AVIS DE Mme LAULOM, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 795 du 10 juillet 2024 (FS-B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 22-21.082⚖️ Décision attaquée : Tribunal judiciaire du Havre du 23 août 2022 l'établissement public [4] C/ l'association Emergences formation _________________
La deuxième branche du moyen unique du pourvoi invite la Cour à préciser sa jurisprudence sur le droit pour un expert à auditionner des salariés pour mener à bien son expertise. Dans un arrêt du 28 juin 20231, la chambre sociale a donné une première réponse à cette question, jusqu'alors inédite. Selon l'arrêt, il résulte des dispositions des
articles L. 2315-82 et L. 2315-83 du code du travail🏛🏛, que l'expert-comptable, désigné par un CSE dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l'emploi, s'il considère que l'audition de certains salariés de l'entreprise est utile à l'accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu'à la condition d'obtenir l'accord exprès de l'employeur et des salariés concernés. Si l'accueil de cet arrêt par les commentateurs a été partagé 2, la plupart s'interroge sur la portée de la décision. La
chambre sociale s'est prononcée dans l'hypothèse d'un 1
Soc., 28 juin 2023, pourvoi n° 22-10.293, FS-B⚖️.
L. Dauxerre, “Expert-comptable du CSE: pas d'audition des salariés sans l'accord exprès de l'employeur”, JCP S, n°35 septembre 2023, 1220.G. François, “Faut-il permettre à l'employeur d'empêcher l'expert désigné au CSE d'auditionner les salariés?”, RDT 2023, p. 597 et DS 2023, p. 733. M. Bailly, RDT 2023, p. 597; F. Signoretto, , 2
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recours par un CSE à un expert-comptable dans le cadre de l'une de ses consultations récurrentes, celle relative à la politique sociale, les conditions de travail et l'emploi (
article L. 2315-91 du code du travail🏛). Si l'on peut admettre que c'est une même solution qui devrait prévaloir lorsque le CSE recourt à un expert-comptable dans le cadre des autres consultations récurrentes3, faut-il la retenir lorsque l'expertise est menée par un expert habilité dans l'hypothèse notamment d'un risque grave (article L. 2315-94, 1°)? En l'espèce, l'expertise “risque grave” a été actionnée sur le fondement de l'
article L.4614-12 1° du code du travail🏛🏛, dans sa version applicable à l'espèce. L'
article 10 de l'ordonnance n°2017-1386 du 22 septembre 2017🏛 a, en effet, prévu le maintien dans les établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux et les groupements de coopération sanitaire de droit public, des dispositions du code du travail relatives au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail. C'est donc en application de l'article L. 4614-12 1° du code du travail et suivants, qui restent en vigueur dans ce contexte, que le CHSCT de l'hôpital [6] a fait appel à un expert en raison d'un risque grave et que l'employeur a contesté, dans un premier temps, le recours à l'expertise et, dans un second temps, son montant. Les dispositions étant similaires, l'interprétation qui en sera retenue par la Cour, aura également vocation à s'appliquer à l'expertise risque grave diligentée par un CSE en application de l'article L. 2314-94, 1° du code du travail.
La réforme intervenue en 2017 a regroupé les dispositions relatives aux différents experts et elle les a ordonnées entre un paragraphe général4 et deux autres paragraphes, l'un consacré à l'expertise dans le cadre des consultations récurrentes5 et l'autre relatif aux autres expertises6. Au sein de ce paragraphe général, trois articles, rédigés de manière synthétique, définissent les “droits et obligations de l'expert”: le droit à un libre accès dans l'entreprise pour les besoins de leur mission (article L. 2315-82), le droit aux informations nécessaires à l'exercice de leur mission (article L. 2315-83) et l'obligation de secret et de discrétion (article L. 2315-84). L'arrêt du 28 juin 2023 se fonde sur ces articles pour n'autoriser la réalisation d'entretiens avec les salariés qu'avec l'accord préalable de l'employeur et des salariés. Pour certains commentateurs, il faudrait en déduire que le principe posé dans cet arrêt a vocation à s'appliquer à tous les experts et donc également lorsqu'un expert habilité est désigné par le CSE en application de l'article L. 2315-94 du code du travail7.
“Expert-comptable du CSE : pas d'audition des salariés sans l'accord de l'employeur”, RDT 2023, p. 647. A. Lucchini, BJT sept. 2023. 3
Consultation sur les orientations stratégiques de l'entreprise et la situation économique et financière (
articles L. 2315-87 et L. 2315-88 du code du travail🏛🏛). 4
Sous-section 10. Expertise - § 1. Dispositions générales.
Article L. 2315-78 et suivants du code du travail🏛.
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Articles L. 2315-87 et suivants.
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Articles L. 2315-92 et suivants.
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L. Dauxerre, op.cit. Dans le même sens, G. François, op.cit.
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Selon moi cette interprétation ne s'impose pas8. L'arrêt du 28 juin 2023 prend soin de circonscrire la portée du principe qu'il pose à l'hypothèse d'un recours par le CSE à un expert comptable dans le cadre de la consultation récurrente sur la politique sociale, les conditions de travail et d'emploi de l'article L. 2315-91 du code du travail. Surtout la lettre des articles L. 2315-82 et L. 2315-83 qui conditionnent les droits définis des experts à “l'exercice de leur mission” exige que la question soit analysée au regard des missions des experts. En effet, la mission de l'expert est indissociable de l'objet même de la consultation du comité dans la mesure où l'expertise doit mettre les représentants du personnel en position de rendre un avis qui ne soit pas simplement formel. Ainsi que l'énonce P.-Y. Verkindt, l'expert est “une pièce essentielle de la complétude du principe constitutionnel de participation”9. La possibilité pour un expert habilité à auditionner des salariés doit donc être examinée au regard de l'objet de l'expertise en cause. A cet égard, le recours à un expert habilité pour “risque grave” présente des spécificités qui conduisent selon moi à admettre l'organisation d'entretiens avec les salariés. Le CHSCT, et aujourd'hui le CSE sauf dans les hypothèses où le législateur a maintenu les CHSCT, peuvent faire appel à un expert habilité lorsqu'est constaté dans l'entreprise un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel10. L'expert habilité apparaît en 2017 à l'occasion de la réforme des institutions représentatives du personnel11. Il est le successeur de l'expert agréé, auquel pouvait recourir, avant la réforme, le CHSCT. A ce titre, la santé, la sécurité et les conditions de travail constituent son champ d'intervention privilégié. La loi du 29 mars 2018 de ratification des ordonnances lui a également conféré de nouvelles compétences, originellement attribuées aux experts “techniques”, qui pouvaient être mandatés par le comité d'entreprise. L'expert habilité s'est ainsi vu confier les expertises en cas d'introduction de nouvelles technologies et en vue de la préparation de la négociation collective sur l'égalité professionnelle. Le code du travail distingue donc deux types d'experts financés, en tout ou partie par l'employeur, l'expert comptable et l'expert habilité. Les questions de santé, sécurité et conditions de travail restent de la compétence première, mais non exclusive, de l'expert habilité. Ses compétences ne sont donc pas celles de l'expert-comptable et relèvent du champ des sciences sociales. Ainsi le 8
En ce sens, F. Champeaux, L'audition des salariés par l'expert soumise à l'accord de l'employeur, Semaine Sociale Lamy, Nº 2054, 10 juillet 2023; F. Signoretto, “Expert-comptable du CSE : pas d'audition des salariés sans l'accord de l'employeur”, RDT 2023, p. 647; Jérémie Jardonnet, “L'autorisation exigée de l'employeur pour l'audition de salariés par l'expert-comptable du CSE”, Lexbase Social, septembre 2023, n°956. P.-Y. Verkindt, “Quelle place pour l'expertise et les experts dans la représentation du personnel après les réformes de l'automne 2017 et du printemps 2018?”, RJS, 2018. 9
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Articles L. 4632-14 1° (CHSCT) et L. 2314-94, 1° du code du travail (CSE).
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L. Thomas, “L'expert habilité”, Droit ouvrier 2022, p. 270.
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chargé de projet, désigné pour mener à bien l'expertise, devra-t-il être titulaire d'un diplôme d'ingénieur, d'un diplôme sanctionnant au moins cinq ans d'études supérieures dans les domaines de la santé, de la sécurité ou de l'organisation du travail, ou dans une matière relevant des sciences humaines et sociales et liée au travail12. L'expert est habilité à l'issue d'une procédure où il acquiert une certification, qui atteste de sa capacité à intervenir auprès des CSE. Ainsi, “l'habilitation, qui s'est substituée à l'ancien agrément par le Ministre du travail, est une certification délivrée par un organisme certificateur indépendant. Elle a pour raison d'être de pallier l'absence, dans les champs considérés, de professions organisées comparables à celle des expertscomptables. Elle permet ainsi, en théorie de garantir la probité et la compétence professionnelle des experts dans leur champ d'intervention, et donc leur légitimité”13. L'arrêté du 7 août 2020 relatif aux modalités d'exercice de l'expert habilité auprès du CSE définit les règles en matière de certification, les missions et organisation de l'expert habilité (organisme expert) ; deux annexes définissent les règles déontologiques des organismes experts ainsi que les règles méthodologiques 14. L'article 1 de cet arrêté définit l'objet de l'expertise : “L'expertise à laquelle le comité social et économique peut recourir en application de l'
article L. 2315-94 du code du travail🏛 a pour objet d'éclairer ses membres sur les sujets mentionnés à ce même article, en leur apportant une information claire, précise et impartiale, en établissant un diagnostic et en présentant des propositions d'actions et des solutions concrètes sur la base de celui-ci. Le cas échéant, elle intègre une vision globale de la santé au travail en tenant compte, notamment, des questions liées à l'organisation et à la finalité du travail, au rôle de l'encadrement et à la politique de prévention des risques professionnels menée par l'employeur”. Une des grandes différences qui existe entre l'expert-comptable et l'expert habilité et que ce dernier ne travaille pas principalement à partir de documents préexistants. La mission de l'expert-comptable est essentiellement conçue à travers l'information qui est délivrée au CSE et que l'expert doit aider à décrypter et à décoder en comblant ainsi l'asymétrie qui peut exister entre le CSE et l'employeur non seulement dans l'accès à l'information mais également dans la compréhension de l'information. L'expertcomptable est d'abord un traducteur, un analyste d'une information essentiellement délivrée par des documents. L'information peut-être plus ou moins accessible, mais elle préexiste à l'intervention de l'expert-comptable. C'est d'ailleurs ce qui fait dire à l'un des commentateurs de l'arrêt du 28 juin 2023, que “l'article L. 2315-83 du code du travail, en ce qu'il permet à l'expert de se faire communiquer tous les documents qu'il estime utiles à l'exercice de sa mission, pour peu qu'ils existent, ne saurait, en définitive, permettre à l'expert comptable de procéder à l'audition des salariés de l'entreprise. Dans ce cas “l'information” n'existe pas tant que l'entretien n'a pas été réalisé et qu'un compte rendu écrit de l'audition n'a pas été établi”15. 12
Article 8 de l'arrêté du 7 août 2020 relatif aux modalités d'exercice de l'expert habilité auprès du CSE, JO 20 août n° 9, NOR: MTRT1937526A. 13
L. Thomas, ibid. Voir
article R. 2315-1 du code du travail🏛.
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Arrêté du 7 août 2020 relatif aux modalités d'exercice de l'expert habilité auprès du CSE, JO 20 août n° 9, NOR: MTRT1937526A. G. François, “Pas de droit d'auditionner les salariés pour l'expert comptable désigné par le comité social et économique”, Droit social 2023, p. 733. 15
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La situation est très différente pour l'expert habilité. Il ne travaille pas avec une information préconstituée. Il lui faut construire lui-même l'information qu'il est amené à utiliser16. Il lui appartient, en s'appuyant sur des méthodes d'analyse pluridisciplinaires et sur des enquêtes de terrain, de se constituer ses propres données. La méthodologie utilisée, la spécialité de l'expert dépendra donc du projet ou du risque existant, selon par exemple que le risque pèse sur la santé physique ou mentale des salariés. En matière de conditions de travail et de risques psychosociaux, la tenue d'entretiens avec des salariés paraît indispensable. Ainsi, les experts habilités recourent régulièrement à des entretiens. L'annexe 3 de l'arrêté du 7 août 2020, relative à la “méthodologie d'expertise proposée” évoque d'ailleurs cette possibilité. Ainsi, lors de la définition de la méthodologie adaptée à la mission, l'annexe indique que “les données recueillies font l'objet d'une analyse critique, qu'elles proviennent de l'entreprise ou qu'elles soient directement recueillies par l'organisme expert certifié, notamment sur site ;” “Le diagnostic réalisé s'abstient de tout jugement de valeur et ne s'appuie, quelle que soit la méthode, que sur des données factuelles (questionnaires, documentations de l'entreprise, entretiens, observations des situations de travail, mesures d'ambiance, prélèvements…)”. Conditionner la tenue des entretiens à l'accord express de l'employeur serait alors de nature à remettre en cause le principe même de l'expertise 17. Cela ne serait pas sans conséquence, quand on sait que l'expertise “risque grave” participe pleinement d'une politique de prévention de ces risques. En l'espèce, le risque grave était constitué d'une situation de souffrance d'agents d'un service de l'hôpital (le service RH). Selon le mémoire en défense, la mission confiée au cabinet d'expertise consistait notamment à “analyser les situations de travail de l'ensemble des agents de la DRH afin d'établir un diagnostic précis de leurs effets sur les conditions de travail actuelles des personnels ; Rechercher, identifier et analyser, dans l'organisation du travail, les facteurs déterminants susceptibles d'entraîner une aggravation de la dégradation des conditions de travail des salariés au sein de l'établissement”. L'expert reste évidemment libre de sa méthodologie, mais l'on comprend bien ici que la tenue d'entretiens semblait indispensable. L'audition de salariés, à laquelle ceux-ci doivent avoir consentis, est donc nécessaire à la réalisation de certaines expertises. C'est particulièrement le cas, de l'expertise “risque grave”, notamment lorsque le risque est un risque psycho-social. Il convient donc de reconnaître ce droit pour l'expert habilité dans le cadre notamment d'une expertise “risque grave”, droit que l'on peut selon moi fonder sur les articles L. 4614-12 1°, L. 2315-82 et L.2315-83 du code du travail. Peut-on craindre que la reconnaissance de ce droit conduise à un surenchérissement du coût de l'expertise et/ou à une désorganisation de l'entreprise? Je ne le pense pas. D'une part, ces entretiens sont une pratique courante de ce type d'expertises. D'autre part et surtout, le recours à cette expertise, est encadré. Comme nous l'avons indiqué, les experts font l'objet d'une certification. L'expertise ne peut intervenir qu'en cas de risque avéré, dont les juges contrôlent l'existence. Enfin, comme toutes les expertises, 16
Voir P. Lokiec, Y. Struillou, L. Pécaut-Rivolier, P.-Y. Verkindt, G. Loiseau, Le droit de la représentation du personnel, Dalloz Action, 2ème éd. 2023, Titre 55 Les Experts du CSE. Egalement L. Thomas, op.cit. 17
C'est ce que reconnaît d'ailleurs G. François, Ibid.
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l'employeur peut en contester devant les tribunaux, le principe, l'étendue et le coût. Enfin, si la tenue d'entretiens peut générer une certaine désorganisation de l'entreprise ou d'un service, il faut rappeler l'enjeu de cette expertise qui doit participer pleinement à la prévention d'un risque grave. Dès lors que l'on admet ce droit, le juge du fond était souverain dans l'appréciation de la méthodologie utilisée, de la nécessité des documents demandés par l'expert et du coût de l'expertise. Je conclus donc au rejet du pourvoi. Avis de rejet.
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