Cass. soc., Conclusions, 07-02-2024, n° 22-15.842
A85662RP
Référence
AVIS DE M. HALEM, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 161 du 7 février 2024 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 22-15.842 Décision attaquée : 4 mars 2022 de la cour d'appel de Bourges Mme [O] [D] C/ la société Chouchane __________________________________
Le 26 septembre 2017, Mme [D] (ci-après “la salariée”) a été engagée par la société Chouchane (ci-après “l'employeur”) en qualité de coiffeuse. Le 29 mai 2019, la salariée a saisi la juridiction prud'homale d'une demande en résiliation judiciaire et en paiement de diverses sommes au titre de l'exécution et de la rupture du contrat de travail. Le 22 juin 2019, elle a été licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Par jugement du 17 mai 2021, le conseil de prud'hommes de Nevers a débouté la salariée de ses demandes et l'a condamnée à payer à l'employeur la somme de 3 749 euros à titre de répétition de l'indu. Par arrêt du 4 mars 2022, la cour d'appel de Bourges a confirmé le jugement. Le 4 mai 2022, la salariée a formé un pourvoi en cassation.
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DISCUSSION Le pourvoi de la salariée se fonde sur trois moyens de cassation. * Le premier moyen, divisé en quatre branches, expose que l'employeur a l'obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur. En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments et le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences posées par les dispositions des articles L. 31712 et L. 3171-3 du code du travail. Ces exigences imposent à l'employeur, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, d'établir les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés, et de tenir à la disposition de l'agent de contrôle de l'inspection du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. Dans ces conditions, le juge ne peut prendre en considération, en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, les documents produits par l'employeur que si ceux-ci proviennent d'un système objectif, fiable et accessible de mesure de la durée du travail du salarié mis en place par l'employeur. La cour d'appel ne pouvait donc fonder sa décision sur : (i) le cahier de relevés des heures de travail de la salariée établi quotidiennement par l'employeur lui-même de manière manuscrite ; (ii) les attestations de témoignage produites par l'employeur ; (iii) la circonstance, extérieure aux éléments produits par l'employeur et donc inopérante, selon laquelle les récupérations dont la salariée reconnaissait avoir bénéficié dans ses conclusions n'étaient quasiment pas mentionnées sur ses relevés d'heures et décompte ; (iv) les circonstances, extérieures aux éléments produits par l'employeur et donc inopérantes, selon lesquelles la salariée, qui n'avait pas contesté la sanction notifiée le 26 février 2019 au motif qu'elle ne réalisait pas 39 heures de travail par semaine, prétendait sur son décompte avoir accompli des heures supplémentaires au mois de février 2019 (violation des articles L. 3171-2, L. 3171-3 et L. 3171-4 du code du travail). Ce moyen, qui pose la question de l'admissibilité des modes de preuve et de la répartition de la charge de la preuve de la durée du travail effectuée, peut-être résumé par la question suivante: en cas de litige sur les heures supplémentaires, le juge peut-il fonder sa décision, en l'absence de production par l'employeur
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d'éléments de contrôle de la durée du travail issus d'un système objectif et fiable, sur tout autre preuve versée par les parties ? * Par ailleurs, les deuxième et troisième moyen, celui-ci pris en sa seconde branche, pourront faire l'objet, pour les motifs exposés au rapport, d'un rejet non spécialement motivé - le sort de la première branche du troisième moyen (cassation ou rejet non spécialement motivé de conséquence) étant lié à celui du premier moyen -. La charge de la preuve des heures de travail effectuées a été progressivement reportée du salarié sur l'employeur en favorisant le débat sur le fond, même en cas de manquement de celui-ci à son devoir de contrôle de la durée du travail (1). Dès lors que le salarié présente des éléments suffisamment précis, appréciés très largement, le juge du fond apprécie souverainement la portée des preuves produites par les parties même non issues d'un système de contrôle objectif et fiable de cette durée (2), comme l'a exactement fait la cour d'appel en l'espèce (3).
1. Pesant au départ sur le seul salarié (1.1), la charge de la preuve des heures de travail effectuées a été progressivement reportée sur l'employeur en favorisant le débat sur le fond, même en cas de manquement de celui-ci à son devoir de contrôle de la durée du travail (1.2) 1.1. Fondées à l'origine sur les principes généraux du droit et de la procédure civils1 reposant sur le demandeur à l'instance, les règles de preuve applicables en matière d'heures de travail accomplies ont été rapidement jugées défavorables au salarié, l'employeur détenant en fait la plupart des éléments utiles à l'établissement de la créance. Afin de rétablir l'équilibre l'égalité des armes entre les parties au contrat de travail, la loi n° 92-1446 du 31 décembre 1992 a donc instauré un régime de répartition entre elles de la charge de la preuve, avec pour point d'appui principal l'obligation de l'employeur de détenir les documents nécessaires au décompte de la durée du travail des salariés non soumis à un horaire collectif2. 1
Ancien article 1315 (devenu 1353) du code civil, selon lequel “celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver” ; articles 6 (“A l'appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d'alléguer les faits propres à les fonder”) et 9 (“Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention”) du code de procédure civile. 2
Voir rapport n° 123 (1992-1993) de M. Louis Souvet, déposé au Sénat le 15 décembre 1992, p. 19: “Art. 4 bis Information du tribunal en cas de litige sur les horaires de travail (Art. L. 212-1-1 nouveau du code du travail)
Cet article avait été présenté sous forme d'amendement au Sénat, par le groupe communiste, dans une rédaction plus contraignante. Le Sénat l'avait repoussé pour deux raisons : - d'une part parce qu'il n'était pas lié au texte en discussion, argument qui, en raison des ajouts de l'Assemblée nationale, n'a plus vraiment de raison d'être ; - et d'autre part parce qu'il laissait supposer que le chef d'entreprise devait apporter une preuve négative. La rédaction retenue par l'Assemblée nationale ne présente plus ces ambiguïtés. Elle dispose qu'en cas de litige, l'employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié.
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Inscrit au départ à l'article L. 212-1-1 du code du travail, il figure actuellement à l'article L. 3171-4 du même code dans une formulation inchangée - sauf une précision ajoutée par la loi “Aubry II” n° 2000-37 du 19 janvier 2000 au troisième alinéa sur la fiabilité du système de mesure - selon laquelle : “En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable”.
1.2. Les difficultés à faire respecter par les juridictions du fond l'équilibre voulu par ce régime probatoire original ont conduit la Cour de cassation, ainsi par ailleurs que la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après “CJUE”), à en préciser la portée, selon sept étapes3. En premier lieu, certaines juridictions continuant à faire peser la charge de la preuve sur le seul salarié demandeur, la Cour de cassation a été conduite à rappeler qu'en vertu du nouveau texte, le juge ne peut, pour rejeter une demande d'heures supplémentaires, se fonder sur l'insuffisance des preuves apportées par le salarié et doit examiner les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par celui-ci, que l'employeur est tenu de lui fournir (Soc, 3 juillet 1996, n° 9341.645 ; dans le même sens : Soc, 10 mai 2001, n° 99-42.200 ; Soc, 30 septembre 2003, n° 02-42.730 ; Soc, 10 mai 2007, n° 05-45.932). En second lieu, afin d'éviter que toute demande même sommaire soit accueillie lorsque l'employeur ne versait pas d'éléments de mesure de la durée du travail journalier, la même Cour, sans remettre en cause l'obligation de ce dernier de produire les éléments justifiant des horaires effectivement réalisés, a précisé qu'il appartient au salarié de produire au préalable des éléments de nature à “étayer” sa demande (Soc, 25 février 2004, n° 01-45.441), ce qui ne s'assimile pas à une preuve du bien-fondé de la demande (Soc, 10 mai 2007, n° 05-45.932), même s'il peut être tenu compte, pour accueillir celle-ci, du fait que l'employeur n'avance aucun élément contraire (Soc, 24 mars 2004, n° 01-43.875). En troisième lieu, pour ne pas faire obstacle, par un contrôle trop strict sur l'étaiement par le salarié de sa demande, à tout débat sur le fond et lui faire de facto seul supporter la charge de la preuve, la chambre sociale de la Cour de cassation a Ces éléments devraient être d'autant plus facilement fournis que depuis la loi du janvier 1991, l'employeur doit détenir les documents nécessaires au décompte de la durée du travail des salariés non soumis à un horaire collectif. Votre commission vous propose d'adopter cet article sous réserve d'un amendement supprimant la deuxième phrase de cet article pour en alléger la rédaction dans la mesure où ces précisions sont inutiles puisqu'elles décrivent le rôle habituel du juge”. 3
Sur l'historique jurisprudentiel de l'application de l'article L. 3171-4, on se reportera avec intérêt à la remarquable étude de J.-Y. Frouin, Le régime de la preuve des heures supplémentaires, JCP S n° 22, 2 juin 2020, 2036.
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ajouté qu'“il appartient au salarié d'étayer sa demande par la production de tous éléments suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre en apportant, le cas échéant, la preuve contraire” (Soc, 24 novembre 2010, n° 0940.928). Dans son commentaire au rapport annuel 2010, elle précisait la portée de cette exigence nouvelle de précision : “Parce que le préalable pèse sur le salarié et que la charge de la preuve n'incombe spécialement à aucune des parties, le salarié n'a pas à apporter des éléments de preuve mais seulement des éléments factuels, pouvant être établis unilatéralement par ses soins, mais revêtant un minimum de précision afin que l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail accomplies, puisse y répondre utilement” (p. 318).
Cet ajout impliquait également un contrôle par ses soins, désormais, de cette première phase du mécanisme probatoire En quatrième lieu, il a été décidé qu'une fois que les juges du fond ont retenu l'existence d'heures supplémentaires, il leur appartient d'en évaluer souverainement l'importance et de fixer en conséquence les créances salariales s'y rapportant (Soc, 4 décembre 2013, n° 12-17.525, 12-11.886, 1222.344 et 11-28.314). En cinquième lieu, la CJUE a considéré que les moyens de preuve à la disposition du salarié, partie faible, notamment les témoignages, ne permettent pas d'établir de manière objective et fiable le nombre d'heures de travail quotidien et hebdomadaire effectuées et qu'à l'inverse “un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par les travailleurs offre à ces derniers un moyen particulièrement efficace pour accéder de manière aisée à des données objectives et fiables concernant la durée effective du travail réalisé par eux et est ainsi de nature à faciliter tant la preuve par lesdits travailleurs d'une méconnaissance des droits qui leur sont conférés par les articles 3 et 5 ainsi que par l'article 6, sous b), de la directive 2003/88, lesquels précisent le droit fondamental consacré à l'article 31, paragraphe 2, de la Charte, que le contrôle par les autorités et les juridictions nationales compétentes du respect effectif de ces droits” (CJUE, 14 mai 2019, CCOO, C-55/18, point 56). Elle en déduit qu'“afin d'assurer l'effet utile des droits prévus par la directive 2003/88 et du droit fondamental consacré à l'article 31, paragraphe 2, de la Charte, les États membres doivent imposer aux employeurs l'obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur” (ibid., point 60). En sixième lieu, pour éviter qu'une interprétation trop stricte de l'exigence d'étaiement par le salarié de sa demande aboutisse dans les faits à une exigence de preuve paralysant la répartition de la charge de celle-ci voulue par le législateur4, la Cour de cassation a jugé, conformément à la jurisprudence de la CJUE précitée : 4
Voir sur ce point le rapport annuel 2012 de la Cour de cassation : “Mais étayer n'étant pas prouver, il n'était pas envisageable, sauf à rendre sans effet l'aménagement de la charge de la preuve en matière d'heures de travail accomplies, que les exigences des juges du fond quant à la valeur probante desdits documents apportés par le salarié
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“(...) il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant” (Soc, 18 mars
2020, n° 18-10.919). Dans son commentaire à la lettre, elle explique les raisons de cette évolution : “Prenant en compte cette décision [de la CJUE du 14 mai 2019], la chambre sociale décide, sans modifier l'ordre des étapes de la règle probatoire, puisque, conformément à l'article 6 du code de procédure civile, tout demandeur en justice doit rapporter des éléments au soutien de ses prétentions, d'abandonner la notion d'étaiement, pouvant être source de confusion avec celle de preuve, en y substituant l'expression de présentation par le salarié d'éléments à l'appui de sa demande”5.
Elle précise dans le même document qu'il s'agit, en évitant de censurer a priori les éléments présentés par le salarié, de favoriser la confrontation entre les preuves présentées par les parties, conformément à la finalité du partage de la preuve de l'article L. 3171-4 du code du travail : “Par l'arrêt commenté, la Cour de cassation entend souligner que les juges du fond doivent apprécier les éléments produits par le salarié à l'appui de sa demande au regard de ceux produits par l'employeur et ce afin que les juges, dès lors que le salarié a produit des éléments factuels revêtant un minimum de précision, se livrent à une pesée des éléments de preuve produits par l'une et l'autre des parties, ce qui est en définitive la finalité du régime de preuve partagée”6.
Par cette évolution, elle a également entendu marquer sa volonté de contrôler le respect par les juges du fond du mécanisme probatoire propre aux heures supplémentaires. En septième et dernier lieu, la Cour de cassation a précisé, à l'occasion d'un arrêt confirmatif ultérieur (Soc, 27 janvier 2021, n° 17-31.046), le contrôle qu'elle entend exercer sur la notion “d'éléments suffisamment précis” relatifs aux heures de travail accomplies. Dans sa notice au rapport annuel sur cette décision, elle explique que le système de preuve partagée instauré par l'article L. 3171-4 du code du travail vise, conformément aux principes de la procédure civile, à favoriser la contradiction des parties sur le fond du litige, par deux moyens :
soient trop fortes. C'est pourquoi il a semblé pertinent à la chambre sociale de s'en tenir à une exigence de précision de ces documents. Ce qui importe, c'est que les éléments produits par le salarié à l'appui de sa demande soient suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre en fournissant ses propres éléments (Soc., 24 novembre 2010, pourvoi n° 09-40.928, Bull . 2010, V, n°266)” (p. 208). 5
Lettre de la chambre sociale n° 4, mars/avril 2020, p. 11.
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Ibid, p. 12.
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- au stade de la première étape du mécanisme, par une facilité d'entrée dans le débat grâce à une tolérance accrue sur la précision des éléments présentés par le salarié : “S'agissant d'une obligation découlant de l'article 6 du code de procédure civile, relatif à l'obligation d'alléguer les faits nécessaires au succès des prétentions, et non de l'article L. 3171-4 du code du travail, relatif à la preuve des heures travaillées, la précision des éléments produits doit être examinée au regard de cet objectif d'organisation du débat judiciaire. Cette précision n'est ni de la même nature, ni de la même intensité que celle qui pèse par ailleurs sur l'employeur dans le cadre de son obligation de contrôle de la durée du travail. Elle ne peut avoir pour effet de faire peser la charge de la preuve des heures accomplies sur le seul salarié, ni de contraindre ce dernier à indiquer les éventuelles pauses méridiennes qui auraient interrompu le temps de travail” ;
- au stade de la seconde étape du mécanisme, par une confrontation systématique de l'ensemble des preuves présentées par les parties, même si l'employeur omet de fournir des éléments de contrôle de la durée du travail, appréciées souverainement par le juge du fond : “Dès lors qu'il résultait de ses propres constatations que les éléments produits par le salarié étaient suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre, ce que la Cour de cassation relève expressément, le régime de la preuve partagée devenait applicable. Il appartenait donc à la cour d'appel d'examiner les pièces produites par l'une et l'autre des parties, étant précisé que l'employeur ne produisait aucun élément de contrôle de la durée du travail, et d'apprécier la portée des critiques formulées contre ces pièces, avant de décider, dans le cadre de son pouvoir souverain, si le salarié avait effectivement accompli des heures supplémentaires et, dans l'affirmative, de fixer la créance correspondante (...)”.
En outre, en l'absence de texte spécifique réglant cette question, le régime de la preuve des heures de travail décrit ci-dessus s'applique aux salariés soumis au forfait en jours (Soc, 2 juin 2021, n° 19-16.067 ; Soc, 7 décembre 2010, n° 0942.626; Soc, 23 septembre 2009, n° 08-41.377).
2. Dès lors que le salarié présente des éléments suffisamment précis, appréciés très largement (2.1), le juge du fond apprécie souverainement la portée des preuves produites par les parties même non issues d'un système de contrôle objectif et fiable de la durée du travail (2.2) 2.1. La jurisprudence récente de la Cour de cassation révèle l'admission d'un grand nombre d'éléments, même imprécis et émanant du salarié lui-même, dans le cadre de la première étape du mécanisme probatoire, permettant ensuite la contradiction de l'employeur. Ainsi, le salarié est recevable à produire des tableaux d'heures supplémentaires établis par ses soins (Soc, 25 octobre 2023, n° 22-15.195 ; Soc, 11 octobre 2023, n° 21-24.168 ; Soc, 13 septembre 2023, n° 22-13.826), même non accompagnés de justificatifs (Soc, 18 octobre 2023, n° 22-17.376 ; Soc, 1er juin 2022, n° 20-17.360), sans précision des horaires journaliers effectués (Soc, 4 octobre 2023, n° 22-16.586; Soc, 15 mars 2023, n° 21-16.057), présentant des anomalies et difficiles à lire (Soc, 5 juillet 2023, n° 21-25.747) ou établis selon une amplitude théorique de travail (Soc, 21 septembre 2022, n° 21-13.552). Les relevés quotidiens d'heures de travail
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(Soc, 21 septembre 2022, n° 21-13.552 ; Soc, 1er juin 2022, n° 20-17.360) ou de “badgeage” (Soc, 27 septembre 2023, n° 22-17.137 ; Soc, 2 juin 2021, n° 1916.067) établis par le salarié sont de la même manière admis. Il a encore été jugé que la fourniture d'un décompte établi sur la base forfaitaire des heures réalisées pouvait constituer un élément suffisamment précis au sens de l'article L. 3171-4 du code du travail (Soc, 17 février 2021, n° 18-15.972 ; dans le même sens : Soc, 27 janvier 2021, n° 17-31.046 ; Soc, 23 septembre 2020, n° 18-19.988). Répondent encore aux critères jurisprudentiels des témoignages (Soc, 13 septembre 2023, n° 22-12.398 ; Soc, 1er juin 2023, n° 22-12.183 et 22-14.230) ou attestations (Soc, 14 décembre 2022, n° 21-18.139 ; Soc, 21 septembre 2022, n° 21-13.552 ; Soc, 2 juin 2021, n° 19-16.067) de collègues de travail du salarié ainsi que les courriels envoyés par ce dernier pour justifier de ses heures de travail effectives (Soc, 15 novembre 2023, n° 22-16.517 ; Soc, 11 octobre 2023, n° 2124.168 ; Soc, 4 octobre 2023, n° 22-16.586 ; Soc, 13 septembre 2023, n° 22-12.398 ; Soc, 21 juin 2023, n° 21-21.039 ; Soc, 16 février 2022, n° 20-16.171).
2.2. Dès lors que le salarié produit des éléments de preuve suffisants à engager le débat au fond, l'employeur peut y apporter la contradiction au premier chef en fournissant le décompte du temps de travail résultant du système de contrôle qu'il est tenu de mettre en place au sein de l'entreprise, dont les modalités techniques ne sont précisément fixées7, ainsi que les mêmes éléments que ceux à la disposition du salarié, tels que des courriels, des comptes rendus de réunions ou d'entretiens individuels réalisés avec l'intéressé ou encore des attestations. Si les éléments produits par le salarié, tels que la simple réclamation d'un nombre d'heures supplémentaires mensuelles sans justification aucune par le salarié de son activité (Soc, 10 mars 2021, n° 19-19.031), qu'une demande non circonscrite dans le temps et assortie d'aucun décompte des heures supplémentaires (Soc, 25 octobre 2023, n° 22-15.577) ou des courriels évasifs sur les horaires accomplis (Soc, 11 mai 2022, n° 21-10.158), ne sont pas jugés suffisamment précis, le juge peut rejeter la demande sans s'interroger formellement sur les données de contrôle en possession de l'employeur. Il s'agit cependant d'une hypothèse rare en pratique, compte tenu de la finalité d'organisation du débat judiciaire du régime de preuve partagée explicitée plus haut. Comme l'explique un auteur : “Ce n'est donc qu'au cas où la demande présentée par le salarié est tellement vague ou insaisissable dans son objet qu'elle ne permet pas l'organisation du débat judiciaire, qu'elle peut être écartée comme telle par le juge du fond. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la mention de la note explicative sous l'arrêt du 27 janvier 2021 déjà citée, selon laquelle « la précision attendue du salarié n'est ni de la même nature, ni de la même intensité que
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Affichage (article L. 3171-1 du code du travail), documents transmis à l'inspection du travail de comptabilisation du temps de travail accompli par chaque salarié (article L. 3171-3 du même code) et, surtout, informations issues du “système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur” qu'il est tenu de mettre en place en vertu de l'arrêt CCOO de la CJUE précité (14 mai 2019, C55/18).
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celle qui pèse par ailleurs sur l'employeur dans le cadre de son obligation de contrôle de la durée du travail »”8.
En outre, si l'absence de production par l'employeur d'éléments de contrôle de la durée du travail ne constitue pas un obstacle de principe à l'engagement d'un débat contradictoire sur le fond (étape 2), il ressort de la jurisprudence la plus récente de la chambre sociale analysée ci-dessus9 que le critère de précision des éléments avancés par le salarié au soutien de sa demande (étape 1) est en ce cas apprécié encore plus souplement, ce qui in fine fait peser l'essentiel du risque de la preuve sur l'employeur10. De la même manière, l'absence d'un système objectif et fiable de mesure de la durée de travail nécessite ensuite un examen rigoureux au fond des éléments de preuve produits par l'employeur (étape 2), qui ne doit pas se limiter aux données d'heures accomplies fournies par celui-ci ne répondant pas aux exigences d'un tel système, sauf à faire peser de facto la charge de la preuve sur le salarié. En toute hypothèse, l'appréciation des éléments de preuve produits par l'une et l'autre partie relève de l'appréciation souveraine des juges du fond (Soc, 8 février 2023, n° 21-11.654).
3. En l'espèce, la cour d'appel ayant constaté que la salariée versait des éléments permettant d'ouvrir le débat sur les heures effectuées a à bon droit, même en l'absence de système fiable et objectif de mesure, confronté l'ensemble des preuves en présence et souverainement considéré que les heures supplémentaires alléguées n'étaient pas démontrées En effet, la lecture de l'arrêt attaqué révèle que la juridiction a fait une exacte application du mécanisme de répartition de la charge de la preuve issu de l'article L. 3171-4 du code du travail. Dans un premier temps, elle a jugé que les pièces versées par la salariée, s'agissant notamment d'un tableau récapitulant ses heures, d'un décompte hebdomadaire et de deux témoignages, constituaient “(...) des éléments suffisamment précis pour permettre à l'employeur de répondre utilement en produisant ses propres éléments” (arrêt attaqué, p. 6), validant ainsi la première étape de l'analyse. Venant au fond du litige, elle a ensuite confronté les divers éléments de preuve produits par les parties, notamment les bulletins de salaire, le cahier de relevé d'heures de l'employeur et le décompte de la salariée, les divers témoignages produits par les intéressés et la contradiction entre les heures supplémentaires 8
J.-Y. Frouin, La preuve des heures supplémentaires : qu'est-ce qui a changé ?, Gaz. Pal. 1er juin 2021, n° 20, p. 43.
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Voir supra, § 2.1.
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Voir J.-Y. Frouin, dernier op. cit. : “C'est là que l'on voit bien qu'avec cette évolution de jurisprudence, le risque de la preuve des heures supplémentaires, propre à tout système de preuve partagée, a changé de camp : avec la règle de l'étaiement, il pesait d'abord sur le salarié ; désormais il pèse sur l'employeur, ce qui se comprend bien au regard de l'obligation qui lui est faite d'assurer le contrôle des heures de travail effectuées”.
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accomplies mentionnées par la salariée et la non-contestation de la sanction infligée le même mois pour manquement à la durée de travail hebdomadaire. Pour rejeter la demande de rappel d'heures supplémentaires, elle en a, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation, conclu qu'“au vu des éléments produits de part et d'autre, et sans qu'il soit besoin d'une mesure d'instruction, la cour a la conviction que [la salariée] n'a pas effectué les heures supplémentaires alléguées” (arrêt attaqué, p. 7). Il résulte ainsi de ces éléments que la cour d'appel a fondé sa décision sur l'examen contradictoire d'un ensemble de preuves apportées par l'une et l'autre partie, ne se limitant pas au seul cahier de relevé d'heures produit par l'employeur, ce qu'il lui incombait de faire en application de la jurisprudence précitée nonobstant l'absence d'un système objectif et fiable de mesure de la durée du travail effectué. S'agissant des deux premières branches du moyen, la cour d'appel pouvait donc tout à fait se fonder sur des éléments extérieurs aux modalités de contrôle de la durée du travail de l'employeur, tels que les relevés d'heures de la salariée et les attestations de témoignages, le juge du fond devant, dès lors que le salarié présentait des éléments suffisamment précis au soutien de sa demande, examiner au fond les pièces versées par les parties. S'agissant des deux dernières branches du moyen, les circonstances de fait tenant à l'absence de mention des heures de récupération alléguées sur les relevés d'heures et le décompte de la salariée ainsi qu'à la contradiction entre les heures supplémentaires réclamées pour le mois de février 2019 et la non-contestation de la sanction reçue pour un manquement de ce chef, qui ne constituent pas en tant que tel des éléments de preuve irrecevables, relèvent, dès lors qu'elles étaient confrontées à l'ensemble des éléments versés par les parties, de l'appréciation souveraine de ces derniers au regard du quantum d'heures supplémentaires allégué. Aucune violation des règles d'administration de la preuve de ces heures résultant des articles L. 3171-2, L. 3171-3 et L. 3171-4 du code du travail, invoquée par les différentes branches du moyen, n'est donc établie, de sorte que celui-ci devra être rejeté en son entier.
Compte tenu du rejet du premier moyen, il conviendra de prononcer un rejet non spécialement motivé de la première branche du troisième moyen, en sus de celui des deuxième et troisième moyens, celui-ci pris en sa seconde branche.
PROPOSITION - Rejet du premier moyen ; - Rejet non spécialement motivé des deuxième et troisième moyens.
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