AVIS DE Mme HENRY, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 587 du 23 octobre 2024 (B) –
Chambre commerciale, financière et économique Pourvoi n° 22-22.215⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Grenoble du 22 septembre 2022 La Caisse régionale de crédit agricole mutuel Sud-Rhône-Alpes C/ M. [B] [T] _________________
Audience du 2 juillet 2024 - formation de section n°1. Avis de rejet.
1. Les faits et la procédure sont rappelés dans le rapport de Monsieur le conseiller, seuls les éléments utiles à la compréhension de l'avis sont repris. En l'espèce, une banque bénéficiaire d'un billet à ordre émis par une société placée en liquidation judiciaire déclare sa créance et assigne le dirigeant en paiement du billet à ordre en qualité d'avaliste. L'interprétation de la portée de la signature donnée par le dirigeant d'une société ayant émis un billet à ordre est discutée lorsque la banque, bénéficiaire du billet à ordre, sollicite le dirigeant considérant qu'il est engagé à titre personnel. 2. Le moyen unique du pourvoi critique la décision de la cour d'appel qui juge que le billet à ordre discuté n'est pas correctement avalisé car le dirigeant de la
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société a apposé une double signature associée au tampon de la société, l'une en qualité de souscripteur, l'autre en qualité de donneur d'aval. Faisant référence à une jurisprudence traditionnelle, il souligne que le dirigeant d'une société qui donne son aval s'engage à titre personnel. La question posée par le moyen unique est à la croisée de deux approches distinctes de notre chambre en présence d'un aval donné par le dirigeant d'une société dans des conditions différentes. A la conjonction de ces décisions, il pose une question singulière pour être distincte de nos précédentes décisions. 3. Les circonstances de l'espèce (en regrettant de ne pas trouver dans les pièces produites le billet à ordre litigieux) sont particulières. Le dirigeant de la société Sud Est Charpentes a apposé sa signature sur le cachet de la société en tant que son représentant légal et souscripteur du billet à ordre et il a apposé sa signature sur le même cachet de cette dernière dans la partie concernant l'aval 1. Ce particularisme invite à interpréter les arrêts rendus par notre chambre pour préciser le sort de l'aval donné par le dirigeant d'une société. 4. Préalablement, il est utile de rappeler que la doctrine dénonce l'incompatibilité de la double signature du souscripteur et du donneur d'aval. Plus précisément, par un arrêt du 24 juin 19862, il a été jugé que la même personne en la même qualité ne peut être à la fois souscripteur et donneur d'aval. Par conséquent : « Le gérant d'une société qui, ayant souscrit en cette qualité des billets à ordre au profit d'un créancier de celle-ci et également apposé sa signature sur ces effets sous la mention « bon pour aval », s'expose à être condamné à en régler le montant en sa seule qualité d'avaliste, une même personne ne pouvant à la fois être souscripteur et avaliseur du souscripteur»3. Ainsi le 22 juin 20164, il a été tranché qu'après avoir constaté que le recto du billet à ordre comporte deux exemplaires de la signature du dirigeant, complétées par le tampon de la société, une à l'emplacement « signature du souscripteur » et l'autre précédé de la mention « bon pour aval », la cour d'appel pouvait par une interprétation, exclusive de toute dénaturation, considérer que le dirigeant avait avalisé le billet à ordre en son nom personnel. 5. On l'aura compris la signature du dirigeant d'une société en tant qu'aval pose question : s'engage-t-il personnellement ou engage-t-il la société qu'il représente ? Il convient donc d'apprécier la portée de cet engagement en fonction des circonstances. En jurisprudence, un principe se dégage, mais une exception se profile. Le principe d'abord : en l'absence d'indication, le gérant est avaliste à titre personnel et non comme représentant de la société, la justification étant que la société ne peut pas être souscripteur et avaliseur. Par suite, de longue date et encore récemment, la jurisprudence considère que le dirigeant qui signe un billet à ordre en tant qu'avaliste sans aucune précision quant à son engagement comme mandataire est engagé personnellement. Dernièrement, il a été jugé que « Vu les
articles L. 511-21 et L. 512-4 du code de commerce🏛🏛 : « 4. Il résulte de ces textes qu'en l'absence de tout Précisions apportées dans les motifs de l'arrêt de la cour d'appel critiqué par le pourvoi aux paragraphes 19 et 20. 2 Com. 24 juin 1986, pourvoi n°85-12.061, Bull. civ. IV, n° 135 ; D. 1987. Somm. 69, obs. M. Cabrillac. 3 D. Giribila, Aval, Répertoire Dalloz, janv. 2023, n° 32. 4 Com. 22 juin 2016, pourvoi n° 14-13.244. 1
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élément accompagnant la signature d'un avaliste sur un billet à ordre, celui-ci est seul engagé comme avaliste, sans qu'il y ait lieu de rechercher s'il a agi en qualité de mandataire.»5 Comme le souligne le commentateur de cette dernière décision, cette solution n'est ni nouvelle, ni contestable6 au regard de l'
article 1154, alinéa 2 du code civil🏛. Pour autant, ce principe respectueux du formalisme et de la rigueur du droit cambiaire n'interdit pas des exceptions toute la difficulté étant alors d'en définir le périmètre. L'exception ensuite : en tant que telle, elle doit être expresse et précise, même si son appréciation est laissée aux juges du fond7. Ainsi par une décision du 14 mars 20188, notre chambre, écartant le grief de dénaturation, a souligné la nécessité, pour le dirigeant qui entend engager la société qu'il représente, de préciser clairement qu'il donne cette garantie en tant que président de la société. Dans ce cas, le dirigeant ne s'engage pas personnellement, mais l'aval est donné par la société. Dans la foulée, une autre décision du 20 juin 20189, faisant référence à l'appréciation souveraine des juges du fond rendue nécessaire par l'ambiguïté du titre, accepte que le cachet de la société suivi de la signature de son dirigeant puisse être interprété comme excluant tout engagement personnel du dirigeant comme avaliseur. 6. Le moyen unique du pourvoi défendu par la banque bénéficiaire du billet à ordre et de l'aval suppose de déterminer si au regard des circonstances, la décision critiquée s'inscrit ou non dans le prolongement de la jurisprudence de notre chambre. A bien réfléchir, il s'agit de clarifier l'état de la jurisprudence appréciant en quelle qualité le dirigeant s'engage en signant, avec le cachet de la société, l'engagement « bon pour aval ». En l'espèce, il n'est pas discuté que le dirigeant a doublement signé le billet à ordre en qualité de représentant de la société, une fois comme souscripteur, une fois comme avaliste. La même société est visée. La jurisprudence ci-dessus évoquée est intervenue sur un grief de dénaturation. L'arrêt du 14 mars 2018 10 se prononce sur ce seul chef : la signature portée par M. D. sous la rubrique « bon pour aval » précise clairement qu'il donne cette garantie en tant que président de la société DWA SAS, ce dont il résulte que M. D. ne s'est pas engagé comme avaliste à titre personnel, la cour d'appel, qui en a dénaturé les termes clairs et précis a violé l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis. Seul le point relatif à la dénaturation est retenu. A bien lire l'arrêt, le souscripteur du billet à ordre est la société DWA tandis que le président signe « bon pour aval » en qualité de dirigeant de la société DWA SAS. Certes les noms sont proches et peuvent faire 5
Com., 15 février 2023, pourvoi n° 21-22.990⚖️, cette même solution était posée par un arrêt du 14 octobre 2014, pourvoi n°
13-17.638⚖️. 6 A. Nivert, LPA juill.-août 2023, p. 76, LPA202k5. L'auteur cite de manière classique :
Com. com., 6 oct.1998, pourvoi n° 95-13496⚖️, B. IV, n°226, p.188 ; RTD
com. 1999, p. 164, obs. M. Cabrillac ; Com., 13 sept. 2011, pourvoi n° 10-20504⚖️, ; RD bancaire et fin. 2012, étude 7, par A. Quinquerez ; Banque et droit 11-12/2011, p. 15, obs. T. Bonneau. 7 Ce point est rappelé par Madame l'avocat général référendaire Guinamant dans son avis conforme sous
Com., 20 juin 2018, pourvoi n° 17-15.356⚖️, point n° 4. 8 Com., 14 mars 2018, pourvoi n° 16-17.869, LEDB mai 2018, n°111J2, p.7, obs. J. LasserreCapdeville. 9 Com., 20 juin 2018, préc., LEDB sept. 2018, n°8, n° 111p5, p. 4, obs. J. Lasserre-Capdeville. 10 Com., 14 mars 2018, préc.
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penser que le même dirigeant représente la même société en guise de souscripteur et d'avaliste rompant avec le principe classique voulant qu'un même sujet de droit ne puisse pas être souscripteur et avaliste. Pour autant la décision du 14 mars 2018 ne tranche pas ce point. Au contraire la lecture de l'arrêt laisse apparaître un doute même s'il est interprété en ce sens par un commentateur : « Il en découle, alors, qu'une même société peut être à la fois souscripteur d'un billet à ordre et avaliste de ce billet. Bien évidemment, cela n'apportera rien au créancier.»11. Par ailleurs, l'autre décision du 20 juin 2018, reconnaissant l'interprétation souveraine des juges du fond en présence du cachet de la société que représente son dirigeant (le même que pour les sociétés ayant souscrit le billet à ordre) signant « bon pour aval » s'inscrit dans des circonstances particulières ne permettant pas davantage de conclure sur l'identité du souscripteur et de l'avaliste car la société engagée en tant que garante était différente de celles ayant souscrit le billet à ordre. 7. Le moyen unique du pourvoi en cause est donc l'occasion de clarifier notre jurisprudence sur la possibilité pour un dirigeant d'engager sous sa signature la même société en tant que souscripteur et avaliste. Pour répondre, il faut revenir au sens des engagements pris en application du droit cambiaire. Est-il besoin de le rappeler, par définition, le souscripteur d'un billet à ordre s'engage à payer, à une époque déterminée, une certaine somme à une autre personne appelée bénéficiaire. Il s'en suit que pour citer les meilleurs auteurs : « De même qu'il ne peut utilement émaner du tiré accepteur d'une lettre de change, l'aval ne peut pas être donné par le souscripteur, débiteur principal du billet à ordre »12. On voit la logique, un tel engagement n'apporte rien au bénéficiaire et devrait être écarté. En l'espèce, si d'aventure l'aval du dirigeant devait être reconnu comme étant donné au nom de la société émettrice, il serait inefficace. Par suite, c'est une cassation qui s'imposerait. Et pourtant… Il faut tenir compte de deux logiques, celle du droit cambiaire qui impose des engagements lourds de conséquences avec un formalisme rigoureux et celle du droit des contrats qui consacre comme un pilier fondamental l'existence et l'intégrité du consentement. La confrontation entre l'efficacité économique du formalisme cambiaire et le respect de l'individualisme contractuel et de l'autonomie du consentement se profile derrière le moyen unique du pourvoi. Pour ma part, même s'il est tentant de privilégier le formalisme protecteur du droit cambiaire, il reste un constat mis en évidence par l'avocat général dans son avis rendu sous la décision du 14 mars 201813 : « La redoutable efficacité de l'aval doit avoir pour corollaire la certitude de l'engagement du donneur d'aval ». Certes, l'apport de garantie de l'aval disparaît mais il semble que la doctrine a déjà pris en compte cet élément en soulignant que les parties à un billet à ordre devront s'assurer de la clarté et de l'absence d'ambiguïté de leurs engagements. A défaut, il convient de continuer à s'en remettre au pouvoir d'appréciation des juges du fond. On l'aura compris au regard de la gravité de l'engagement de l'aval et pour la sécurité juridique des billets à ordre, un avis de rejet me semble s'imposer.
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J. Lasserre-Capdeville, obs. sous Com., 14 mars 2018, préc. R. Bonhomme et M. Roussille, Instruments de crédit et de paiement, manuel LGDJ, 2021, spéc., n°255. 13 Com., 14 mars 2018, préc. 12
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