel qui n'était saisie que de la question de la saisine préalable du juge pour opérer une retenue sur salaire et non de la légitimité de l'usage du droit de retrait, et a répondu par les motifs rappelés en 2.2.1 exempts d'erreur de droit, a légalement justifié sa décision.
AVIS DE REJET
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