AVIS DE M. GAMBERT, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 1083 du 23 octobre 2024 (B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 23-16.479⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 6 avril 2023 Le syndicat FEP [Localité 3] C/ Mme [L] [I] _________________
Audience FS1 du 24 septembre 2024
Faits et procédure Le 12 juin 2018, Mme [I] a été engagée par le syndicat Fédération des entreprises de propreté [Localité 3] (la FEP) en qualité de cadre responsable administratif et comptable, moyennant une rémunération mensuelle brute de 3 840 euros et pour une durée de travail hebdomadaire de 35 heures. Le 15 décembre 2018, elle a adressé un courriel à sa supérieure hiérarchique revendiquant le paiement d'un treizième mois et d'une prime en invoquant un usage interne à l'entreprise, et, en joignant à l'appui de sa demande un tableau récapitulatif reprenant les éléments de rémunération des salariés de la FEP depuis plusieurs années. Le 17 décembre 2018, la salariée a été convoquée à un entretien préalable à un éventuel licenciement et dispensée d'activité jusqu'à l'issue de la procédure.
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Le 04 janvier 2018, son licenciement lui a été notifié pour cause réelle et sérieuse. La lettre de licenciement lui reproche d'avoir transmis, à l'appui de ses revendications, des données personnelles et confidentielles ayant trait à la rémunération de certains de ses collègues et prédécesseurs. Le 22 mars 2019, la salariée a saisi le conseil des prud'hommes en nullité du licenciement. En conséquence, elle a demandé sa réintégration et le paiement de rappels de salaires, de dommages-intérêts pour exécution de mauvaise foi du contrat de travail et, subsidiairement, une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Par jugement du 22 avril 2021, le conseil des prud'hommes a débouté la salariée de l'intégralité de ses demandes. En appel, par arrêt du 6 avril 2023, la cour d'appel a prononcé la nullité du licenciement, ordonné la réintégration de la salariée et condamné son employeur à lui payer une indemnité équivalente aux salaires qu'elle aurait dû percevoir depuis son licenciement jusqu'à sa réintégration, sans déduction des revenus de remplacement, outre un rappel de salaire au titre du treizième mois pour les années 2018 et 2019. Le pourvoi L'employeur a formé un pourvoi contre cette décision composé de quatre moyens de cassation. Monsieur le conseiller rapporteur propose un rejet non spécialement motivé des premier, deuxième et quatrième moyens qui ne paraissent manifestement pas de nature à entraîner la cassation. Le présent avis porte sur le troisième moyen qui est divisé en deux branches et qui fait grief à l'arrêt attaqué : 1- de ne pas avoir déduit les revenus de remplacement de l'indemnité d'éviction due pour la période allant du licenciement à la réintégration, 2- d'avoir cumulé cette indemnité avec l'indemnité de préavis.
Discussion - A - Indemnité d'éviction et déduction des revenus de remplacement Lorsque la nullité du licenciement est prononcée, le contrat est censé ne pas avoir été rompu et avoir continué à produire ses effets. En conséquence, il ouvre droit à la réintégration et au versement d'une indemnité égale au montant de la rémunération que le salarié aurait perçue entre son licenciement et sa réintégration. La victime d'un licenciement entaché d'une des nullités prévues au deuxième alinéa de l'
article L. 1235-3.1 du code du travail🏛, dispose expressément du droit à la réintégration. S'il ne la demande pas, il a droit à plusieurs indemnités : - d'une part, aux indemnités de rupture, à savoir l'indemnité compensatrice de préavis et l'indemnité légale ou conventionnelle de licenciement ;
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- d'autre part, à une indemnité réparant l'intégralité du préjudice résultant du caractère illicite du licenciement qui ne peut être inférieure au salaire des six derniers mois. S'il demande et obtient sa réintégration, il peut prétendre à une indemnité d'éviction correspondant « à la totalité du préjudice subi au cours de la période qui s'est écoulée entre son licenciement et sa réintégration, dans la limite des salaires dont il a été privé » (Soc. 03/07/2003, n°01-44.717) donc à une somme égale au montant de la rémunération qu'il aurait dû percevoir, déduction faite des revenus de remplacement. Mais par exception, lorsque la rupture du contrat de travail intervient en violation d'une liberté fondamentale, il peut obtenir le maintien forfaitaire de la rémunération qu'il aurait dû percevoir durant la période d'éviction, sans déduction des revenus de remplacement (
Soc. 02/02/2006, n°03-47.481⚖️). La jurisprudence a donc introduit une distinction dans le mode de calcul de l'indemnité d'éviction en fonction des causes de l'annulation, et ce, même lorsque les causes relèvent toutes d'une violation des droits et libertés. Sachant que les libertés fondamentales regroupent les libertés constitutionnellement ou conventionnellement garanties et que par conséquent la chambre sociale ne retient pas au rang des libertés fondamentales toutes les libertés publiques ou individuelles, le fait de réserver la non-déductibilité des revenus de remplacement des sommes dues par l'employeur en cas de réintégration d'un salarié licencié aux annulations consécutives à la violation d'une liberté fondamentale est donc complexe à mettre en oeuvre. Au surplus, cette distinction dans le mode de calcul de l'indemnité d'éviction introduit une échelle de valeur entre les causes de nullité qui est injustifiée au regard de situations concrètement très voisines. Ainsi, la qualification de liberté fondamentale a été attribuée au principe d'égalité des droits entre l'homme et la femme institué à l'alinéa 3 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 (Soc. 29/01/2020, n°1821.862), tandis que ne constitue pas une liberté fondamentale de nature à justifier la non-déduction des revenus de remplacement, la prohibition des discriminations en raison de l'âge, situation qui relève pourtant elle aussi de l'égalité des droits (
Soc.15/11/2017, n°16-14.281⚖️). D'ailleurs, la chambre qui juge que la liberté d'expression est une liberté fondamentale (
Soc. 29/06/2022, n°20-16.060⚖️) a cependant pu admettre que le licenciement était nul en raison d'une atteinte à la liberté d'expression mais que le revenu de remplacement devait être déduit de l'indemnité d'éviction (
Soc.14/12/2016, n°14-21.325⚖️). Au-delà des difficultés d'application, l'évolution de la loi conduit aussi à s'interroger sur la nécessité de maintenir une distinction dans le mode de calcul de l'indemnité d'éviction en fonction des causes de l'annulation. En effet, si le droit à une indemnité d'éviction n'a pas été remis en cause par l'
ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017🏛, il faut souligner que l'article L. 1235-3-1 du code du travail, issu de ce texte, qui est venu consacrer la nullité du licenciement opéré en violation d'une liberté fondamentale parmi les causes de nullité qu'il énumère, n'opère aucune distinction quant à l'octroi et au calcul des indemnités en fonction de la cause. Au regard de l'ensemble de ces considérations, la distinction opérée par votre jurisprudence concernant le mode de calcul de l'indemnité d'éviction ne paraît plus justifiée et doit être abandonnée. Se pose alors la question du choix de la solution à adopter, faut-il revenir à l'application du principe où ériger l'exception en principe général ?
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Si on aborde la question sous l'angle de la réparation du préjudice subi, en application des règles de la responsabilité civile la créance indemnitaire du salarié ne saurait être supérieure au préjudice effectif dont il a souffert. Il n'y a alors aucune raison de majorer les indemnités qui lui sont dues en l'autorisant à cumuler le montant des salaires dont il a été privé et les revenus de remplacement (salaires provenant d'une autre activité professionnelle et indemnités de chômage) perçus pendant la même période. En revanche, si on considère que l'indemnisation du préjudice subi par le salarié privé d'emploi jusqu'à sa réintégration comme le moyen de pénaliser le comportement fautif de l'employeur, l'attribution d'une indemnité d'éviction forfaitaire sans tenir compte des revenus de remplacement peut être justifiée. Mais cette conception est éloignée des objectifs du droit du travail qui concourt à protéger les intérêts des parties, à garantir ou à rétablir un équilibre entre les droits et les obligations de chacun et non pas à ériger en quasi-infraction la nullité du licenciement. Elle aboutit au maintien du salaire sans aucun travail en contrepartie et perd alors son caractère indemnitaire. J'incline en faveur du caractère indemnitaire et non pas forfaitaire de la somme accordée au salarié en réparation de son préjudice. Au cas présent, l'arrêt retient que le licenciement est une mesure de rétorsion et caractérise une violation de la liberté d'expression qui justifie l'annulation du licenciement, ce dont il tire les conséquences en ordonnant la réintégration et le paiement d'une indemnité d'éviction équivalente aux salaires que la salariée aurait dû percevoir entre son licenciement et sa réintégration sans déduction des revenus perçus pendant cette période. La solution retenue est conforme à votre jurisprudence dont je préconise l'abandon. En conséquence, je conclus à la cassation de l'arrêt sur le fondement de la première branche du troisième moyen et à l'attribution d'une indemnité d'éviction égale au montant de la rémunération que la salariée aurait dû percevoir, déduction faite des revenus de remplacement.
- B - Indemnité d'éviction et préavis Lorsque le licenciement est annulé et en l'absence de réintégration, le salarié a droit à l'indemnité compensatrice de préavis (
Soc. 05/06/2001, n° 99-41.186⚖️ ;
Soc. 30/03/2005, n°03-41.518⚖️), mais si le salarié a effectué son préavis, il ne peut pas prétendre à une indemnité à ce titre (
Soc. 30/06/2010, n° 09-41.349⚖️). Lorsque le licenciement est annulé et que le salarié obtient sa réintégration, il ne peut pas prétendre au paiement d'indemnités de rupture qui viendraient s'ajouter à l'indemnité d'éviction (
Soc.11/07/2012, n°10-15.905⚖️), de la même manière on ne voit pas ce qui justifierait qu'il puisse cumuler pour la même période une indemnité compensatrice de préavis et une indemnité d'éviction. Au cas présent, il ressort de l'arrêt que la salariée a été rémunérée au titre du préavis jusqu'au 30 mars 2019 alors que le délai de préavis expirait le 04 avril.
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Dès lors que l'arrêt a condamné l'employeur à payer le solde dû pour la période du 1er au 4 avril, l'indemnité d'éviction n'est due qu'à compter du 05 avril 2019 et non depuis le licenciement. Je conclus à la cassation sur le fondement de la seconde branche du troisième moyen.
Avis de cassation
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