Cass. civ. 2, Conclusions, 05-10-2023, n° 21-21.007
A86102RC
Référence
AVIS DE Mme TRASSOUDAINE-VERGER, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 970 du 5 octobre 2023 (B) – Deuxième chambre civile Pourvoi n° 21-21.007 Décision attaquée : 10 juin 2021 de la cour d'appel de Versailles M. [R] [V] C/ la société Stallergenes _________________
Le pourvoi a trait aux conditions de régularisation d'un appel formé devant une cour territorialement incompétente par une nouvelle déclaration d'appel devant la cour compétente.
I. Les faits et la procédure A la suite de son licenciement, M. [V] a saisi le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt qui l'a débouté de ses demandes par jugement du 7 septembre 2018, notifié le 22 octobre 2018. Dans le délai requis, il a fait appel devant une cour d'appel territorialement incompétente (Paris), acte qu'il a régularisé le 18 décembre 2018 devant la cour d'appel compétente (Versailles). Par ordonnance du 3 avril 2019, le conseiller de la mise en état de la cour d'appel initialement saisie a déclaré son appel irrecevable, comme formé devant une
1
juridiction incompétente territorialement, décision confirmée sur déféré le 11 octobre 2019 par la cour d'appel. Par ordonnance du 15 mars 2021, le conseiller de la mise en état de la cour d'appel saisie en second lieu a déclaré l'appel irrecevable comme tardif, décision confirmée sur déféré le 10 juin 2021 par la cour d'appel. M. [V] fait grief à cet arrêt de confirmer l'ordonnance ayant jugé irrecevable son appel formé devant la cour d'appel de Versailles le 18 décembre 2018, alors que: 1 / si une déclaration d'appel formée devant une cour d'appel incompétente interrompt le délai d'appel, cette interruption est non avenue si le premier appel est déclaré irrecevable, à moins que cette irrecevabilité n'intervienne en raison de la saisine d'une cour d'appel incompétente ; (souligné en gras par nous) en jugeant irrecevable l'appel formé par M. [V] devant la cour d'appel de Versailles territorialement compétente plus d'un mois après la notification du jugement au motif que l'interruption du délai d'appel par l'appel initial formé devant la cour d'appel de Paris territorialement incompétente était non avenue, en raison de la décision prononçant son irrecevabilité, la cour d'appel a violé les articles 2241, alinéa 1er, et 2243 du code civil ; 2 / la saisine d'une cour d'appel territorialement incompétente, qui interrompt le délai d'appel, est susceptible d'être régularisée tant que le premier appel n'a pas été déclaré irrecevable ; en jugeant irrecevable l'appel régularisé par M. [V] devant la cour d'appel de Versailles territorialement compétente au motif que cet appel n'avait pas été formé dans le délai d'un mois courant à compter de la notification du jugement bien que, d'une part, l'appel initial formé dans le délai d'appel devant la cour d'appel de Paris territorialement incompétente avait interrompu celui-ci jusqu'à ce que le juge statue, et d'autre part, que M. [V] avait régularisé son appel avant que le juge statue, soit dans le délai d'appel, la cour d'appel a violé l'article 2241, alinéa 2, du code civil, ensemble l'article 126 du code de procédure civile et l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme.
II. L'arrêt attaqué, l'état des textes et de la jurisprudence La cour d'appel de Versailles a retenu, en substance, pour dire le second appel irrecevable, que l'interruption du délai de prescription était non avenue compte tenu de: - la décision définitive ayant prononcé l'irrecevabilité du premier appel, - l'absence de désistement de l'appelant de ce premier appel, - de la formation hors délai du second appel. En d'autres termes, pour que l'appel de régularisation soit recevable, il aurait fallu, en l'absence de désistement, que le second appel soit formé dans le délai pour former le 1er, ce qui n'était pas le cas. La décision prononçant l'irrecevabilité du premier appel rendant non avenue l'interruption du délai de prescription, le second appel n'était donc pas recevable.
2
La décision attaquée est conforme à la jurisprudence de la chambre selon laquelle, en cas de saisine d'une cour d'appel incompétente, lorsque le 1er appel est définitivement rejeté, le second appel, formé après l'expiration du délai d'appel, ne peut plus être régularisé car la décision d'irrecevabilité de l'appel initial rend non avenue l'interruption de la prescription ouverte par cette demande en justice1.
Pour parvenir à cette solution, la Chambre fait une application combinée des dispositions des articles 22412 et 2243 du code civil. Il résulte du premier texte que la demande en justice même portée devant une juridiction incompétente interrompt le délai de prescription et de forclusion. Il en est de même lorsque l'acte de saisine de la juridiction est annulé par l'effet d'un vice de procédure. L'objectif est de permettre au demandeur de régulariser une procédure mal engagée dans ces circonstances particulières. L'article 2243 apporte une réserve au principe d'interruption de la prescription, en énonçant que l'interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l'instance, ou si sa demande est définitivement rejetée. Cette disposition permet d'éviter la réitération d'un recours contre un même jugement et le même intimé prohibée par les articles 546 et 911-1, alinéa 3 du code de procédure civile3. Appliqué dans le cas de la saisine d'une cour d'appel incompétente, le caractère non avenu de l'interruption de la prescription a pour effet de faire rétroagir la décision d'irrecevabilité de la 1ère déclaration d'appel ce qui atteint la validité de la déclaration d'appel régularisatrice non formée dans le délai d'appel.
1
En ce sens Civ. 2, 21 mars 2019, n°17-10.663 publié: Si en application de l'article 2241 du code civil, une déclaration d'appel, serait-elle formée devant une cour d'appel incompétente, interrompt le délai d'appel, cette interruption est, en application 2243 du même code, non avenue lorsque l'appel est définitivement rejeté par un moyen de fond ou par une fin de non-recevoir. Il s'ensuit qu'ayant constaté que l'appel avait été déclaré irrecevable, une cour d'appel retient à bon droit que l'interruption du délai d'appel est non avenue. Dans le même sens, Civ.2, 27 juin 2019, pourvoi n°18-11.471, 2
Selon ce texte, la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion. Il en est de même lorsqu'elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l'acte de saisine de la juridiction est annulé par l'effet d'un vice de procédure. Selon l'article 2242, l'interruption résultant de la demande en justice produit ses effets jusqu'à l'extinction de l'instance. 3
Article 556: Le droit d'appel appartient à toute partie qui y a intérêt, si elle n'y a pas renoncé. Article 911-1 alinéa 3: La partie dont la déclaration d'appel a été frappée de caducité en application des articles 902,905-1,905-2 ou 908 ou dont l'appel a été déclaré irrecevable n'est plus recevable à former un appel principal contre le même jugement et à l'égard de la même partie.
3
L'action du demandeur se trouve ainsi éteinte, alors que son objectif était d'éteindre l'instance engagée par erreur devant une juridiction incompétente dans le but de régulariser la procédure devant la juridiction compétente. C'est la rigueur de cette jurisprudence qui est dénoncée par le pourvoi comme excessive, en ce qu'elle ne distinguerait pas entre rejet de la demande en justice par un moyen de fond et irrecevabilité de celle-ci. Est mise en avant la différence de raisonnement tenu par la chambre en cas d'annulation de l'acte de saisine de la juridiction pour vice de procédure, de forme ou de fond, hypothèse particulière dans laquelle l'interruption de la prescription est également maintenue par l'article 2241. Il est jugé alors que la décision constatant sa nullité ne prive pas l'acte de son effet interruptif et fait courir un nouveau délai4. Il en résulte que la déclaration d'appel entachée d'un vice de procédure interrompt le délai d'appel et peut donc être régularisée après l'expiration du délai d'appel5. Et lorsque la déclaration d'appel affectée d'une irrégularité de fond a interrompu le délai d'appel en application de l'article 2241, alinéa 2, du code civil, sa régularisation [...] reste possible jusqu'à ce que le juge statue.6 Analysée au prisme de ces décisions qui consacrent l'autonomie des dispositions de l'article 2241 par rapport à celles de l'article 2243, la jurisprudence relative à la saisine d'une juridiction incompétente paraît en effet d'une grande rigueur, alors que l'intention du législateur est de favoriser, dans les deux hypothèses, la régularisation de la procédure. La réitération de la déclaration d'appel, en ce qu'elle a pour seule cause l'incompétence territoriale de la juridiction initialement saisie n'est pas effectuée en contravention des articles 546 et 911-1, alinéa 3 du CPC. L'irrecevabilité de l'appel qui sanctionne, selon une jurisprudence ancienne et constante, la saisine d'une cour d'appel incompétente territorialement7, ne peut avoir, dans cette circonstance, d'effet extinctif qu'à l'égard de l'instance engagée devant une juridiction incompétente, nécessairement vouée à l'échec pour cette raison. Elle ne devrait pas en avoir sur l'action du demandeur qui souhaite réparer son erreur en portant cette instance devant la juridiction compétente. L'effet interruptif de
4
Civ.2, 16 octobre 2014, n°13-22.088, publié, Civ.3, 11 mars 2015, n°14-15.198, publié, Civ.2, 1er juin 2017, n°16-14.300, Civ.2, 1er octobre 2020, n°19-16.992. 5
Civ.2, 7 juin 2018, pourvoi n° 17-16.661, publié.
6
Civ.2, 17 septembre 2020, pourvoi n° 19-18.608, publié.
7
Civ.2, 9 juillet 2009, n°06-46.220 publié: Une cour d'appel qui, tenue de vérifier la régularité de sa saisine, constate que l'appel d'un jugement rendu par un conseil de prud'hommes a été formé devant une cour dans le ressort de laquelle n'est pas située la juridiction dont émane la décision attaquée, en déduit exactement, abstraction faite d'un motif erroné mais surabondant tiré de l'absence d'acte, que l'appel n'est pas recevable. Cf les arrêts postérieurs et en dernier lieu par Civ.2, 19 novembre 2020, n°19-22.185.
4
prescription conserve ici toute sa pertinence, et doit se poursuivre jusqu'à ce que le juge statue. C'est en ce sens qu'a jugé la chambre sociale en 20088 pour le désistement : motivé par l'incompétence de la juridiction devant laquelle il est formulé et faisant suite à la saisine d'une autre juridiction compétente pour connaître de la demande, il maintient l'effet interruptif que l'article 2246 du code civil [devenu 2241] attache à la citation [demande] en justice. Et la saisine irrégulière d'une cour d'appel, qui fait encourir une irrecevabilité à l'appel, n'interdit pas à son auteur de former un second appel, même sans désistement préalable de son premier appel, sous réserve de l'absence d'expiration du délai d'appel, tant que le premier appel n'a pas été déclaré irrecevable9. Il a été précisé peu après qu'il résulte des articles 2241 et 2243 du code civil que si une déclaration d'appel formée devant une cour d'appel incompétente interrompt le délai d'appel, cette interruption est non avenue en cas de désistement d'appel, à moins que le désistement n'intervienne en raison de la saisine d'une cour d'appel incompétente10. Dans l'affaire présente, la déclaration d'appel régularisatrice a été formée alors que la saisine de la cour d'appel incompétente avait interrompu la prescription mais n'avait pas encore été déclarée irrecevable, de sorte que l'appel doit être considéré comme recevable. Il sera ainsi donné plein effet aux dispositions de l'article 2241 et à la possibilité de régulariser une action engagée devant une juridiction incompétente.
Avis de cassation
8
Soc., 9 juillet 2008, n°07-60.468, publié.
9
Civ.2, 1er octobre 2020, n°19-11.490.
10
Civ.2, 22 octobre 2020, n°19-20.766, publié.
5