Cass. crim., Conclusions, 05-09-2023, n° 22-83.959
A85522R8
Référence
AVIS DE M. LEMOINE AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 916 du 5 septembre 2023 (B) – Chambre criminelle Pourvoi n° 22-83.959 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 12 mai 2022
- PG près la cour d'appel de Paris, - assoc. SOS Racisme - Touche pas à mon pote, - assoc. Union des étudiants juifs de France, - assoc. J'accuse !...- action internationale pour la justice, - assoc. Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, - assoc. Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, toutes cinq parties civiles, C/ - [N] [B].
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RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE Par six déclarations enregistrées, les 12 et 13 mai 2022, au greffe de la cour d'appel de Paris, d'une part les associations SOS Racisme - Touche pas à mon pote, Union des étudiants juifs de France, J'accuse !...- action internationale pour la justice, Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples et Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, toutes parties civiles, d'autre part le procureur général près ladite cour, ont formé un pourvoi contre l'arrêt rendu, le 12 mai 2022, par celle-ci, chambre 2-7, qui, a relaxé [B] [N] du chef de contestation de l'existence de crime contre l'humanité et a débouté les parties civiles de leurs demandes. Ces pourvois sont recevables. Les faits de l'espèce peuvent être succinctement résumés comme suit :
[B] [N] a été poursuivi par les associations Union des étudiants juifs de France et J'accuse !...- action internationale pour la justice pour avoir, lors d'un échange avec [J] Lévy, d'une part tenu les propos suivants à l'antenne de la chaîne de télévision CNews lors de l'émission « Face à l'info », diffusée en direct puis en rediffusion le 21 octobre 2019 “- [J][I] : vous avez dit un jour1 une chose terrible, dans une autre émission, vous avez osé dire que Pétain avait sauvé les juifs, - [N][B] : français, précisez, précisez, français, - [J][I] : ou avait sauvé les juifs français, c'est une monstruosité, c'est du révisionnisme, - [N][B] : c'est encore une fois le réel, - [J][I] : non, le réel, - [N][B] : je suis désolé (.)”, d'autre part réitéré ces propos dans la vidéo de la même émission mise en ligne sur le service Replay du site internet de la chaine “https://www.CNews.fr/emission/2019-10-21/face-linfo-du-21102019-891344"2. Le 4 février 2021, le jugement l'a relaxé et débouté les parties civiles de leur demande. L'arrêt attaqué a confirmé cette décision tant sur l'action publique que sur l'action civile.
ANALYSE SUCCINCTE DES MOYENS ☞ Les mémoires ampliatifs des cinq associations demanderesses, tous pris de la violation de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, qui, pour certains, relèvent que Pétain a été condamné par la Haute Cour de Justice pour “intelligences avec l'ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes”, * critiquent la motivation de l'arrêt selon laquelle les crimes en cause doivent avoir été exclusivement et directement perpétués par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du Statut du tribunal militaire international ou une personne déclarée coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, * soutiennent que les propos incriminés reviennent à contester, par une voie déguisée, les crimes contre l'humanité se rapportant à la Shoah,
1 [J][I] fait ici référence des propos tenus lors de l'émission télévisée «On n'est pas couché» diffusée sur la chaîne
de télévision France 2 le 4 octobre 2014, au cours de laquelle [N][B] avait affirmé que « Pétain a sauvé les juifs français ». Il avait également défendu cette thèse dans son livre “Le suicide français” paru en 2014 ainsi que lors de l'émission de radio diffusée le 17 novembre 2014 sur France Culture dans « Réplique » face à [A][B]. Dans son mémoire, la SCP d'avocats aux Conseils Ricard, Bendel-Vasseur et Ghnassia signale (p. 6) que “cette émission, selon les données fournies par CNews, a été regardée en direct par 180.000 téléspectateurs et lors de sa rediffusion par 113.000 téléspectateurs, soit au total 293.000 personnes. A cela s'ajoute, le replay qui a été vu 38.397 fois, sans que la séquence ne soit supprimée”. 2
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* discutent la teneur de ceux-ci au regard, notamment, d'éléments extrinsèques tirés du livre du prévenu “Le suicide français” (p. 89-90) et de la perception de ceux-ci par l'auditeur ignorant des passages de cet ouvrage. ☞ Le mémoire du procureur général, parvenu à la Cour de cassation le 3 juin 2022, respecte les exigences de l'article 585-2 du code de procédure pénale. Il propose un moyen unique de cassation, en deux branches qui, pris également de la violation de l'article 24 bis précité, reprend les mêmes griefs que les deux premiers exposés ci-dessus. ☞ Un mémoire en défense, produit au nom d'[B] [N], conclut au rejet des pourvois et à la condamnation des associations demanderesses à lui verser chacune une somme de 2.000 € sur le fondement de l'article 618-1 du code de procédure pénale.
DISCUSSION Les propos incriminés, tels qu'ils sont critiqués par les différents moyens présentés au soutien des pourvois constituent une forme de négationnisme mâtinée de révisionnisme historique et reviennent ainsi à contester une vérité historiquement et juridiquement établie. Aussi, avant d'en venir à l'examen des moyens, il convient au préalable de les replacer dans une perspective historique. Celle-ci est à présent largement -et sans contestation possible- documentée depuis les travaux publiés, à partir de 1973 -soit depuis cinquante ans-, dans un premier temps par l'historien américain Robert Paxton -qui s'est appuyé sur un travail de vingt années de recherches historiques, conduit aussi par ses collègues Joseph Billig, Henri Michel et Léon Poliakov3 à partir de l'exploitation des archives du centre de documentation juive contemporaine- et qu'il a ensuite approfondis avec l'apport d'un collègue canadien en centrant alors leurs recherches sur la politique de Vichy à l'égard des juifs. Ils les ont conduit à partir d'un spectre très large constitué par l'étude des archives françaises et allemandes de l'époque et de l'apport des travaux historiques menés par une nouvelle génération d'historiens, notamment Laurent Joly, après publication de La France de Vichy. Cette pluralité d'analyses historiques contredit ainsi l'idée, répétée par l'auteur des propos en cause, selon laquelle cette vérité serait uniquement le fruit du “mythe” de la “doxa Paxton” -également qualifiée de “doxa dominante”- au cours de la même émission télévisée. Dans ce rappel et cette analyse, il convient de déterminer précisément l'office du juge. En effet, outre que la vérité historique sur la réalité de l'Holocauste et de la politique conduite par le gouvernement de Vichy est désormais établie de manière indiscutable, à partir des travaux de ces historiens, l'incrimination servant de fondement à l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 -le crime contre l'humanité- constitue elle-même un corpus juridique ayant été analysé, tant à partir des stipulations de l'article 6 du Statut annexé à l'Accord de Londres que du jugement du tribunal international de Nuremberg et des arrêts de la Cour de cassation. Comme l'écrit [B] [P] 4, dans cette matière la justice “ne décide pas de l'existence du génocide des juifs par les nazis, elle ne le reconnaît pas, elle ne le qualifie pas non plus puisqu'elle renvoie expressis verbis au jugement des juridictions internationales et nationales l'établissement des faits criminels et leur qualification (...). Elle réprime la contestation de la L. Poliakov “Bréviaire de la haine”, Calmann-Lévy 1951. Si celui-ci écrit que “du sort relativement plus clément des juifs de France, Vichy fut (...) le facteur prépondérant” (p. 201), d'autres passages de l'ouvrage démentent cette affirmation. Ainsi (p. 58) “le concours prêté par Vichy aux allemands fut essentiel, assurant par l'effet du recensement, du numerus clausus et d'autres opérations préalables, l'isolement des juifs au sein de la population française -ce qui est une technique indispensable au génocide- et enlevant de plus aux occupants le souci des opérations policières (...). De cette complicité délibérée, rien ne pourra jamais laver les vichyssois”. 3
Robert Badinter “De la nécessaire répression du négationnisme en France”, mélanges Jean-Claude Colliard, 2014, Dalloz, p. 53. 4
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chose jugée attachée aux jugements des crimes nazis (...). Elle réprime le négationnisme (entendu comme) la négation de la chose jugée”5. La spécificité des présents pourvois et le caractère inédit des questions qu'ils posent tient dans le fait que, contrairement à ceux ayant été jusqu'à présent soumis à la chambre, les propos incriminés ne contestent pas la réalité de faits et d'une politique -déportation, chambres à gaz, Holocauste- directement imputables au IIIè Reich durant la seconde guerre mondiale, dix-neuf dignitaires nazis en ont été déclarés coupables par le Tribunal de Nuremberg. Ils ne cherchent pas directement à minorer le nombre des victimes mais, par une argumentation procédant d'une “falsification de l'histoire”6, ils visent à exonérer le régime de Vichy dans la déportation des juifs -seraient-ils français- entre 1940 et 1944. En cela ils revêtent ainsi un caractère objectivement révisionniste au regard des travaux d'historiens. Les replaçant dans une perspective historique, Laurent Joly7 écrit qu'ils constituent un nouvel avatar du “nationalisme ethnique”8 remontant en France au début du siècle dernier et dont les représentants furent à l'époque Maurice Barrès, Léon Daudet, Charles Maurras, Edouard Drumont et l'historien [Q] Bainville, auquel le prévenu se réfère fréquemment. Exposer de manière préliminaire les faits, rigoureusement et indiscutablement établis depuis cinquante ans par les historiens, est d'autant plus indispensable au regard de l'un des motifs de l'arrêt, selon lequel “les propos reprochés au prévenu ont été tenus à la suite d'une brusque interpellation” lors d'un échange en direct avec [J] [I]9. Avec ce motif, l'arrêt parvient ainsi à disculper l'auteur de propos -réitérés- en retenant qu'il aurait été surpris dans son expression par la “brusque” interpellation de son contradicteur. Il ne prend toutefois pas en considération la circonstance que l'interpellation de [J] [I] se rapporte à des propos tenus quatre ans et un an auparavant à la télévision10. Doit également être conservée présente à l'esprit la phrase, prononcée -en écho à la colère de M. [B] [P] , trois ans auparavant au même endroit et dans le même contexte “Vous m'avez fait honte ! En pensant à ce qui s'est passé là, vous m'avez fait honte”11- par le président de la République -M. [Q][R] le 16 juillet 1995- lors de la commémoration du cinquante-troisième anniversaire de la rafle du Vél d'Hiv, “En la matière, rien n'est insignifiant, rien n'est banal, rien n'est dissociable. Les crimes racistes, la défense de thèses révisionnistes,
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Cet auteur, rappelant le considérant 5 de la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 28 février 2012 (déc. n° 2012-647 DC, sur la loi incriminant la négation du génocide arménien), selon lequel “il est loisible au législateur d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers (à condition qu'elles soient) nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi (...)”, souligne que la Cour de cassation avait suivi un raisonnement identique dans son arrêt du 7 mai 2010 (Cass crim., 7 mai 2010, 09-80.774) ayant refusé de renvoyer au Conseil, pour absence de caractère sérieux, une question de constitutionnalité portant sur la violation de la liberté d'expression par l'article 24 bis issu de la loi Gayssot. Cette expression est la reprise du titre du livre de Laurent Joly, ayant pour sous-titre “[N] [B], l'extrême droite, Vichy et les juifs”, Grasset, 2023. 6
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L. Joly, op. cit., p. 44.
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“Fondé sur l'exaltation des déterminismes raciaux et culturels”, op. cit., p. 45.
Lequel, on l'a rappelé, faisait alors référence à l'opinion exposée par l'intéressé tant dans son livre “Le suicide français” qu'à l'occasion de précédentes émissions télévisées. 9
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“On n'est pas couché”, France 2, 4 oct. 2014 et “Les terriens du dimanche”, C8, 16 sept. 2018.
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https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/robert-badinter-se-raconte-dans-memorables/robert-badinter1315-5523002
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les provocations en tout genre -les petites phrases, les bons mots- puisent aux mêmes sources (d'une idéologie raciste et antisémite)”12. - à titre liminaire, un bref rappel historique Les travaux d'historiens ont mis en évidence une double réalité désormais indiscutable. D'une part, le régime de Vichy n'a pas attendu l'année 1942 et l'élaboration de la “solution finale” par les nazis pour mettre en place une politique discriminatoire à l'égard des citoyens juifs présents sur le territoire français. Celle-ci s'est mise en oeuvre dès les premiers jours ayant suivi l'instauration de l'Etat français et du gouvernement de Pétain et Laval. D'autre part, à partir de l'été 1942, qui marque le début de la déportation massive des juifs présents sur le territoire, sans considération de nationalité13 et lors de plusieurs vagues successives de rafles, les forces d'occupation sont en grande partie déplacées sur le front de l'Est mais savent pouvoir compter sur le zèle de Vichy pour organiser et conduire une politique de déportation massive que ces autorités n'ont donc pas besoin de réclamer, et qui se poursuivra jusqu'en 194414, alors même qu'elle est désormais largement connue et critiquée par un nombre croissant de citoyens, ce dont, non seulement les autorités de Vichy ont pris conscience depuis l'année 194115, mais aussi Himmler lui-même après la première protestation officielle de plusieurs évêques français à la suite des rafles de l'été 194216. Enfin, et ce changement n'est pas cosmétique mais correspond à un véritable changement politique dans un contexte nouveau, le limogeage du premier commissaire général aux question juives -[F] [H] - et son remplacement par [K] [L] -le 6 mai 1942- résulte du choix de Pétain et Laval, pris avec l'aval préalable des allemands, lesquels savent ainsi pouvoir désormais compter non plus sur la seule collaboration mais sur l'initiative des autorités de Vichy et de leurs exécutants. Les lignes qui suivent ne prétendent pas à l'exhaustivité. Elles sont à dessein circonscrites à la problématique définie par les propos objet des pourvois, à savoir la politique de Vichy à l'égard des juifs français17. - jusqu'à l'été 1942 : la mise en oeuvre d'une politique en cohérence avec la doctrine de l'Etat français Le caractère pernicieux de la falsification de l'Histoire qu'opère le prévenu, repris de son livre “Le suicide français”, tient dans le fait qu'outre les contre-vérités qu'il assène comme 12
https://www.fondationshoah.org/sites/default/files/2017-04/Allocution-J-Chirac-Vel-dhiv-1995
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La rafle du Vél d'Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, ordonnée par Vichy et conduite par les autorités françaises concernera 12.884 juifs -dont 4.000 enfants- quasiment tous nés en France. Celles, en zone non occupée du 26 au 28 août 1942, concerneront exclusivement des juifs français -6.542-. 14
En août 1944 les derniers convois de déportés au départ de Drancy, Bobigny et Compiègne seront bloqués par une grève qui paralyse le réseau ferré, malgré le stratagème d'[WV] [HV] consistant à mêler, au sein d'un même convoi, des femmes et des enfants afin d'accréditer l'idée qu'il s'agirait de familles ayant pour destination les camps de travail en Pologne (source : mémorial de la Shoah, Drancy). 15
Le 12 août 1941, Pétain déclare, à propos de l'hostilité qui commence à s'exprimer dans le pays à l'encontre des rafles, dans un contexte d'émergence d'attentats suite à la rupture du pacte germano-soviétique de l'opération Barbarossa, “je sens se lever (...) un vent mauvais”. Cf. Serge Klarsfeld “Vichy-Auschwitz, le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France, 1942", Fayard, 1983, p. 9 ; L. Joly, op cit., p. 117. 16
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Que le langage de l'époque appelle “les israélites”, par opposition aux juifs étrangers.
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prétendues vérités d'évidence18, gommant la complexité historique de cette période sur laquelle Paxton n'est pas le seul historien reconnu à avoir travaillé19, ceux-ci ne font en réalité que reprendre la thèse -dite du “glaive et du bouclier”20- exposée par Pétain et [H] lors de leur procès et qui, dès cette époque avait été récusée. Selon celle-ci, en jouant double jeu vis à vis des autorités d'occupation, Pétain aurait concouru à protéger la France -“le bouclier”-, notamment les juifs, tandis que de Gaulle endossait le rôle de “glaive”21. Répétant qu'un nombre proportionnellement moins important de la population juive vivant en France a été déporté par rapport à ce qui fut le cas dans des Etats voisins occidentaux -notamment la Belgique ou les Pays-Bas22-, cette thèse l'impute à la bienveillance des autorités de Vichy. Les historiens contestent cette prétendue mansuétude des autorités de Vichy à l'égard des juifs vivant en France. Pour eux, l'explication tient à plusieurs circonstances propres à l'époque. D'abord le fait que les forces d'occupation, qui savent pouvoir compter sur la loyauté du régime de Vichy à leur égard, ont largement déserté le sol français pour se replier sur le front de l'Est où elles tentent de contenir l'offensive soviétique. Ensuite le fait que les juifs présents sur le territoire en 1940 ont, dans leur très grande majorité, encore la nationalité française et, grâce parfois à des faux papiers, peuvent ainsi se fondre plus facilement dans la population, laquelle va, dès le début mais surtout après la rafle du Vél d'Hiv le 16 juillet 1942, organiser des réseaux d'entraide pour les cacher23. Enfin le fait qu'étant davantage disséminés que dans d'autres Etats -où ils sont dans des ghettos- il est plus difficile pour les autorités françaises de les localiser et de les identifier24, d'autant que la géographie -villages situés dans des régions montagneuses où ils peuvent se cacher, proches de frontières qu'ils peuvent A nouveau sur Europe 1 -le 26 septembre 2021- “Vichy a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers” et dans “La France n'a pas dit son dernier mot”, Rubempré, 2021, p. 55. 18
Cf. not. les ouvrages des historiens Laurent Joly “La falsification de l'histoire, [N] [B], l'extrême-droite, Vichy et les juifs”, Grasset 2023 et “L'Etat contre les juifs”, Grasset, 2018 ; Annette Wieviorka “1945 la découverte”, Seuil, 2015. Ceux-ci s'appuient, pour leurs recherches, sur le fonds documentaire constitué par le centre de documentation juive contemporaine -désormais accessible au mémorial de la Shoah-. A la Libération, ce fonds documentaire s'est enrichi des archives du commissariat général aux questions juives et du “service juif” de la Gestapo à Paris, récupérées par le ministère de l'intérieur et mises à disposition des procureurs à Nuremberg puis versées aux archives nationales. 19
Cette expression trouve son origine dans le livre du journaliste Robert Aron “Histoire de Vichy” (Fayard, 1954). Elle sera toutefois contestée, dès le début des années soixante, par les travaux des historiens Henri Michel et Eberhard Jäckel, qui souligneront que celui-ci n'a pas travaillé sur des documents historiques mais uniquement à partir des débats du procès Pétain devant la Haute cour de Justice, lesquels fondés sur l'oralité et ne pouvant s'appuyer que sur quelques archives personnelles d'anciens ministres, relayaient amplement cette thèse qui était celle de l'accusé et de son avocat Me [LG] ainsi que de [F] [A], commissaire aux questions juives, mais également par l'historienne Georgette Elgey, qui avait un temps travaillé avec Robert Aron à la rédaction de son livre et qui, devenant ensuite une historienne reconnue de la IVè République, critiquera les sources de celui-ci. 20
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Laurent Joly reproduit (p. 67) un extrait de la déclaration lue par Pétain à l'ouverture de son procès -le 23 juillet 1945- “De ce pouvoir, j'ai usé comme d'un bouclier pour protéger le peuple français (...) pendant que le général de Gaulle, hors de nos frontières, poursuivait la lutte (...)”. 22
Cette thèse a également été reprise par Laval, à son procès, à propos des travailleurs envoyés en Allemagne au service du travail obligatoire -STO-. M. Serge Klarsfeld a établi que, par leur action, les “Justes parmi les nations” sont parvenus à sauver les troisquarts de la communauté juive résidant en France (à l'époque 300.000 personnes). 23
Ce qui sera à l'origine de la “rafle du billet vert” le 14 mai 1941devant permettre de les recenser. Ce jour là, 3.700 hommes juifs résidant à Paris furent convoqués dans les commissariats, au prétexte de la vérification de leur papiers d'identité, la moitié se présentèrent et furent arrêtés et envoyés dans les camps de Beaune la Rolande et Pithiviers puis regroupés à Drancy dans la plus totale improvisation, après une seconde vague d'arrestation à Paris le 20 août 1941 puis envoyés à Auschwitz-Birkenau, où le premier convoi partira le 27 mars 1942 (source : mémoriaux de la gare de Pithiviers et de Drancy). 24
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franchir en cas de danger et la région située à l'Est du Rhône sous contrôle italien- leur permet plus facilement d'échapper aux recherches. Michaël Marrus et Robert Paxton25 écrivent, à ce propos, qu'en 1940 la débâcle suscita un mouvement de dispersion des juifs, qui voulaient échapper aux polices allemandes et françaises, favorisé par Vichy dont “l'objectif était de pénaliser les juifs et non de faciliter leur existence. Les juifs qui ont été sauvés grâce à cette dispersion ne doivent rien aux autorités de Vichy qui essayèrent de la compenser par les recensements, les fichiers et l'estampillage des cartes d'identité (et que) la géographie aida à l'occasion ceux qui se cachaient”. Les travaux de Serge Klarsfeld26 aboutissent à la même conclusion. Il écrit que “les juifs de France garderont toujours en mémoire que, si le régime de Vichy s'est déshonoré en contribuant efficacement à la perte d'un quart de la population juive de ce pays, les trois quarts restant doivent essentiellement leur survie à la sympathie sincère de l'ensemble des français, ainsi qu'à leur solidarité agissante à partir du moment où ils comprirent que les familles juives tombées entre les mains des allemands étaient vouées à la mort”. C'était aussi la conclusion de Léon Poliakov27 qui, à propos de l'aide apportée par la population française à la communauté juive vivant en France, écrit que “c'est cette attitude, en fin de compte, qui constitue la raison essentielle d'une proportion de survivants bien plus considérable” que dans d'autres Etats d'Europe occidentale. De même Marrus et Paxton28, qui rappellent que sur les 75.721 juifs ayant été déportés selon le recensement opéré par Serge Klarsfeld “près d'un tiers de ces déportés étaient des citoyens français, les autres étaient des réfugiés29 étrangers. Près de 2.000 avaient moins de six ans, plus de 6.000 moins de treize ans, 8.700 soixante ans ou davantage”. Et, à propos de la “théorie du bouclier”, leur conclusion, bien qu'en apparence nuancée, est cependant tout aussi ferme. Ils écrivent30 que “comme tout le monde, les dirigeants de Vichy furent lents à prendre la mesure de la solution finale, face à des indications croissantes, et en dépit des déclarations répétées des nazis sur la déportation finale de tous les juifs de France (ils) préférèrent pour la plupart ne pas pousser trop loin leurs investigations. L'attitude dominante fut l'indifférence au sort des juifs. Il semble qu'en particulier pour Laval les juifs aient été généralement sans importance, méritant à peine l'effort impliqué par la stratégie du “bouclier”. Il ne fait pas de doute que Vichy ait espéré sauver certains juifs français de ce que pouvait signifier le “travail” à l'Est. Mais rien n'indique que cet objectif ait été prioritaire dans ses calculs ou ait fait partie d'un plan organisé. Laval se contenta de ne pas insister auprès des Allemands pour conclure un accord en règle limitant la déportation aux juifs étrangers, même après qu'il eût été averti par eux qu'en dépit des retards ils s'empareraient en fin de compte de tous les juifs de France”.
25
M. Marrus et R. Paxton “Vichy et les juifs”, Calmann-Lévy 1981, p. 493.
26
Op cit., p. 191. Cet auteur expose qu'à l'époque les dirigeants du troisième reich considéraient que la France ne constituait pas un terrain prioritaire pour la mise en oeuvre de la “solution finale” et donnaient la priorité aux impératifs sécuritaires dans la crainte d'un débarquement allié. 27
Op cit., p. 335.
28
Op cit., p. 473.
29
Ils soulignent que l'importance numérique des réfugiés juifs à l'époque était une spécificité française, la France ayant “accueilli plus de 300.000 réfugiés d'Europe centrale pendant les années 30, beaucoup plus que tous les autres pays, y compris les Etats-Unis qui en ont reçu 136.900", de sorte que “les juifs étrangers qui (...) constituaient en moyenne 25% des juifs d'Europeoccidentale, formaient la moitié de la population juive de France” (p. 504). 30
Op cit., p. 477.
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Cette analyse de ce que fut le rôle de Laval ne saurait s'entendre comme exonératoire du rôle de Pétain. Laurent Joly, rappelant que celui qu'il qualifie de “vieux maréchal” 31 disposant de deux heures quotidiennes de lucidité et âgé de 84 ans en juin 1940, écrit que “il a été amené à soutenir de son autorité les pures dérives de l'Etat français, de la création des sections spéciales en 1941 aux crimes de la Milice (qu'il encourage encore publiquement au printemps 1944) en passant par les grandes rafles contre les juifs en 1942". Un bref rappel chronologique est nécessaire. Paxton32 explique qu'en juin 1940, Hitler, convaincu que la guerre sur le front Ouest était loin d'être terminée, n'avait que des objectifs limités à l'égard de la France, qu'il entendait seulement neutraliser pendant l'assaut final contre l'Angleterre afin de disposer d'une plate-forme sûre pour lancer son offensive. Mais, à partir de l'automne 1941, son objectif change radicalement face à la résistance de l'Angleterre et au lancement de l'offensive allemande contre la Russie. La France devient alors le principal fournisseur de main d'oeuvre et de matières premières pour la machine de guerre allemande. Or, dès le mois de juillet 194033 plusieurs textes de Vichy jettent les fondements de la “révolution nationale” et les mesures que prend le gouvernement, à partir de l'automne 1940, afin de “trouver une troisième voie, celle de l'Etat neutre au sein de l'Europe hitlérienne” 34 contrarient les allemands qui, à l'époque, entendaient encore expulser les juifs d'Allemagne vers la France. Paxton écrit à ce propos que “personne ne peut contester que les premières mesures anti-juives de 1940 relevaient d'une initiative purement française ni que ce soit Vichy lui-même qui a insisté en 1942 pour coopérer à la déportation des juifs vers l'Est35 (...). On constate ensuite un ralentissement des déportations en 1943-1944 ; la cause semble en être, non pas dans la résistance des autorités de Vichy aux demandes allemandes mais dans le fait qu'à partir de cette époque celles-ci avaient de plus en plus de mal à mobiliser les trains nécessaires et qu'à partir de l'été 1944 elles ont choisi d'utiliser leurs capacités réduites pour se concentrer prioritairement sur l'extermination des juifs de Hongrie”36. Concernant à proprement parler la situation des juifs sur le territoire français, là encore les travaux de Paxton retracent une chronologie accablante pour les autorités de Vichy. Une communauté juive était, à l'époque, installée de longue date en France. Puis, deux nouvelles vagues successives arrivèrent, venant d'Allemagne et d'Autriche, après la Nuit de cristal -novembre 1938- puis après la campagne de Pologne -septembre 1939-37, de sorte que sur les 300.000 juifs se trouvant en France en 1939 -la moitié en région parisienne-, une moitié était d'immigration récente et l'autre partie avait une ascendance étrangère directe. Vichy va utiliser l'article 19 de la convention d'armistice, prévoyant que la France devait remettre à l'Allemagne, à la demande de celle-ci, les réfugiés allemands, pour renvoyer les juifs de nationalité allemande38. Puis, dans un deuxième temps, une loi du 22 juillet 1940 créé la 31
Op cit., p. 65.
32
Robert Paxton “La France de Vichy”, Seuil 1973, p. 10.
Les premiers décrets constitutionnels, qui jettent les fondements de la “révolution nationale” sont datés du 11 juillet et le premier statut des juifs est promulgué le 3 octobre 1940. 33
34
R. Paxton, op cit., p. 13.
35
Alors même que cette politique de déportation massive, désormais connue -notamment depuis la rafle du Vél d'Hiv le 16 juillet 1942- est de plus en plus contestée par la population française. 36
Op cit., p. 29.
37
A l'époque la France ne faisait pas partie de la région du Reich devant être aryanisée.
38
Avant, à l'été et l'automne 1942 et de sa seule initiative, de révoquer 30.000 juifs étrangers engagés dans l'armée comme volontaires au regard de leurs états de service, et qui se retrouveront en camp d'internement, avant d'être déportés a Auschwitz en août 1942 (Maurrus et Paxton, op. cit., p. 106).
8
commission dite Alibert39 pour faciliter le retrait de la nationalité française, dont Vichy considère qu'une loi de 1927 a permis de l'obtenir trop facilement. C'est ainsi que 15.154 réfugiés -parmi lesquels 40% de juifs- se trouvent privés du jour au lendemain de la nationalité et leurs biens personnels et professionnels confisqués40 dans le cadre de la politique d'aryanisation. En outre, trois lois successives ont, la première du 3 octobre instauré un régime de numerus clausus et d'exclusion des juifs d'un certain nombre de fonctions et d'emplois publics, la deuxième, du 4, autorisé les préfets à interner les juifs étrangers “dans des camps spéciaux” ou les assigner à résidence, et la troisième, du 7, abrogé le “décret Crémieux” du 24 octobre 1870 qui avait étendu la nationalité française aux juifs d'Algérie41. En zone occupée, le 27 septembre 1940, soit postérieurement aux premiers textes antisémites pris par Vichy et la mise en place de la commission Alibert, sera prise la première ordonnance allemande visant indifféremment les juifs42, quelle que soit leur nationalité. Enfin l'édiction de nouvelles dispositions encore plus restrictives à l'égard des juifs -qui étendent le champ des interdictions d'accès à certaines professions, ce que Marrus et Paxton qualifient d' “épuration massive des professions libérales, du commerce, de l'artisanat et de l'industrie”43, confisquent leurs biens, y compris les oeuvres culturelles- dans le cadre de la poursuite de l'aryanisation que Vichy va désormais étendre à la zone non occupée en s'appuyant sur le nouveau statut des juifs promulgué le 2 juin 1941, connaît un nouvel essor avec la nomination -en mars 1941- de [F] [H] comme premier commissaire général aux questions juives, qui est à l'origine de ces textes et de leur application rigoureuse44. Comme l'écrivent Marrus et Paxton45 “il allait montrer aux allemands que les français pouvaient concevoir et exécuter un programme antijuif adapté à la France, et les conduire ainsi à retirer leurs ordonnances antijuives concernant la zone occupée. A leur place, les services français 39
Elle examinera 500.000 dossiers et est présidée par Raphaël Alibert, garde des sceaux du 12 juillet 1940 au 27 janvier 1941, rédacteur, à ce titre, du statut des juifs et de toute la législation antisémite de cette période. Il sera condamné à mort par contumace, le 7 mars 1947, par la Haute cour de justice. 40
Dès la fin août 1940 les autorités allemandes nomment, en zone occupée, des commissaires-administrateurs dans les entreprises ainsi confisquées et l'ordonnance du 27 septembre 1940, qui prévoit un recensement de la population juive, facilitera, moins d'un an plus tard -le14 mai 1941- la première rafle d'envergure, celle dite du “billet vert” qui concerne seulement des juifs étrangers. Du fait que certaines entreprises concernées étaient de première importance pour l'économie française -Galeries Lafayette- ou la défense nationale -avions Bloch (Dassault), banques Lazare frères et Rotschild-, les autorités de Vichy créa un Service de contrôle des administrateurs provisoires qui avait pour fonction de choisir des administrateurs français dans celles-ci plutôt que de laisser le champ libre à des treuhänder allemands, ce qui déchargeait d'autant les autorités d'occupation de ces taches. En juillet 1943, des administrateurs provisoires avaient été nommés dans 39.000 affaires situées en zone occupée -28.000 entreprises et 11.000 immeubles-, dont 12.700 -12.000 entreprises et 700 immeubles- seront aryanisées ou liquidées. Au 1er mai 1944, 42.227 entreprises juives avaient été placées sous administration provisoire, et parmi elles 9.680 avaient été vendues à des “aryens” et 7.340 liquidées, générant un produit de plus de 200 millions de francs placés à la Caisse des dépôts et consignations (Marrus et Paxton,op ci., p. 218). 41
De sorte qu'une ordonnance du 26 avril 1941 autorisera la vente d'entreprises situées en zone occupée appartenant à des juifs étant -ou devenus par l'effet de la loi du 7 octobre- étrangers. 42
Elle interdit à ceux ayant fui la zone occupée d'y retourner et prescrit à ceux y étant restés de s'enregistrer.
43
Op cit., p. 144.
Celle-ci est revendiquée par l'intéressé, dont les services n'accorderont qu'avec “une extrême parcimonie (p. 145) les quelques exceptions prévues -en particulier en faveur des anciens combattants et de leurs familles- de sorte que la situation de ceux-ci ne sera pas différente du reste de la communauté. Marrus et Paxton relèvent qu'avec la confiscation des oeuvres artistiques elle contribuera à l'émergence d'un mouvement de solidarité à l'égard des juifs installés en France car l'édiction puis l'application rigoureuse de cette législation en zone non occupée “constituait une menace inattendue” (p. 146). 44
45
Op cit., p. 140.
9
mettraient en oeuvre un programme antijuif unifié et français dans l'ensemble du pays”. Ainsi, le nouveau statut des juifs “était destiné à combler les lacunes de la loi précédente aussi bien qu'à prendre en compte les mesures allemandes plus récentes concernant les biens des juifs dans la zone occupée. Car cette loi était destinée à l'ensemble de la France”46. Les travaux des historiens mettent en exergue, d'une part que c'est dès les premières semaines après le vote des pleins pouvoirs que sont adoptés les textes qui fondent la “révolution nationale” et permettent la mise en place d'une politique de “recensement, d'aryanisation et de spoliation”47 des juifs, d'autre part que ce n'est qu'à partir de 1942 que l'Allemagne a imposé son programme de déportation à Vichy48. Auparavant, Vichy est parvenu à “garder la main” pour mettre en oeuvre la politique d'aryanisation dictée par l'Allemagne -en témoigne l'intervention de la loi du 22 juillet 1941 qui vise à “supprimer toute influence israélite dans l'économie nationale”49 à la suite de la “rafle”50 du “billet vert” décidée par Vichy en mai51. A l'époque, les autorités allemandes à Paris ne manqueront pas de rappeler à Berlin que c'est la loi française du 4 octobre 1940 qui a constitué le fondement juridique des deux rafles des 14 mai et 20 août 194152, suivies de l'internement à Pithiviers, Beaune la Rolande et Drancy des 4.000 hommes53 arrêtés lors de ces deux opérations puis leur déportation à Auschwitz-Birkenau. Le premier convoi partira de la gare de Drancy le 27 mars 1942. Ces deux rafles, en particulier celle du 20 août 1941, déclencheront des attaques ciblées de la Résistance contre des soldats allemands dans Paris, suivies d'arrestations et d'exécutions d'otages par les allemands en représailles et de la mise en place -à l'initiative du ministre de l'intérieur Pucheu qui prétendait ainsi contrecarrer ces exécutions- des tristement célèbres sections spéciales. Marrus et Paxton démontrent toutefois qu'elles n'eurent aucun effet à cet égard puisque “entre 500 et 550 français furent fusillés comme otages, créant un infranchissable fossé de haine entre la population et la puissance occupante”54. En outre, ils soulignent55 que “le statut des juifs du 3 octobre allait plus loin que l'ordonnance allemande de la semaine précédente. Là où l'ordonnance allemande définissait 46
Op cit., p. 143.
L'expression est de R. Paxton et M. Marrus dans leur préface à l'édition de 1997 de “Vichy et les juifs”, Calmann-Lévy. 47
48
Vichy s'opposera sur certains points, par exemple le port de l'étoile jaune en zone non occupée.
49
R. Paxton, op cit., p. 231.
50
Bien que cette opération soit ainsi qualifiée, ce terme apparaît en l'espèce inapproprié parce que les juifs concernés, tous de nationalité étrangère, ont en réalité été convoqués au prétexte d'une régularisation de leur situation -seule une moitié a répondu à cette convocation-. 3.747 seront arrêtés, transférés dans les centres d'internement de Beaune-la-Rolande et Pithiviers d'où ils seront envoyés à celui de Drancy, où les autorités de Vichy, prises de court par la décision des autorités allemandes d'organiser cette première vague massive d'arrestations, n'ont rien prévu pour les accueillir. 51
Celle-ci a déjà été évoquée (cf. note 10). Décidée par Vichy pour contrer la volonté des allemands d'expulser en zone non occupée les juifs se trouvant en zone occupée -principalement à Paris-, alors qu'en mai 1941 la “révolution nationale” était en cours depuis bientôt une année et que Vichy ne voulait plus de juifs sur le territoire, des ordres d'internement furent donnés à la préfecture de police. 52
Qui concernera, pour l'essentiel, des avocats juifs installés dans le XIème arrondissement.
53
C'est après la rafle du Vél d'Hiv -16 juillet 1942- que les déportations concerneront également les femmes et les enfants. 54
Op cit., p. 316.
55
Op cit., p. 30.
10
pudiquement le juif par la religion, le statut de Vichy parlait ouvertement de race (et) avait un champ d'application plus étendu (...). Bien loin de parer les coups portés par les allemands, la campagne antisémite de Vichy a peut-être, en fait, précipité l'ordonnance allemande du 27 septembre 1940. Les autorités d'occupation, dont les mesures antisémites avaient consisté jusque là en actes sporadiques de propagande et en contrôles frontaliers plutôt qu'en une action systématique, avaient bien conscience que Vichy instaurait des lois antijuives”. Serge Klarsfeld, qui a découvert en 2010 le document original établissant le statut des juifs d'octobre 1940, relève que Pétain y a porté des annotations afin de durcir “considérablement” les mesures qu'il qualifie de “extrêmement antisémites”. Ainsi, le texte final vise tous les juifs, français comme étrangers, Pétain ayant rayé la mention permettant d'épargner “les descendants de juifs nés français ou naturalisés avant 1860". Par ailleurs, il étend le champ d'exclusion des juifs de la fonction publique de l'État, de l'armée et de la presse à la justice et à l'enseignement ainsi qu'aux fonctions électives. Enfin, il demande que “les motifs qui les justifient” soient publiés au Journal officiel. Pour lui, “la découverte de ce projet est fondamentale. Il s'agit d'un document établissant le rôle déterminant de Pétain dans la rédaction de ce statut et dans le sens le plus agressif, révélant ainsi le profond antisémitisme” du chef du gouvernement. Il ajoute que “le principal argument des défenseurs de Pétain était de dire qu'il avait protégé les juifs français. Cet argument tombe”56. Enfin cette politique d'aryanisation est en parfaite convergence -elle en constitue même un des fondements- avec la “révolution nationale”. En encourageant le retour en Allemagne des réfugiés présents en France, le “but était la réduction de l'élément étranger, inassimilable, “nonfrançais” dans la vie publique, dans l'économie et dans la vie culturelle française. L'attitude de repli, l'attachement proclamé aux seules valeurs “nationales” imprégnaient les premiers actes de Vichy”57. Le pasteur Marc Boegner, qui, à l'origine, n'était pas en opposition avec le régime de Vichy avant de prendre ses distances et d'organiser activement la protection d'enfants juifs dès 1941, évoqua, quand il revint de Vichy, un “antisémitisme passionnel (de plusieurs ministres) qui se donnait libre cours en dehors de toute pression allemande”58. Si le projet de “solution finale” est élaboré à la conférence de Wannsee en janvier 1942, il est en réalité préparé dès 1941 et, dès cette époque, se met en place une coopération active de la police française aux internements et déportations massifs en zone occupée. S'ils ne concernent, à l'origine, que les seuls juifs étrangers, dès lors cependant qu'un certain nombre de juifs français vont se trouver progressivement privés de leur nationalité, exclus de fonctions publiques et leurs biens confisqués, l'Allemagne va utiliser ces dispositions en zone occupée puis ensuite s'appuyer sur le dispositif français pour imposer la “solution finale” en zone non occupée59.
56
“Découverte du texte original établissant un statut pour les juifs en 1940" Le Monde, 3 oct. 2010
57
Op cit., p. 33. Ils signalent (p. 39) qu'Adrien Marquet, ministre de l'intérieur, signa, le 25 juillet 1940, un accord avec les représentants de la police allemande pour une collaboration informelle. 58
Propos rapportés par Marrus et Paxton, op cit. (p. 41), qui analysent longuement le vieux fonds d'antisémitisme existant en France depuis l'affaire Dreyfus et l'instauration de la République (p. 51), qui leur fait écrire (p. 55) que “il subsistait en France, sous la modération apparente des années 20, une réserve d'antipathie à l'égard des juifs, souvent stagnante et rarement visible” et qui connaîtra un “renouveau” (p. 57) à partir de la crise des années 30. Après avoir été “un catalyseur important de l'opposition au Front populaire” (p. 64), l'antisémitisme, avec “la psychose de guerre de 1938 accentua l'insistance sur l'image du juif belliqueux et de ses intrigues” (p. 65) dans laquelle “les juifs français installés de longue date étaient l'objet de la même animosité que les réfugiés allemands ou polonais récemment arrivés” (p. 69). 59
Le 11 juin 1942 Himmler fixe un contingent de 100.000 juifs se trouvant en France, y compris en zone non occupée -où Laval acceptera d'en livrer 10.000- à déporter vers les camps d'extermination.
11
Marrus et Robert Paxton écrivent60, à propos de l'année 1940, que “toute idée d'un simple “diktat” allemand peut-être écartée sommairement (...). Des années d'examen minutieux des archives laissées à Paris et à Berlin par les services allemands n'ont permis de déceler aucune trace d'instructions qui auraient été données à Vichy par les allemands en 1940 -ni, sur ce point et cette année là, à aucun autre pays occupé ou satellite- pour lui faire adopter une législation antisémite”. Ils considèrent61 que “quoi qu'on puisse penser de la stratégie préventive pour la zone occupée -et pour notre part nous sommes convaincus que l'action des allemands aurait été beaucoup plus limitée s'ils n'avaient pu disposer de l'aide des administrations françaises-, il n'était sensé de l'étendre à la zone sud que si les allemands projetaient d'appliquer leurs lois raciales et la saisie des biens au-delà de la ligne de démarcation. Les responsables allemands n'avaient pas cette intention en 1940 et n'en donnaient pas l'impression aux français (...). Jusque tard en 1941, les autorités allemandes considéraient la zone sud comme un lieu où elles pourraient se défaire de leurs juifs indésirables”. Paxton résume ainsi la politique de Vichy à l'égard des juifs62 : “la législation de 19401941a facilité la “solution finale” : en vertu de la loi du 4 octobre 1940, 20.000 israélites sont internés dans les camps de la zone non occupée, 10.765 le seront encore le 31 janvier 1942". Puis, estimant que “le gouvernement français n'a pas prévu que la discrimination tournerait au génocide”, il relève qu'à partir de 1942 et la rafle du Vél d'Hiv “Pétain crai(nt) la menace d'une guerre civile, du débarquement allié, voyait monter l'action de la Résistance, sentait l'opposition croissante de la population63 et, depuis peu, de l'Eglise (...) également l'influence de la protection dont un nombre croissant de juifs bénéficiait”. Il conclut en ces termes : “Il n'en reste pas moins que le gouvernement de Vichy a fait délibérément des juifs un groupe à part, leur a voué un mépris particulier et a pris à leur encontre des mesures discriminatoires. Il a, par là même, ouvert en France le terrible chemin qui allait conduire, le moment venu, à la solution finale”. Cette conclusion rejoint celle qu'il écrira ensuite avec Marrus64 lorsque, ayant poursuivi leurs recherches, ils aboutiront à la conclusion selon laquelle “il y avait donc un conflit entre la politique de Vichy à l'égard des juifs dans la zone non occupée et ce que souhaitaient les allemands en 1940. Pour parler sans détours, les allemands voulaient rejeter les juifs dans la zone sud et Vichy ne voulait pas les y recevoir. Dès lors que l'on comprend exactement la politique allemande de 1940, il devient manifeste que la politique de Vichy n'en était pas une simple copie. Vichy installait un antisémitisme concurrent ou rival plutôt qu'il se mettait à la remorque de l'antisémitisme allemand”65. Ils soulignent en outre qu'à partir de l'année 1941, 60
Op cit., p. 20.
61
Op cit., p. 26.
62
Op cit., p. 235 et 236.
63
Le durcissement de la politique anti-juive de Vichy à partir de l'année 1942 et les déportations massives qui s'ensuivent commencent à faire percevoir les juifs comme des martyrs dans l'opinion publique et Vallat étant alors considéré par les autorités allemandes comme trop timoré, lesquelles obtiendront de Vichy son remplacement, au printemps 1942, par Louis Darquier de Pellepoix. 64
Op cit., p. 30. Les deux auteurs se réfèrent, sur ce point, à l'expulsion en zone non occupée -en juillet 1940- de 3.000 juifs alsaciens, de 6.504 juifs de Bade et de Sarre-Palatinat -en octobre 1940- à Lyon, première étape d'un plan qui prévoyait d'expulser 270.000 juifs d'Allemagne en zone non occupée. Comme on l'a rappelé ces historiens analysent longuement l'émergence puis le développement “d'une tradition vivace d'antisémitisme” (p. 110), ils en concluent (p. 109) que “le programme antijuif de Vichy n'était pas nouveau ; il n'était pas non plus limité à une petite minorité d'extrême droite. Il s'alimentait à l'obsession, exprimée tout au long de la décennie, de la menace étrangère (pensée) comme une menace pour l'emploi, pour la pureté de la culture française et pour la paix”. 65
12
qui, rappelons-le, correspond à la nomination du premier commissaire général aux questions juives, la loi du 22 juillet 1941 préparée par les services de celui-ci étendait l'aryanisation des entreprises et des biens juifs et, comme le statut, s'appliquait sans distinction aux juifs français et aux juifs étrangers66, en Algérie comme au Maroc ou Outre-mer. Puis, plus loin67, “nous n'avons connaissance d'aucune intervention du maréchal Pétain en faveur des juifs en général avant juillet 1943, lorsqu'il demanda à Laval de protester au sujet des conditions de détention à Drancy auprès des allemands, qui venaient de reprendre la gestion de ce camp à la police française”68. Laurent Joly fournit une explication différente. Elle tient à la situation internationale à l'époque, où l'Allemagne subit des revers sur le front de l'Est alors que le débarquement allié, espéré de manière imminente en France après celui du 8 novembre 1942 au Maroc et en Algérie -opération Torch- fait douter Vichy de la victoire de l'Allemagne nazie. Il écrit69 que “à l'été 1943, Vichy, usant enfin de ses marges de manoeuvre pour dire “non”, refuse la dénaturalisation collective des juifs devenus français depuis 1927 que Pierre Laval avait d'abord promise à l'occupant”. Enfin, une brève analyse sémantique des propos incriminés -selon lesquels “Pétain avait sauvé les juifs français”- amène aux deux constats suivants : d'une part, par l'emploi de l'article “les” -et non “des”-, il exprime que l'ensemble des “juifs français” seraient concernés par l'action imputée au chef de l'Etat ; mais d'autre part, en prétendant opposer les “juifs français” dont, au demeurant, il n'indique pas s'il s'agit des seuls ayant la nationalité ou de ceux résidant en France, et encore uniquement en zone non occupée et/ou également en zone occupée- à l'égard de l'ensemble des membres de la communauté juive résidant sur le territoire national en juin 1940, lors de l'avènement de l'Etat français, non seulement il affirme une contre-vérité historique, mais encore il occulte délibérément deux facteurs consubstantiels à cette période : d'une part le fait que plusieurs législations entrées en vigueur à partir de 1941 avaient privé des ressortissants français de confession juive de leur nationalité ; d'autre part que la politique d'aryanisation, conduite avec vigueur par les commissaires généraux aux questions juives successifs, et de laquelle Pétain ne s'est jamais démarqué ni n'a exprimé la moindre réserve, en les privant de leurs biens -et donc de moyens d'existence- avait pour objectif -et ont eu pour résultat- de les amener à quitter le territoire. Selon le recensement établi par Serge Klarsfeld, 75.721 juifs seront déportés. Parmi eux, seize mille étaient nés en France. Et Laurent Joly rappelle70 que 24.000 juifs français, dont des milliers d'enfants ont été déportés. Pour mesurer l'ampleur de ces chiffres, il faut garder à l'esprit qu'un certain nombre de citoyens de confession juive -notamment des anciens combattants- avaient acquis la nationalité française par l'effet du “décret Crémieux” et de la loi de 1927 et seront tout autant nombreux à la perdre par l'effet de celle du 22 juillet 1941, dont on a rappelé qu'elle résultait d'une initiative de Vichy sans avoir été réclamée par les autorités d'occupation. En outre, et avant même les déportations de grande ampleur qui surviendront à partir de l'année 1942, la politique d'aryanisation menée à l'initiative de Vichy consistera à encourager l'émigration -qui concerne aussi bien les juifs étrangers que les français- avec, le plus souvent, internement dans un camp
La “rafle” du billet vert du 14 mai puis le recensement du 2 juin 1941 ayant fourni au gouvernement des informations détaillées sur la consistance et la localisation des biens concernés. 66
67
Op cit., p. 127.
68
[WV] [HV] ayant alors été nommé directeur du camp de Drancy.
69
Op cit., p. 144.
70
Op cit., p.146.
13
de concentration71. En revanche, les rafles massives effectuées à partir de l'été 194272 constitueront le premier acte de déportations massives n'épargnant ni les citoyens juifs ayant pu conserver la nationalité française, ni les femmes ni les enfants73. - “le tournant”74 de l'été 1942 : une politique définie et mise en oeuvre par l'occupant grâce à la participation active des autorités françaises Du point de vue qui nous occupe, c'est à partir de l'été 1942 que vont se dérouler des rafles massives qui doivent permettre d'atteindre les objectifs quantitatifs d'arrestations suivies de déportation qui seront définis -et actualisés- d'accord entre les autorités d'occupation et Vichy, à la suite des accords Bousquet-Oberg du 2 juillet 1942 -renouvelés en avril 1943portant sur la collaboration des polices françaises et allemandes. A partir de cette époque, l'ampleur des rafles devient impossible à dissimuler, d'autant qu'à partir du troisième convoi au départ du camp de Drancy -le 22 juin 1942-, les femmes commencèrent à être déportées, puis les enfants75 à partir du sixième convoi -le 5 août 1942-. Laurent Joly, qui qualifie Vichy à partir de l'année 1944 “d'Etat milicien”76, écrit que “du 17 juillet au 11 novembre 1942, en moins de quatre mois, près de 36.000 juifs, pour l'essentiel apatrides, ont été déportés à Auschwitz. Bilan effarant en regard de ce qui se passe lorsque la machine de la collaboration d'Etat cesse de tourner à plein régime : après novembre 1942, quand la France se retrouve dans la situation d'un pays entièrement occupé, sans l'interface d'un gouvernement semi-souverain jouant à fond le jeu de l'insertion dans l'Europe nazie, il y a deux à trois fois moins de déportés...”77. Il est expédient, pour introduire cette période, de se référer à un témoin, qui en fut aussi un acteur contre son gré. Lucien Vidal-Naquet, avocat au barreau de Paris, résistant, sera arrêté à Marseille, où la famille s'était réfugiée, le 15 mai 1944 puis déporté avec son épouse à Auschwitz, d'où ils ne reviendront pas. Tous deux ont la nationalité française, que son père a acquise après la première guerre. Entre le 15 septembre 1942 et le 29 févier 1944, il a tenu un journal que l'un de ses fils, historien reconnu -Pierre Vidal-Naquet-, a publié et commenté dans
71
En septembre 1940, il en existait 31 en zone Sud et 3 seront ouverts en zone Nord en 1941 -Beaune la Rolande, Pithiviers et Drancy- (Marrus et Paxton, op cit., p. 236). Serge Klarsfeld a évalué à 3.000 le nombre des décès dans les camps d'internement, la plupart entre 1940 et 1942 (id., p.252). 72
Primo Lévi (“Si c'est un homme”, R. Laffont, 2002) rappelle qu'à la fin de la seconde guerre mondiale, alors même que la Wehrmacht recule de toutes parts, les convois de déportés envoyés à la mort ou évacués des camps proches du front continuent d'être prioritaires dans l'ensemble du IIIè Reich sur les trains militaires qui approvisionnent le front en hommes et en matériel. 73
Cf., à ce propos, rapportés par Paxton et Marrus, les échanges glaçants de Laval -et aussi de Pétain- avec les représentants des associations américaines (p. 490 s.). 74
Cette expression est empruntée à Marrus et Paxton, op cit., p. 305.
75
Les premières arrestations d'enfants interviennent lors de la rafle du Vél d'Hiv, avec l'accord de Laval (Annette Wieviorka et Michel Laffitte “A l'intérieur du camp de Drancy”, Perrin, 2012, p. 165). Ils sont, dans un premier temps, transférés à Pithiviers et Beaune-la-Rolande avec leurs parents, d'où ces derniers sont transférés à Drancy après quelques jours pour être déportés. Le 30 juillet, Eichmann reçoit de Berlin l'ordre de les déporter, ils sont alors transférés à leur tour à Drancy, d'où ils seront déportés après y avoir séjourné sans leurs parents et dans des conditions qualifiées “d'épouvantables”. A partir du convoi du 17 août, craignant que les cheminots bloquent ces convois composés uniquement d'enfants, Eichmann donne l'ordre qu'ils soient désormais également composés d'adultes afin d'accréditer l'idée selon laquelle ce sont des familles qui sont envoyées pour être “réinstallées à l'Est” (op ci., p. 173). Selon les travaux de Serge Klarsfeld, 11.458 enfants seront déportés entre 1942 et 1944. 76
Op cit., p. 58.
77
Op cit., p. 130
14
l'un de ses livres78. Il relate d'abord comment, au début de l'année 1942, le Conseil de l'ordre des avocats -dont la décision sera confirmée par la cour d'appel de Paris le 13 février 1942- a refusé de le radier, avec treize autres avocats, malgré la loi du 3 octobre 1940 excluant les juifs de certaines professions mais que cette décision sera annulée, le 12 novembre suivant, par le garde des sceaux. Puis, concernant une discussion qui a eu lieu, courant octobre 1942, entre Raymond Lachal -directeur général de la Légion- et Laval, au cours de laquelle ce dernier prétend avoir obtenu une protection des anciens combattants en échange de la livraison des juifs apatrides, il écrit79 que “Laval, qui veut donner l'apparence d'avoir sauvé les anciens combattants en livrant les juifs dits par lui apatrides, sait fort bien que parmi ses victimes figurent bon nombre d'engagés volontaires au service de la France qui les a trahis”. Enfin, après les rafles menées à Marseille en début d'année 1943 -leur maison familiale sera réquisitionnée-, il s'indigne du discours persistant de Laval prétendant encore avoir sauvé les juifs français en livrant les étrangers et les apatrides. Parlant de “lâcheté”, il écrit alors -à la date du 25 janvier 1943- “qu'on m'explique en quoi nous nous trouvons sauvés parce que Mme Arn, Jacqueline Lang, le jeune Roseblitt ont été arrêtés et jetés à la bête allemande (...). J'ai ressenti, ces jours derniers, la plus affreuse blessure dont puisse saigner le coeur d'un homme. Et le gouvernement qui loin, de flétrir pareils attentats, s'en glorifie comme d'un titre à la reconnaissance nationale, et qui nous demande de collaborer avec les bourreaux du pays, écrit, dans le sang de son peuple, la page la plus honteuse d'une histoire qui restera marquée pour l'éternité”80. Puis le “journal” s'achève81 par la longue liste de ses parents et amis juifs, français, qui ont été arrêtés à partir du 26 juillet 1943 dans la région de Marseille puis déportés. De prime abord, on pourrait penser que l'ensemble du territoire français étant occupé à partir de novembre 1942, ce qu'il reste d'autorités françaises a perdu tout pouvoir au profit des autorités allemandes qui décident, Pétain et son gouvernement ont alors perdu toute marge de manoeuvre. Telle n'est cependant pas la réalité de la situation, qui apparaît davantage contrastée. Marrus et Paxton décrivent “le climat de sentiments antijuifs délibérément entretenu par le régime”82 et écrivent que “lorsque les allemands commencèrent en 1942 la déportation et l'extermination systématiques des juifs, l'antisémitisme rival de Vichy leur offrit une aide plus importante que celle qu'ils reçurent dans tout autre pays d'Europe, plus même que de la part des pays alliés tels que la Hongrie et la Roumanie”83.
78
P. Vidal-Naquet “Réflexions sur le génocide”, La découverte, coll. 10/18, 1995, p. 107 s.
79
Op cit., p. 142.
80
Op cit., p. 160.
81
Op cit., p. 171.
Op cit., p. 513. Ils citent, en particulier, le cas de la généralisation, à partir de décembre 1942, de la mention “juif” sur les cartes d'identité et d'alimentation de tous les juifs, français comme étrangers, les exposant ainsi tous, indistinctement, aux rafles de plus en plus générales des SS, et de l'organisation logistique pour les rafles et les convois de déportation que l'Allemagne n'était pas en capacité d'assurer. 82
83
Op cit., p. 511. Les allemands exigeant des contingents de plus en plus nombreux à partir de l'été 1942, Laval accepta de dénaturaliser -à l'exception des femmes et des enfants- les juifs ayant obtenu la nationalité française depuis 1933 pour permettre de remplir les convois, de sorte que, pour la seule année 1942, 42.500 juifs furent déportés (p. 366) et, si les allemands établissaient le programme des convois, c'est la police française, sous les ordres de Bousquet et de Leguay, qui décidait de leur composition (p. 372). Face à l'hostilité croissante de la population et la perspective d'une défaite proche de l'Allemagne, au printemps 1944 Vichy cessa finalement de coopérer aux vagues d'arrestations et de déportations, que les allemands conduisirent seuls avec l'appui de la Milice -qui se “dédommageait” sur les biens des intéressés-, sans opérer de distinction entre juifs français, étrangers ou apatrides (p. 465).
15
Pour conclure, procédant à une comparaison parmi les trois pays d'Europe occidentale occupés par l'Allemagne à l'époque, ils aboutissent à deux conclusions : d'une part “la France est absolument la seule à avoir adopté une politique antisémiste propre”84 et “la politique antijuive de Vichy ne fut pas seulement indépendante de la politique allemande, elle en fut la rivale”85 ; d'autre part “les efforts de Vichy pour assurer une protection aux juifs français furent moins énergiques que ceux (de la Hongrie) et ne furent ni plus énergiques ni plus efficaces que ceux de (la Roumanie). L'évolution de la guerre fut telle que les chances de survie furent meilleures pour les juifs de France que pour ceux de la Hongrie ou de la Roumanie mais il est difficile de le mettre au crédit du régime de Pétain”86. - le délit de contestation de crime contre l'humanité L'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, qui fonde la poursuite, incrimine notamment ceux qui auront contesté l'existence de crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis à l'article 6 du Statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis, soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes. L'Accord de Londres du 8 août 1945 entre la France, les États-Unis d'Amérique, la Grande-Bretagne et l'URSS institue à Nuremberg un Tribunal militaire international chargé de juger les “grands criminels de guerre des pays de l'Axe” pour, notamment, crimes contre l'humanité -art. 6. c) du Statut annexé à l'Accord-. Il s'agit de l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime”87. Le Statut établit plusieurs principes fondamentaux de droit international -parfois appelés “principes de Nuremberg”-, à savoir que des actes et des comportements peuvent être constitutifs d'un crime de droit international, que celui qui a une responsabilité personnelle dans un acte qui constitue un crime de droit international doit en répondre judiciairement et bénéficier d'un procès équitable et que l'action en qualité de chef d'Etat ou de gouvernement ne dégage pas de sa responsabilité personnelle, pas plus que l'action sur ordre. L'article 9 donne compétence à cette juridiction pour déclarer, à l'occasion d'un procès, un groupe ou une organisation comme “organisation criminelle”. En application de ces dispositions, le Tribunal militaire international de Nuremberg a déclaré criminels le corps des chefs du parti nazi, le SD (service de renseignements de la SS), les SS et la Gestapo. Le périmètre de ce88 crime contre l'humanité est donc précisément circonscrit aux actes ci-dessus spécifiés et commis durant la Seconde guerre mondiale. L'alinéa 1er de l'article 6 indique d'ailleurs que le tribunal militaire international de Nuremberg a uniquement compétence pour juger les personnes ayant agi “pour le compte des pays européens de l'Axe”.
84
Op cit., p. 497.
85
Op cit., p. 506.
86
Op cit., p. 502.
87
Pour André Huet et Renée Koering-Joulin (“Droit pénal international et européen”, PUF Thémis, 3è éd. 2005, p. 98) “ce dernier membre de phrase vise le crime de guerre et le crime contre la paix”. 88
L'article 211-2, introduit ensuite dans l'actuel code pénal, incrimine aussi d'autres faits.
16
Aussi l'étude des éléments constitutifs du crime contre l'humanité, au sens de l'article 6, c) précité, constitue un préalable à celle de l'incrimination de sa contestation. - des incriminations qui renvoient à l'article 6, c) du Statut et par la résolution 13(I) - le crime contre l'humanité La loi française du 26 décembre 1964 “prenant acte de la définition des crimes contre l'humanité telle qu'elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945" renvoie ainsi expressément à la définition de ce crime figurant à l'Accord de Londres. Pour faire échec à l'acquisition de la prescription au profit des personnes en fuite, elle prévoit que ces crimes, définis par la résolution des Nations unies du 13 février 194689 sont imprescriptibles par nature Lorsqu'on se penche sur la motivation du jugement prononcé le 30 septembre 194690 à Nuremberg, on mesure à quel point ce choix a été l'expression de la voie de la raison. En effet, cette définition, à la fois large et circonscrite, a d'abord permis d'appliquer la qualification de crime contre l'humanité, selon l'expression d'Hannah Arendt91, à des situations dans lesquelles est dénié à la victime “le droit d'avoir des droits”. A la différence des crimes de guerre, qui “supposent une situation de guerre et ne peuvent être commis qu'à l'encontre de nationaux ennemis, comme il était écrit dans l'ordonnance française d'août 1944 (...) les crimes contre l'humanité peuvent être commis avant ou pendant la guerre et contre toute population civile, y compris donc contre ses propres nationaux”92. Mais cette définition a aussi permis, par la suite, de justifier la “naissance d'une incrimination internationale éminemment évolutive. Enumération toujours recommencée des interdits qualifiés crimes contre l'humanité, ne faisant que suggérer, mais sans jamais les définir, les critères qui caractérisent l'inhumain”93. C'est d'ailleurs en se fondant sur celle-ci que la chambre criminelle retiendra, par les trois arrêts Touvier du 6 février 1975, que “les crimes contre l'humanité auxquels se réfère la loi du 26 décembre 1964 (...) sont des crimes de droit commun commis dans certaines circonstances et pour certains motifs précisés dans le texte qui les définit” et qu'ils sont distincts des crimes de guerre, prévus par un autre texte94. Elle reprend à la lettre celle proposée par le rapporteur des arrêts -le conseiller Fernand Chapar-, qui s'était lui-même inspiré de celle présentée par un autre magistrat de la Cour de cassation -le conseiller Jacques Bernard Herzog95, qui fut l'un des procureurs à Nurembergpour qui il s'agit “d'une infraction de droit commun commise contre un individu, avec le mobile d'attenter à la personne humaine dans l'exécution d'une politique étatique”. Laquelle prendra “acte” de la définition de la Charte de Nuremberg, sans y apporter aucun ajout ni précision (préambule, § 3). La Commission chargée de la codification du droit international formulera, en 1950, les sept principes “dits de Nuremberg”, dont le sixième -6, § 2, c)- fixe la définition exacte des crimes contre l'humanité en reprenant l'article 6, c), précité. 89
90
Lorsqu'est évoqué le jugement rendu par le Tribunal militaire international de Nuremberg, il est fait référence à deux dates différentes, 30 septembre et/ou 1er octobre 1946. Cette situation résulte du fait que la première journée fût consacrée à l'exposé des faits généraux et des conclusions juridiques -en particulier la déclaration de culpabilité des organisations -la direction nazie, la Gestapo, le SD, la SS ainsi que la Waffen-SS et les 1,5 million d'hommes placés sous son commandement, et la seconde journée à la lecture des déclarations de culpabilité et des peines à l'encontre de chacun des accusés. 91
H. Arendt “Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem”, Gallimard, 2002, p. 70.
Michel Massé, professeur émérite à l'université de Poitiers, “Le crime contre l'humanité au tribunal militaire international de Nuremberg”, “70 ans après Nuremberg, juger le crime contre l'humanité”, Dalloz 2017, p. 34. 92
93
Mireille Delmas-Marty “Le crime contre l'humanité”, PUF Que sais-je, 3è éd. 2018, p. 6.
94
Cass crim., 6 févr. 1975, B. 42 ; S, jurisp., p. 386, rapp. F. Chapar, note Paul Coste-Floret.
95
Qui estimait toutefois que “le crime de guerre comprend et englobe le crime contre l'humanité”.
17
Sans attendre que le crime contre l'humanité soit incriminé en droit interne, ce qui sera le fait de l'actuel code pénal aux articles 211-1 et suivants, la chambre avait rendu plusieurs arrêts qui, selon la formule d'André Huet et Renée Koering-Joulin “témoignent de la survivance du droit matériel de Nuremberg (dès lors que) pour cerner la notion de crime contre l'humanité (ils) se réfèrent notamment à l'article 6 du Statut”. A la suite de l'arrêt Touvier, elle a énoncé par l'un des arrêts Barbie- qu'ils visent “les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un Etat pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre les personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique quelle que soit la forme de leur opposition”96. C'est sur ce fondement qu'ont été déclarés coupables de crimes contre l'humanité Barbie, Touvier et Leguay et, pour complicité de ce crime, Papon. D'un point de vue conceptuel, le professeur Jean-Pierre Delmas Saint-Hilaire97 écrit que les crimes contre l'humanité “constituent, au sens propre du terme, des infractions «hors du commun». Leur particularisme fondamental tient à ce qu'ils refusent de reconnaître à leurs victimes leur qualité d'êtres humains, les ravalant au rang de choses et de bêtes, consommant ainsi une atteinte délibérée à la dignité humaine (...). Le «bien juridique» qu'a pour objet de sauvegarder le Statut de Nuremberg en organisant la répression des crimes contre l'humanité (est) la dignité humaine (...)”. D'un point de vue contextuel, le crime contre l'humanité est constitué par un acte matériel commis “en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque systématique ou généralisée”98. C'est ce que la chambre a d'abord énoncé par l'arrêt Barbie99 : “le fait que l'accusé, déclaré coupable de l'une des infractions énumérées à l'article 6 c du Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, ait, en la perpétrant, pris part à l'exécution d'un plan concerté en vue de réaliser la déportation ou l'extermination de populations civiles pendant la guerre ou des persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, constitue, non une infraction distincte ou une circonstance aggravante, mais un élément essentiel du crime contre l'humanité consistant en ce que les actes incriminés ont été accomplis de façon systématique au nom d'un État pratiquant par ces moyens une politique d'hégémonie idéologique”. Mais surtout -et cette doctrine apparaît particulièrement utile au regard de la motivation de l'arrêt présentement frappé de pourvoi, on y reviendra- elle a ensuite précisé, par le premier arrêt Touvier100 que “les crimes contre l'humanité doivent entrer dans l'exécution d'un plan concerté, accompli au nom d'un État pratiquant de façon systématique une politique d'hégémonie idéologique et être commis contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse ou contre les adversaires de cette politique d'hégémonie idéologique”. Elle censure ainsi la chambre d'accusation qui, pour considérer qu'un tel crime n'était pas caractérisé faute de plan concerté, avait retenu que “l'État vichyssois ne pratiquait 96
Cass crim., 20 déc. 1985 Barbie, 85-95.166.
J-P. Delmas Saint-Hilaire “La définition juridique de la complicité de crime contre l'humanité au lendemain de l'arrêt de la Chambre criminelle du 23 janvier 1997", D. 1997, p. 249. 97
98
En l'absence d'instrument international spécifique relatif à la répression du crime contre l'humanité, plusieurs auteurs -not. Henri Bosly et Damien Vandermeersch, Emanuela Fronza et Aurélien Lemasson- s'accordent sur celle reprise à l'article 7 du Statut de Rome qui le définit comme celui portant sur des actes criminels qu'il énumère “commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance ce cause” (cf. H. Bosly et D. Vandermeersch “Génocide, crimes contre l”humanité et crimes de guerre face à la justice”, Bruylant, 2010, p. 30). 99
Cass. crim., 3 juin 1988, 87-84.240.
100
Cass. crim., 27 nov. 1992, 92-82.409.
18
pas une politique d'hégémonie idéologique (et que) sa politique de collaboration avec l'État national-socialiste allemand était essentiellement pragmatique”. La chambre juge “qu'elle ne pouvait, sans se contredire, déclarer que les assassinats poursuivis ne constituaient pas des crimes contre l'humanité tout en relevant qu'ils avaient été perpétrés à l'instigation d'un responsable de la Gestapo, organisation déclarée criminelle comme appartenant à un pays ayant pratiqué une politique d'hégémonie idéologique”. Elle précisera ensuite, par un second arrêt Touvier101, “qu'il n'importe que les faits poursuivis aient pu être commis à l'occasion de l'assassinat d'un membre du gouvernement de Vichy appartenant à la Milice, dès lors qu'exécutés à l'instigation d'un responsable d'une organisation criminelle nazie et concernant des victimes exclusivement choisies en raison de leur appartenance à la communauté juive, ils s'intégraient au plan concerté d'extermination et de persécution systématiques de cette communauté, mis en œuvre par le gouvernement national-socialiste allemand”. Enfin -et là encore cela renvoie directement à un motif erroné de l'arrêt attaqué-, elle énoncera ensuite102 par l'arrêt Papon, à propos du lien du mis en cause avec le plan concerté, “que l'article 6 du Statut (...) n'exige pas que le complice de crimes contre l'humanité ait adhéré à la politique d'hégémonie idéologique des auteurs principaux, ni qu'il ait appartenu à une des organisations déclarées criminelles par le tribunal de Nuremberg”. A partir des catégories conceptuelles du droit interne, la doctrine universitaire a tenté de rechercher ce qui distingue le crime contre l'humanité du génocide. Si cette recherche peut apparaître expédiente dans le cadre d'une poursuite à l'encontre de l'auteur ou du complice de l'un ou de l'autre de ces crimes, elle apparaît en revanche de moindre intérêt lorsque, comme en l'espèce, il s'agit d'une poursuite pour contestation de crime contre l'humanité. On se limitera donc à rappeler les éléments pertinents pour l'espèce de ces travaux doctrinaux. Mireille Delmas-Marty103 écrit que “les crimes contre l'humanité, tels qu'ils ont été définis depuis Nuremberg, semblent (...) avoir pour caractéristique de frapper des victimes en raison de leur appartenance à un groupe considéré comme inférieur en dignité (...)”. Ils traduisent “soit la violation du principe de singularité (exclusion pouvant aller jusqu'à l'extermination de groupes humains réduits à une catégorie raciale, ethnique ou génétique ou, à l'inverse, fabrication d'êtres identiques) soit la violation du principe d'appartenance à la communauté humaine (pratiques discriminatoires telles que l'apartheid, création de surhommes par sélection génétique ou de sous-hommes par croisement d'espèces)”104. Avec un regard davantage philosophique et prospectif, elle relève105 que “comme valeur, l'humanité implique, dans le prolongement du crime de guerre, l'interdit de l'inhumain. Il s'agit, (...), de limiter et, si possible, d'interdire l'inhumain, en incriminant les actes contraires à la dignité humaine, ou contraires à la notion même d'humanité (...)”. Dans le même sens, M. Pierre Truche106 souligne que “la raison pour laquelle il est apparu indispensable au législateur international de dépasser les qualifications du droit commun (se) trouve précisément dans la déshumanisation de la victime, voire dans sa réification, qui revient à lui contester sa nature humaine et même à entendre la rejeter en dehors de la communauté des hommes. Le crime contre l'humanité est la négation de 101
Cass. crim., 21 oct. 1993, 93-83.325.
102
Cass. crim., 23 janv. 1997 Papon, 96-84.822.
103
M. Delmas-Marty “Les grands systèmes de politique criminelle”, PUF, 1992, p. 421-425.
104
M. Delmas-Marty “Pour un droit commun”, éd. Seuil.
M. Delmas-Marty “Les forces imaginantes du droit (IV), Vers une communauté de valeurs ?”, éd. Seuil, 2011, p. 81. 105
106
P. Truche “La notion de crime contre l'humanité, Esprit, 1992, n° 181.
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l'humanité contre des membres d'un groupe d'hommes en application d'une doctrine. Ce n'est pas un crime commis d'homme à homme, mais la mise à exécution d'un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes (...). Il est commis systématiquement en application d'une idéologie refusant par la contrainte à un groupe d'hommes le droit de vivre sa différence, qu'elle soit originelle ou acquise, atteignant par là même la dignité de chacun de ses membres et ce qui est de l'essence du genre humain. Traitée sans humanité, comme dans tout crime, la victime se voit en plus contestée dans sa nature humaine et rejetée de la communauté des hommes”. Mme Isabelle Fouchard107 relève que “les crimes contre l'humanité recouvrent (...) une gravité circonstancielle (...) attachée au contexte spécifique de leur commission (...) dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute une population civile”108. - le délit de contestation de l'existence de crime contre l'humanité C'est dans ce contexte qu'est intervenue la loi “Gayssot” du 13 juillet 1990109. Issue d'une proposition de loi, elle insère un article 24 bis110 dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui incrimine la contestation de l'existence de crime contre l'humanité111. Au soutien de ce texte, le député François Asensi exposait qu'il vise à réprimer, en tant que tel, le fait de nier l'holocauste nazi, considérant que de tels propos “serv(ent) de masque à l'antisémitisme” et contribuent ainsi à diffuser des idées racistes. Le sénateur Charles Lederman relevait quant à lui que les idées exposées par les révisionnistes “ne sont jamais sanctionnées en tant que telles (et que) ce n'est qu'au titre de la provocation à la discrimination raciale, de la diffamation et des injures raciales ou encore de l'apologie des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité que ces écrits peuvent parfois 107
M. Delmas-Marty (ss. dir., I. Fouchard, maître de recherches au CNRS, E Fronza, professeure à l'université de Trente et L. Neyret, professeur à l'université de Versailles Saint-Quentin “Le crime contre l'humanité”, PUF Que sais-je, 3è éd. 2018, p. 4. 108
Sur les travaux doctrinaux cherchant à distinguer le crime contre l'humanité du génocide, cf. Aurélien Lemasson, professeur à l'université de Limoges “Justice internationale pénale : crimes”, Rép. Dalloz droit pénal et procédure pénale, n° 31 s, qui distingue les “actes d'éradication” -génocide- et ceux “de persécution” -crime contre l'humanitéet Julian Fernandez, professeur à l'université Paris II, “Droit international pénal”, LGDJ, 2020, p. 163, pour qui le premier est centré sur la dimension collective des victimes et le second vise surtout le collectif criminel et incrimine une cruauté envers l'existence, une rupture du lien entre l'individu et le genre humain, voire, au-delà de la victime, une atteinte aux valeurs et à la diversité comme à l'indivisibilité de l'espèce humaine. L'intervention de cette loi -parfois qualifiée à tort de “mémorielle”- et de celles -mémorielles- des 29 janvier et 21 mai 2001 et 23 février 2005 a été critiquée par des historiens et certains juristes -tel la professeure Emanuela Fronza pour qui elles “imposent une reconstruction historique des faits” et, dans le cas du négationnisme, de “fixer l'histoire” avec une sanction pénale à la clef-. 109
110
L'article 24 bis a ensuite été successivement modifié par la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l'entrée en vigueur de l'actuel code pénal, sans toutefois y apporter de modification substantielle, puis par celle du 27 janvier 2017, qui a étendu le domaine de ce texte à tous les crimes de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de réduction en esclavage ou d'exploitation d'une personne en esclavage, aux crimes de guerre définis aux 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale et aux articles 211-1 à 212-3, 224-1 A à 224-1 C et 461-1 à 461-31 du code pénal, à condition qu'ils aient donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale. 111
Dans son rapport sous l'arrêt rendu par la chambre le 6 mai 2014 (14-90.010), M. le conseiller Monfort rappelle que ce texte n'avait pas été soumis au Conseil constitutionnel, que ce soit dans le cadre du contrôle a priori ou, par la suite, d'une QPC, ainsi que les critiques doctrinales formulées à la suite du refus de la chambre, par deux fois, de renvoyer une question de constitutionnalité s'y rapportant. Celle-ci a ensuite renvoyé une QPC qui formulait uniquement des griefs tenant à l'incompatibilité de ce texte avec les principes de liberté d'expression et d'égalité devant la loi -art. 10 et 11 DDHC-, que le Conseil a écarté (Cons const., 8 janv. 2016, déc. n° 2015-512 QPC) par des motifs étrangers aux questions ici posées.
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faire l'objet d'une condamnation”. Les débats au Sénat ont cependant tourné court du fait de l'opposition de celui-ci à une prétendue nouvelle incrimination qui viserait “à instituer une vérité historique officielle” et instaurer un délit d'opinion, qui s'est traduite par le vote d'une question préalable, tandis qu'un accord était trouvé sur le texte à l'Assemblée nationale. Il en résulte que la lecture des travaux parlementaires est de peu d'intérêt. Par la suite, une décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008112 “relative à la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal” demandera aux Etats membres de l'Union européenne d'adopter des mesures internes destinées à incriminer l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes définis à l'article 6 du Statut du tribunal militaire international de Nuremberg. Elle retient une approche similaire à celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui, par l'arrêt Garaudy c. France113, avait jugé que “il ne fait aucun doute que contester la réalité de faits historiques clairement établis, tels que l'Holocauste, ne relève pas d'un travail de recherche historique s'apparentant à une quête de vérité. Une telle démarche a en fait pour objectif de réhabiliter le régime national-socialiste et, par voie de conséquence, d'accuser de falsification de l'histoire les victimes elles-mêmes. La contestation de crimes contre l'humanité apparaît donc comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les juifs et d'incitation à la haine à leur égard (...) et leurs auteurs visent incontestablement des objectifs du type de ceux prohibés par l'article 17 (...)”. Aux termes de l'article 24 bis, al. 1er, la contestation doit concerner l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité au sens de l'article 6, c), du Statut de Nuremberg et porter sur des faits préalablement et judiciairement établis. Pour M. Christophe Bigot114 “ce délit est destiné à appréhender de manière générale les écrits révisionnistes qui visent à nier l'existence du génocide touchant les juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, et à remettre en cause les crimes contre l'humanité dont ils ont été victimes, en mettant en doute la réalité ou l'ampleur, notamment par voie de minoration, de la déportation et de l'extermination réalisée par le régime nazi pendant la guerre de 39-45". Commentant l'apport de la loi Gayssot, le professeur Michel Véron écrivait à l'époque que la contestation peut n'être que “partielle, nuancée, conditionnelle ou interrogative. Par le choix de ce terme, apparaît nettement la volonté du législateur d'interdire toute remise en cause, tout révisionnisme qui sont nécessairement des formes de contestation”115. Et son collègue le professeur Pascal Mbongo116 approuve l'application de l'article 24 bis aux situations de négationnisme, écrivant qu'elle “repose sur la présomption que nul n'est censé ignorer la teneur du jugement du tribunal de Nuremberg du 1er octobre 1946". De même relève-t-il que “les juges ne sont précisément pas insensibles aux stratégies rhétoriques (usage de périphrases, d'éllipses, du conditionnel, de la forme interrogative) d'évitement de la loi”117. La doctrine de la chambre est en ce sens. Pour tenir compte des précautions sémantiques prises par les négationnistes et les révisionnistes, elle retient que l'infraction peut 112
Transposée par la loi du 27 janvier 2017, qui a ajouté un deuxième alinéa à l'article 24 bis.
113
CEDH, 26 juin 2003 Garaudy c. France, req. n° 65831/01.
114
C. Bigot “Pratique du droit de la presse”, éd. Victoires, 2013, p. 196.
M. Véron “Le renforcement du dispositif répressif contre la discrimination et le racisme, présentation des lois des 12 et 13 juillet 1990", Dr. pén. 1990, chr. 1. 115
P. Mbongo, professeur à l'université de Poitiers, “Le juge judiciaire et les vérités historiques notoires”, Mélanges J. Sainte-Rose, Bruylant, 2012, p. 1002. 116
Cass crim., 12 sept. 2000 (emploi “d'une forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d'insinuation” ou pour, prétendument, faire avancer la connaissance historique sur la deuxième guerre. 117
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être retenue lorsque les propos sont présentés sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d'insinuation118 ou que, sans nier l'existence de l'Holocauste, ils tendent à minorer de manière outrancière le nombre ou la qualité réelle des victimes ou les souffrances de celles-ci et à banaliser les crimes nazis119 ou encore à l'égard des propos qui “tendent sciemment à minimiser les exactions commises par l'occupation allemande et la Gestapo”120. Enfin, à propos de la conciliation entre liberté d'expression et négationnisme121, le professeur Patrick Wachsmann122 souligne qu'il existe une spécificité de “l'entreprise négationniste”, qui la distingue du “simple racisme”. Elle tient en ce qu'elle repose sur une “démarche systématique” et s'inscrit dans un “dessein, un projet idéologique et politique” de sorte que “la négation du génocide perpétré par les nazis et leurs complices à l'encontre des juifs fait partie du projet génocidaire lui-même”. Au regard du risque d'inconventionnalité de l'article 24 bis, la chambre a jugé, en parfaite conformité avec l'analyse précédemment exposée par M. [B] [P] 123, que ce texte “a pour but de prévenir ou de punir (...) la remise en cause publique de la chose jugée par le Tribunal militaire international de Nuremberg, et ce dans l'intérêt des victimes du nazisme, pour assurer et préserver le respect dû à leur mémoire, conformément aux objectifs poursuivis par les signataires de la Convention”124. - une infraction “de presse” ayant donné lieu à une doctrine judiciaire bien établie L'infraction étant prévue par la loi sur la presse, il s'ensuit qu'à l'instar des autres également prévues par cette loi, la chambre exerce son contrôle, non seulement sur le point de savoir si, dans les propos retenus à la poursuite, se retrouvent les éléments légaux de la contestation de crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 24 bis125, mais aussi qu'elle peut, à cette fin, prendre en considération les éléments extrinsèques aux propos ou à
118
Cass crim., 29 janv. 1998, 96-82.731; 12 sept. 2000, 98-88.200.
119
Cass crim., 17 juin 1997, 94-85.126 ; 27 mars 2018, 17-82.637.
120
Cass crim., 19 juin 2013, 12-81.505.
121
La Cour européenne des droits de l'homme juge (CEDH, 31 janv. 2006 Giniewski c. France, req. n° 64016/00, § 51-52- que “il est primordial dans une société démocratique que le débat engagé, relatif à l'origine de faits d'une particulière gravité constituant des crimes contre l'humanité, puisse se dérouler librement (et) que la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d'expression et qu'il ne lui revient pas d'arbitrer une question historique de fond (et qu'en l'espèce) l'article rédigé par le requérant n'a (...) aucun caractère gratuitement offensant ni injurieux et il n'incite ni à l'irrespect ni à la haine (ni) ne vient en aucune manière contester la réalité de faits historiques clairement établis (voir, a contrario, Garaudy c. France)”. Elle juge en outre que les négateurs ne peuvent revendiquer les garanties attachées à la liberté d'expression alors que leur démarche, loin de s'inscrire dans le cadre d'une recherche de la vérité historique, ne tend qu'à réhabiliter une idéologie contraire aux valeurs démocratiques sur lesquelles repose la lutte contre le racisme et l'antisémitisme (CEDH 24 juin 2003, Garaudy c. France ; Com., 24 juin 1996 Marais c/ France). P. Wachsmann professeur émérite à l'université de Strasbourg “Liberté d'expression et négationnisme”, RTDH, 2001, p. 586. 122
123
Cf. note n° 4.
124
Cass. crim., 9 oct. 1995, 92-83.665 ; 23 févr. 1993, 92-83.478 ; 20 déc. 1994, 93-80.267.
125
Cass crim., 23 juin 2009, 08-82.521.
22
l'écrit eux-mêmes126, qu'il appartient aux juges du fond de relever dès lors qu'ils sont de nature à donner aux expressions incriminées leur véritable sens127. Le sens et la portée des propos doivent être appréciés par rapport à la perception et la compréhension du lecteur, de l'auditeur ou de l'internaute moyen lorsque celui-ci en prend connaissance à la date de leur diffusion128. Concernant les éléments constitutifs de ce délit, les propos tendant à contester l'existence d'un crime doivent concerner “l'un des crimes défini à l'article 6 du Statut précité et qui a été commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 (du) Statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes (...)”. S'agissant de cette dernière condition, la chambre, interprétant de manière littérale l'article 24 bis, a jugé129 que ce texte “n'exige pas que les crimes contre l'humanité contestés aient été exclusivement commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du Statut dudit tribunal, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, mais qu'il suffit que les personnes ainsi désignées les aient décidés ou organisés, peu important que leur exécution matérielle ait été, partiellement ou complètement, le fait de tiers (...)”. Cette doctrine renvoie directement à un motif erroné de l'arrêt attaqué. Telle est aussi l'analyse faite par le Conseil constitutionnel130. Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article 24 bis, il a énoncé que “les propos contestant l'existence de faits commis durant la seconde guerre mondiale qualifiés de crimes contre l'humanité et sanctionnés comme tels par une juridiction française ou internationale constituent en eux-mêmes une incitation au racisme et à l'antisémitisme”. On ne peut mieux énoncer que, lorsqu'il entre dans les prévisions de l'article 24 bis, c'est le crime objet des propos négationnistes ou révisionnistes qui rend ceux-ci punissables. Il s'agissait, dans cette affaire, de messages qualifiant la rafle du Vél d'Hiv “d'épisode mineur de la déportation”. L'arrêt commence par rappeler que la préparation et le déroulement des opérations d'arrestation, de détention et de déportation ont été “décidés et planifiés par l'occupant nazi et mises en oeuvre avec l'active participation du gouvernement de Vichy, de ses fonctionnaires et de sa police” et que “les SS, donneurs d'ordre et co-organisateurs de la rafle, étaient membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut du tribunal international de Nuremberg”. La chambre opère ainsi une distinction entre, d'une part les instigateurs du crime contre l'humanité et, d'autre part les exécutants de celui-ci dont il n'est pas exigé, pour que le délit de contestation soit caractérisé, qu'ils aient eux-mêmes été déclarés coupables desdits crimes ni qu'ils aient appartenu à une organisation déclarée criminelle au sens de l'article 9 du Statut du Tribunal de Nuremberg. 126
La portée de ces éléments extrinsèques relève du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond (Cass crim., 8 oct. 1991, 90-83.336). 127
Cf., en matière de diffamation, Cass crim., 27 juill. 1982, 81-90.901 ; 16 janv. 1978, B. 18 ; 8 juin 1993, 9283436 ; 27 févr. 2001, 00-83321, Civ. I, 21 févr. 2006, B. 90 ; en matière de contestation de crimes contre l'humanité devaient être déterminés également au regard des éléments extrinsèques audit propos, Cass crim., 12 sept. 2000, 98-88.200, 98-88.202 et 98-88.204 (3 arrêts). 128
Cass crim., 19 oct. 2021, 20-84.127.
129
Cass. crim., 24 mars 2020, 19-80.783. Cet arrêt s'inscrit dans une jurisprudence établie de la chambre concernant “la minoration outrancière” des conséquences de l'Holocauste (Cass. crim., 26 mars 2019, 18-81.770 ; 13 nov. 2019, 18-85.263). 130
Cons. const., 8 janv. 2016, déc. n° 2015-512 QPC, § 7.
23
Comme l'écrit le professeur Emmanuel Dreyer131, “il suffit de démontrer que le crime contre l'humanité contesté a été matériellement ou intellectuellement commis soit par les membres d'une organisation reconnue criminelle, soit par des personnes expressément déclarées coupables par une juridiction française ou internationale. Peu importe que, pour faciliter l'exécution matérielle de ce crime, des tiers aient été sollicités (...). Or, l'organisation SS a été déclarée criminelle en application de l'article 9 du Statut du Tribunal international de Nuremberg, de sorte que ses membres peuvent être déclarés auteurs intellectuels de la rafle qu'ils ont ordonnée et qui participe du crime contre l'humanité dont l'article 24 bis, alinéa 1 er, interdit la contestation publique”. Son collègue le professeur Thomas Hochmann132 souligne que “la référence à la décision d'une juridiction permet de définir les auteurs des crimes niés mais pas les crimes euxmêmes (et que) la disposition est parfaitement applicable à la négation de faits qui n'ont pas été constatés par un tribunal : il suffit que leur auteur ou l'organisation à laquelle il appartenait aient fait l'objet d'une condamnation, laquelle peut porter sur d'autres crimes que ceux qui sont niés (...). La circonstance que les faits n'aient pas été établis par un tribunal est complètement indifférente pour appliquer l'article 24 bis”. Les personnes visées à l'article 24 bis “doivent soit avoir été reconnues coupables de crimes contre l'humanité par une juridiction française ou internationale, soit appartenir à une organisation déclarée criminelle par le tribunal de Nuremberg (...). Ainsi, tous les crimes contre l'humanité commis par des membres de la SS tombent dans le champ de l'application de la loi Gayssot, qu'ils aient ou non été établis par un tribunal (...) il suffit qu'une des personnes désignées par la loi Gayssot ait «décidé ou organisé» le crime pour que sa négation soit interdite”. En faveur de l'interprétation donnée par l'arrêt du 24 mars 2020, on peut aussi rappeler l'analyse de M. [B] [P] selon laquelle “le génocide juif par les nazis a été établi et ses auteurs condamnés par le Tribunal militaire international de Nuremberg (et) les jugements rendus par ce tribunal ont autorité de la chose jugée en France (...)”133. Or, à l'inverse de cette doctrine, pour relaxer le prévenu dans la présente affaire, la cour d'appel a retenu que manquait un élément constitutif de l'infraction dès lors que l'arrêt de la Haute Cour de Justice134 du 15 août 1945 avait déclaré Pétain coupable du crime d'intelligences avec l'ennemi et non de crime contre l'humanité ou de complicité de celui-ci. Ce faisant, elle a ainsi interprété l'article 24 bis de manière erronée et contraire tant à l'interprétation littérale de celui-ci qu'à la doctrine énoncée par l'arrêt du 24 mars 2020. Ce dernier avait retenu que les propos affirmant que “en France du moins, l'occupation allemande n'a pas été particulièrement inhumaine, même s'il y eut des bavures, inévitables dans un pays de 550.000 kilomètres carrés (...)” caractérisent le délit de contestation de crime contre l'humanité dès lors que “au regard de l'ensemble de l'article et de son contexte, (ils) tendent sciemment à minimiser les exactions commises par l'occupation allemande et la Gestapo”. Ces propos ne visaient pas -à l'inverse de ceux objet du présent pourvoi- à exonérer des autorités françaises mais se rapportaient à des actes imputés aux forces d'occupation135 en particulier des “représailles sanglantes de la Vehrmacht contre la population civile”-. 131
E. Dreyer “Persistance du révisionnisme : on ne conteste pas la rafle du Vél d'Hiv !”, RSC 2021, p.103.
Th. Hochmann, professeur à l'université de Paris Nanterre, “Le Vel d'Hiv, Nuremberg et le génocide des Arméniens”, Légipresse 2020, p. 362. 132
R. Badinter “Le Parlement n'est pas un tribunal”, Le Monde, 14 janv. 2012 (à propos de la loi alors en discussion pour incriminer le génocide arménien). 133
134
https://criminocorpus.org/fr/bibliotheque/page/107024/#page
Le prévenu était également poursuivi du chef d'apologie de crime de guerre pour avoir déclaré “Je me souviens que dans le Nord, un lieutenant allemand, fou de douleur que son train de permissionnaires ait déraillé dans un 135
24
Pour juger établi le délit de contestation de crime contre l'humanité, la chambre s'en est tenue au seul contenu des propos en cause sans rechercher si, par leur portée, ils tendaient à minimiser “de manière outrancière”136 les conséquences de l'Holocauste, notamment quant au nombre des victimes. Restant sur le seul terrain de l'examen des faits -“les exactions commises par l'occupation allemande”-, elle a énoncé un critère purement objectif, qui ne fait aucune place à l'interprétation de la portée des propos mais qui, s'arrêtant sur le sens de ceux-ci, retient qu'ils constituent une contestation déguisée de l'existence de crimes contre l'humanité, même si en fin de compte, et quel que soit le terrain sur lequel on se place, ils reviennent nécessairement à minorer le nombre des victimes de la Shoah. Puis, pour rejeter la requête présentée par le condamné devant la Cour européenne des droits de l'homme, qui alléguait d'une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression garantie par l'article 10, celle-ci a retenu que “si le requérant n'a pas voulu en soi nier les exactions commises par les nazis durant la période d'occupation, il en a néanmoins considérablement réduit la gravité et la portée, ce qui est, selon les juridictions internes, renforcé par l'emploi des expressions "bavures" et "n'a pas été particulièrement inhumaine”. S'il est possible de défendre une vision critique de l'Histoire, en revanche la “minoration outrancière”137 d'un crime contre l'humanité entre dans les prévisions de l'article 24 bis138. Toutefois, concernant des propos selon lesquels “l'existence des chambres à gaz, c'est aux historiens d'en discuter... je ne nie pas les chambres à gaz homicides, mais la discussion doit rester libre (...)”, dont une cour d'appel avait retenu qu'ils caractérisaient le délit de contestation de l'existence de crime contre l'humanité, la chambre, par l'arrêt Gollnisch139, a censuré cette décision en retenant qu'ils renfermaient des énonciations contradictoires. Critiquant cette décision, le professeur Jacques Francillon140 écrit que “s'il est légitime de ne pas étendre l'article 24 bis (...) au-delà des termes, très explicites, concernant l'objet de la contestation, en revanche, il nous semble conforme à l'esprit de ce texte de ne pas limiter l'incrimination à des propos ou à des écrits qui ne sont que des caricatures de la recherche scientifique et de la vérité historique, mais plutôt de l'étendre à d'autres situations, bien plus pernicieuses, où s'opère, dans les faits, un glissement dangereux qui va du négationnisme primaire au révisionnisme le plus pervers (le terme légal de «contestation» englobant d'ailleurs ces deux dernières notions)”. Par rapport aux propos retenus à la présente poursuite, on observera d'emblée que si ceux qui viennent d'être rappelés étaient présentés comme renvoyant à un débat d'historien -la question étant alors de savoir s'il y avait encore lieu de débattre ou si poser la question n'était pas déjà présenter les tenants du négationnisme de manière complaisante, comme la cour
attentat, causant ainsi la mort de ses jeunes soldats, voulait fusiller tout le village ; il avait d'ailleurs déjà tué plusieurs civils. Et c'est la Gestapo de Lille, avertie par la SNCF, qui arriva aussitôt à deux voitures pour arrêter le massacre”, dont il avait été relaxé. La chambre juge le délit de l'article 24 bis établi par la “minoration outrancière” de l'ampleur et du nombre des victimes de la Shoah, même sous couvert d'un prétendu débat entre historiens (Cass crim. 17 juin 1997, 94-85.126 ; 29 janv. 1998, 96-82.731 ; 13 nov. 2019, 18-85.263) ou présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d'insinuation (Cass crim.,19 oct. 2021, 20-84.127 ; 24 mars 2020, préc. ; 13 nov. 2019, préc.). 136
137
La chambre n'exige plus que les propos aient été tenus de mauvaise foi (Cass crim., 27 mars 2018, 17-82.637). Cette évolution a été approuvée par la doctrine. 138
Cass crim., 17 juin 1997, B. 236.
139
Cass crim., 23 juin 2009 Gollnisch, 08-82.521.
140
J. Francillon, professeur émérite de l'université Paris-Sud 11, RSC 2010, p. 170.
25
d'appel l'avait retenu-, tel n'est pas le cas de ceux objet du présent pourvoi, qui procèdent d'une affirmation polémique et péremptoire141, de surcroît contraire à la vérité historique. Enfin, l'élément intentionnel s'apprécie en fonction de la teneur des propos. Pour être incriminés ceux-ci doivent procéder d'une intention coupable qui, pour reprendre les termes du professeur Jacques Francillon, “révèl(e) à l'évidence une intention révisionniste”. Au cas présent, l'arrêt rappelle d'abord (p. 6) les règles du déroulement de l'émission télévisée au cours de laquelle les propos en cause ont été tenus, dont il indique que le prévenu en est “le chroniqueur permanent”. Puis, analysant la teneur des propos, il relève (p. 8) que “seul M. [I] a fait usage du déterminant “les”, le prévenu ayant uniquement précisé “français”. Il doit cependant être observé que l'arrêt indique, dans le paragraphe qui suit, que ces propos font “référence à une opinion défendue par (le prévenu) tant dans son livre Le suicide français qu'à l'occasion d'émissions télévisées -selon laquelle si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France, c'est le fait d'une action du maréchal142 Pétain en leur faveur”. Néanmoins et à l'inverse de ce qu'elle affirme, si, comme elle était invitée à le faire, la cour d'appel avait examiné les propos poursuivis en relation avec le passage pertinent de ce livre, elle aurait alors pu relever que, contrairement à ce qu'elle retient il y est écrit que pour tenter de s'opposer aux demandes de l'Allemagne, Pétain avait fait le choix de “sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français” (p. 89 et 90). Il s'ensuit, d'une part qu'en établissant une corrélation entre les propos poursuivis et des écrits ou déclarations antérieurs du prévenu dont elle ne précise ni le contenu ni la teneur, d'autre part en interprétant comme elle le fait ceux retenus à la poursuite, la cour d'appel en a minoré, et ainsi dénaturé, le sens et la portée, ce qu'il reviendra à la chambre de rechercher. L'arrêt en retient enfin (p. 9), outre une incise mal à propos selon laquelle “les propos (...), s'ils peuvent heurter les familles de déportés”, que ceux-ci “n'ont pas pour objet de contester ou minorer, fût-ce de façon marginale, le nombre des victimes de la déportation ou la politique d'extermination dans les camps de concentration et (...) que si par arrêt du 23 avril 1945, la Haute Cour de Justice a reconnu le maréchal Philippe Pétain coupable d'attentat contre la sûreté intérieure de l'Etat et d'avoir entretenu des intelligences avec l'ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes, celui-ci n'a pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du Statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945". D'où la cour d'appel en conclut que “l'infraction n'est pas caractérisée”. Une telle motivation apparaît également encourir la censure. En effet, outre les erreurs factuelles et chronologiques qu'elle comporte quant aux éléments historiques de contexte auxquels elle prétend se référer -la date du 23 avril 1945 mentionnée dans l'arrêt ne correspond à rien et l'arrêt de la Haute Cour de Justice condamnant Pétain n'a pas déclaré celui-ci coupable d'attentat contre la sûreté intérieure de l'Etat143, contrairement, là encore, à ce qui est indiqué par l'arrêt-, elle se fonde sur une interprétation erronée des dispositions de 141
Celui-ci se réfère parfois à l'ouvrage d'un rabbin franco-israélien -Alain Michel, auteur de Vichy et la Shoah (2011)- qui est très contesté par les historiens. Inspiré par le gendre de Laval -René de Chambrun-, ce livre tente d'établir que ce serait Laval, aidé de Bousquet, qui aurait sauvé les juifs français 142
Il est surprenant que l'arrêt emploie ce terme -qui, dans l'armée, correspond à une distinction et non à un gradealors que l'arrêt de condamnation de Pétain par la Haute Cour de Justice, le 15 août 1945, ayant prononcé l'indignité nationale, cette disposition emporte la perte du titre de maréchal. 143
L'arrêt déclare Pétain coupable d'intelligence avec l'ennemi et de haute trahison.
26
l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et contraire à celle énoncée par la chambre par son arrêt précité du 24 mars 2020. En outre, cette dernière est en mesure de vérifier, par le contrôle de l'interprétation des propos fondant la poursuite qu'il lui revient d'opérer quant au sens et à la portée de ceux-ci144, que l'arrêt les a dénaturés lorsqu'il retient qu'ils n'ont pas pour objet de contester ou minorer le nombre des victimes de l'Holocauste. En affirmant ainsi que Pétain aurait “sauvé les juifs français”, les propos en cause, qui prétendent que seuls les juifs de nationalité étrangère et apatrides auraient été les victimes de la politique antisémite mise en oeuvre par l'Etat français, alors qu'il est historiquement établi que cette stratégie participait de la mise en oeuvre de “la Révolution nationale” et s'inscrivaient dans le contexte de la collaboration active du gouvernement de Vichy avec les autorités de l'Allemagne nazie, procèdent d'une contre-vérité historique et tendent sciemment à minimiser les exactions commises par l'occupant, les SS et la Gestapo à l'égard des victimes juives de cette politique menée avec la collaboration active des autorités de Vichy. En effet, en laissant d'abord à croire, par l'emploi du terme “sauvé”145, qui renvoie à un résultat et pas uniquement à l'expression d'une volonté, que les juifs français auraient, du seul fait de leur nationalité, échappé aux conséquences de l'Holocauste, à tout le moins en auraient été épargnés, et en laissant ensuite à penser, par l'emploi du déterminant défini “les” -et non de celui, indéfini, “des”- qu'ils auraient, dans leur ensemble et du seul fait de leur nationalité, bénéficié d'un traitement de faveur et d'une protection décidés par le chef de l'Etat leur ayant permis d'échapper aux rafles, aux arrestations, à la détention et à la déportation, le caractère péremptoire et sans nuance d'une telle affirmation, contraire à la vérité historique, revient à remettre en cause, voire à nier, la réalité de l'Holocauste dont les juifs de nationalité française ont été victimes et, à tout le moins, à minorer de manière outrancière la réalité de ces événements et de cette politique. L'emploi du terme “sauvé” établit l'objectif négationniste poursuivi par de tels propos. Contrairement à ceux qui étaient en cause dans l'arrêt Gollnisch, il doit être relevé que, dans la présente affaire, en réponse à une question à lui posée par son avocat devant le tribunal, le prévenu avait alors uniquement déclaré se référer aux travaux du rabbin Alain Michel146 sans prétendre que les propos poursuivis s'inscriraient dans un débat qui traverserait la communauté des historiens sur le sujet et auquel ils auraient entendu contribuer. Si l'office du juge n'est pas de dire l'Histoire, il lui revient en revanche de rechercher le sens et la portée des propos poursuivis devant lui et il peut dès lors tenir comme n'étant pas avérés des faits à l'égard desquels il n'existe pas de vérité historique établie au moment où il statue, lorsque le débat d'historiens ne lui permet pas de forger sa religion. Tel n'est cependant pas le cas en l'espèce où les arrestations, les détentions puis la déportation ciblant une catégorie spécifique de la population présente sur le territoire national, définie selon un critère religieux et opérant sans distinction de nationalité, étaient le résultat d'une politique -la “Révolution nationale”- fondée sur un choix de société -“l'Etat français”- qui a été mise en oeuvre dès le mois de juillet 1940, soit trois semaines après le vote des pleins pouvoirs en faveur du gouvernement mis en place par Pétain et que celui-ci a poursuivie après 1942 et l'occupation du territoire par l'Allemagne nazie, jusqu'encore à l'été 1944.
144
Cass crim., 23 juin 2009, préc.
Selon le dictionnaire de l'Académie française, ce terme signifie “Tirer un être d'un péril, le mettre en sûreté” et par extension “soustraire une personne, un animal à la mort ; préserver quelque chose de la destruction, de l'anéantissement”. 145
146
L'arrêt indique en outre (p. 8) qu'auditionné à l'audience en qualité de témoin à propos des travaux de cet auteur, l'historien Laurent Joly a indiqué “remet(tre) en cause (la) démarche (de celui-ci) qu'il estime non scientifique et déplore que, pour arriver aux chiffres qui servent son raisonnement, il ôte des calculs le nombre d'enfants juifs nés français du décompte des morts”.
27
Il s'ensuit que c'est donc à tort et en méconnaissance des prescriptions de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 que la cour d'appel a retenu que les propos selon lesquels “Pétain a sauvé les juifs français” n'avaient pas pour objet de contester ou minorer le nombre de victimes de la déportation ou la politique d'extermination dans les camps nazis. On observera, en outre, que l'arrêt ne relève pas le propos final du prévenu -“je suis désolé”-, pourtant visé à la poursuite mais qui, à supposer qu'ils relèveraient d'un repentir actif ce que le mémoire en défense ne soutient pas davantage- et non d'une formule de style, serait quoiqu'il en soit indifférent. L'existence de ce propos révèle cependant qu'ayant repris la parole après l'échange survenu avec son contradicteur, le prévenu s'est toutefois abstenu de saisir cette opportunité pour préciser ou corriger le sens de ceux qu'il avait tenus avant. Le jugement avait auparavant analysé différemment les propos poursuivis. Il avait d'abord considéré qu'ils signifiaient que les juifs français avaient échappé à la mort grâce à l'action du chef de l'Etat français. Puis, analysant leur teneur, il avait ensuite retenu que “affirmer que les juifs français ont été sauvés par le maréchal Pétain contient à la fois la négation de la participation de ce dernier à la politique d'extermination des juifs menée par le régime nazi (en affichant la bienveillance dont auraient bénéficié les juifs français sous l'impulsion du chef de l'Etat français) et de la mort des personnes qui ont succombé à ces exactions (ceux-ci ayant été « sauvés »)”. Il en avait dès lors conclu que “le contenu même des propos ne laisse donc aucun doute sur leur sens”. Néanmoins, pour relaxer le prévenu et débouter les associations partie civile de leurs demandes, le tribunal s'était fondé sur le contexte dans lequel les propos avaient été tenus. Ayant relevé (p. 11) que, dans son livre Le suicide français et à la télévision en 2014, le prévenu avait affirmé que “Pétain a sauvé des juifs”, il en avait retenu que celui-ci “a pu penser que son interlocuteur faisait référence, lors du rapide échange en cause à cet épisode (et que) les propos incriminés interviennent à brûle-pourpoint à l'occasion d'un débat sur la guerre en Syrie”. Ayant relevé que le prévenu est un “professionnel des médias (...) rompu à l'exercice de ce genre d'émission, impliquant des échanges entrecoupés et peu approfondis”, il avait néanmoins considéré que “le caractère inattendu du sujet abordé par son invité, le renvoyant expressément aux paroles tenues antérieurement (...) et le fait que le prévenu lui ait spontanément répondu pour restreindre la portée des propos qui venaient de lui être prêtés, témoignent de son absence de volonté de s'inscrire dans une minoration outrancière du crime contre l'humanité que représente le génocide juif”. L'arrêt ne reprend pas ce raisonnement. S'en tenant à l'analyse des seuls propos retenus à la poursuite sans égard, comme il lui était demandé, aux éléments extrinsèques à ceux-ci pouvant être tirés des écrits et déclarations antérieurs du prévenu, il écarte de manière péremptoire et sans motivation adéquate le motif du jugement selon lequel il n'existait “aucun doute sur leur sens” et que ceux-ci constituaient une minoration outrancière du nombre des victimes de la déportation et de la politique d'extermination de la population juive se trouvant sur le territoire national entre 1940 et 1944, décidée par l'Allemagne nazie et mise en oeuvre en France, dès le mois de juillet 1940, avec l'active participation du gouvernement de Vichy. ☞ Il parait ainsi d'ores et déjà encourir la censure pour insuffisance de motivation et défaut de réponse à conclusions. En effet, si l'interprétation des éléments extrinsèques aux propos eux-mêmes relève du pouvoir souverain des juridictions du fond147, encore faut-il toutefois que la décision y fasse référence, ce qui n'est pas le cas en l'espèce où l'arrêt ne précise pas ceux auxquels il se réfère et n'indique ainsi, dès lors, ni leur sens ni leur teneur.
147
Cass crim., 26 mai 1987, 86-94.630 ; 20 oct. 1992, 91-84.253.
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La chambre est pourtant en mesure de vérifier que dans son livre Le suicide français 148, produit à la cour d'appel par la partie civile MRAP, le prévenu, reprenant la théorie du “bouclier”, écrit ce qui suit : “des historiens comme [B] Aron rappelaient que la France vaincue, sous la botte allemande, était soumise aux pressions permanente de Hitler. Les mêmes expliquaient le bilan ambivalent de Vichy par la stratégie adoptée par les Pétain et Laval face aux demandes allemandes : sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français. Cette thèse est aujourd'hui réputée nulle et non avenue. Scandaleusement indulgente. Et crime suprême : franco-française. Pourtant, le grand spécialiste mondial de l'extermination des juifs, Raul Hilberg, dont les analyses du processus de la solution finale sont reprises par tous ceux qui écrivent sur le sujet ne dit pas autre chose dans La destruction des juifs d'Europe : “Dans ses réactions aux pressions allemandes, le gouvernement de Vichy tenta de maintenir le processus de destruction à l'intérieur de certaines milites (...). Quand la pression allemande s'intensifia en 1942, la gouvernement de Vichy se retrancha derrière une seconde ligne de défense. Les juifs étrangers et les immigrants furent abandonnés à leur sort, et, l'on s'efforça de protéger les juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité”. Puis (p. 91), à propos du livre d'Alain Michel, que celui-ci “démontre même -suprême insolence- que des juifs français rassurés sur leur sort par Vichy (90% des israélites sortiront vivants de ces années terribles) s'occuperont l'esprit libre du sauvetage de leurs coreligionnaires étrangers, et surtout de leurs enfants”. Ainsi, interpréter (p. 8) le passage de ce livre comme le fait l'arrêt, pour en retenir que le prévenu y défend l'opinion selon laquelle “si la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France, c'est le fait d'une action du maréchal Pétain en leur faveur”, procède d'une dénaturation de cet écrit, de sorte que la cour d'appel a affirmé un fait en contradiction avec les pièces qui lui étaient soumises. En outre, en retenant de l'extrait de cet ouvrage que, du fait de l'action de Pétain en leur faveur “la déportation a moins touché les juifs de nationalité française que les juifs de nationalité étrangère résidant en France”, quand l'expression “Pétain a sauvé les juifs français” signifie au contraire qu'aucun juif de nationalité française n'a été déporté ou exterminé et sans rechercher quelle a pu être la perception du propos selon lequel “Pétain a sauvé les juifs français” par le téléspectateur moyen, qui n'a pas nécessairement lu cet essai ou entendu les émissions auxquelles le locuteur a participé à l'époque, la cour d'appel apparaît avoir privé sa décision de base légale. Mais surtout, en relevant que “Pétain (...) n'a pas été poursuivi pour un ou plusieurs crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du Statut du tribunal militaire international” pour en retenir que fait défaut un des éléments constitutifs du délit, l'arrêt se fonde sur une interprétation erronée des dispositions de ce texte et contraire à celle, résultant de l'interprétation littérale de l'article 24 bis, donnée par l'arrêt de la chambre du 24 mars 2020. En effet, ce texte n'exige pas que les crimes contre l'humanité contestés aient été exclusivement commis soit par les membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du Statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. Il suffit que les personnes ainsi désignées les aient décidés ou organisés. Dit autrement, et selon la formule du professeur Thomas Hochmann149, l'article 24 bis “ne vise pas la contestation de décisions de justice, mais de crimes contre l'humanité auxquels ont participé des personnes condamnées pour de tels crimes (...)”.
Cet ouvrage, publié en 2014, prétend écrire “l'histoire totale d'une déconstruction joyeuse, savante et obstinée des moindres rouages qui avaient édifié la France” (p. 16) qu'il fait débuter le 9 novembre 1970 à “la mort du père de la nation” (ndr de Gaulle) et dont “Robert Paxton, notre bon maître” (p. 87), la “doxa” paxtonienne (p. 88 et 89) et le “mythe paxtonien” (p. 92) “participent de la décadence française à partir du début des années 1970" (p. 92). 148
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Th. Hochmann “Dire du bien de Pétain”, Légipresse 2022, p. 427.
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Tel est assurément le cas en l'espèce. Etant rappelé que le jugement du Tribunal de Nuremberg a déclaré la direction nazie, la Gestapo, le SD, la SS ainsi que la Waffen-SS comme étant des organisations criminelles, au sens de l'article 9 précité, il s'ensuit que leurs membres peuvent être déclarés comme étant les instigateurs des rafles ayant donné lieu aux arrestations suivies de la déportation massive des juifs présents sur le territoire français entre 1940 et l'été 1944 et qui ont été opérées avec la participation des organes de Vichy, qui, durant cette période, menait une politique active de collaboration avec l'Allemagne nazie150. En retenant un tel motif, la cour d'appel a ainsi ajouté une condition à l'article 24 bis que celui-ci ne prévoit pas. En effet, lorsque le crime contre l'humanité est caractérisé dans les conditions qu'il prévoit, entrent dans son champ d'application les propos tendant à contester l'existence d'un tel crime même s'ils sont tenus à l'égard de personnes ayant participé à sa mise en oeuvre sans en être les organisateurs ou les instigateurs, comme la chambre l'a jugé par son arrêt déjà cité du 24 mars 2020 à propos de la rafle du Vél d'Hiv. ☞ L'arrêt semble donc également encourir la censure, à la fois pour violation de la loi et pour insuffisance de motivation, faute d'avoir tiré les conséquences légales de ses propres constatations. Dès lors qu'il avait relevé que Pétain avait été condamné pour “intelligences avec l'ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes”, cette énonciation renvoyait à la déportation et à l'extermination des populations juives qui avaient été conçues, planifiées et ordonnées par le régime nazi et ses dirigeants et mises en oeuvre par les organisations qui en constituaient le bras armé -lesquelles ont été déclarés organisations criminelles par le jugement du Tribunal de Nuremberg- avec l'active collaboration du gouvernement de Vichy, agissant sous les ordres de Pétain. Il est donc historiquement établi, non seulement que Pétain a, au travers du régime placé sous son autorité, exécuté lesdits crimes décidés par le régime nazi, mais encore que ceux-ci étaient en totale cohérence avec la Révolution nationale mise en oeuvre par l'Etat français. Les travaux de Serge Klarsfeld ont d'ailleurs établi que toutes les décisions prises par Laval et Darland entre juin 1940 et août 1944 l'ont été en plein accord avec Pétain. Il s'ensuit que la cour d'appel ne pouvait retenir, comme les propos poursuivis le soutenaient au prix d'une falsification de l'Histoire, que, par son action, Pétain avait eu un rôle protecteur de la population juive ayant la nationalité française. Loin de se limiter à une critique constructive et de prétendre s'inscrire dans un débat historique, de tels propos visent d'abord à réhabiliter l'action d'un chef d'Etat qui, en cette qualité, a été déclaré coupable d'avoir participé à la commission de crimes contre l'humanité décidés par le régime nazi dans le cadre de la collaboration du régime avec le IIIème Reich et qui seront incriminés, en tant que tels, postérieurement à sa condamnation151. Mais ils revêtent ensuite un caractère ouvertement négationniste puisque, comme le tribunal l'avait retenu, “affirmer que les juifs français ont été sauvés par (...) Pétain contient à la fois la négation de la participation de ce dernier à la politique d'extermination des juifs menée par le régime nazi et de la mort des personnes qui ont succombé à ces exactions”. Tels qu'ils sont formulés, les propos poursuivis portent en eux la remise en cause de l'arrestation et la déportation des juifs français, préalable à leur extermination dans les camps nazis, auxquelles les historiens ont établi que le gouvernement dirigé par Pétain était associé et a participé par la mise en oeuvre d'une politique de collaboration active avec l'occupant. Ils caractérisent ainsi l'élément matériel du délit de contestation indirecte de crime contre 150
On rappellera à cet égard que, le 20 avril 1994, la cour d'assises des Yvelines a déclaré l'ancien chef de la milice à Lyon -Paul Touvier- coupable de complicité de crimes contre l'humanité pour l'exécution de sept victimes juives à Rilleux-la-Pape. 151
L'audience devant la Haute Cour de Justice s'est ouverte le 23 juillet 1945 et le crime contre l'humanité sera défini ultérieurement, par le Statut annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945, soit une semaine avant le prononcé du verdict.
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l'humanité en ce qu'ils visent réhabiliter, auprès de l'auditeur, la personne du chef de l'Etat français et de la politique qu'il a menée entre juin 1940 et août 1944 en laissant sous-entendre que celui-ci a joué en France un rôle protecteur des juifs de nationalité française. Mais aussi, de tels propos occultent la circonstance que les discriminations établies par les deux statuts successifs élaborés par Vichy dans le cadre de la politique d'aryanisation décidée par l'Allemagne et les persécutions des juifs -sans distinction de nationalité- qui en sont résultées, également imputables à Vichy, sont une composante de la Shoah et, comme l'écrit le professeur Thomas Hochmann “il n'est pas difficile de considérer que la négation de cette composante peut être condamnée sur le fondement de l'article 24 bis”. ☞ Enfin, en retenant le motif, radicalement inopérant à exonérer le prévenu de sa responsabilité, selon lequel les propos en cause ont été tenus à la suite d'une “brusque interpellation” de son contradicteur tandis qu'ils échangeaient sur la situation consécutive à la guerre en Syrie, l'arrêt apparaît avoir enfin privé sa décision de base légale. D'un point de vue purement factuel, on ajoutera que le prévenu étant, selon les termes de l'arrêt, le “chroniqueur permanent” de l'émission au cours de laquelle les propos incriminés ont été tenus, qualifié par le jugement de “professionnel des médias (...) rompu à l'exercice de ce genre d'émission”, on peine à imaginer, comme l'arrêt l'a retenu, qu'il ait pu être ainsi déstabilisé par le rappel de propos exposés dans un de ses livre et tenus, à deux reprises à la même époque -en 2014-, lors de deux émissions télévisées différentes et d'une émission radiophonique. D'autant que, reprenant la parole après l'interpellation de son contradicteur qui lui objecte que “c'est une monstruosité, c'est du révisionnisme”, il réplique et enfonce le clou en soulignant “c'est encore une fois le réel” (arrêt, p. 3). Ainsi, la circonstance qu'il s'abstienne de saisir l'occasion qui lui est ainsi offerte de revenir sur l'emploi du déterminant “les”, outre qu'elle donne tout son sens aux propos poursuivis, ouvre aussi à une autre interprétation du sens du propos qui suit -“je suis désolé” (id.)- comme signifiant qu'il s'agit alors dans son esprit d'une réitération de ceux-ci et non d'un tempérament qu'il leur apporterait, une fois passé le prétendu effet de surprise consécutif à la “brusque interpellation” (arrêt, p. 8) de son contradicteur. Surtout, lorsqu'il reprend la parole il ne conteste pas la teneur des propos en cause mais se limite à les corriger à la marge en y apportant la précision qu'ils se rapportaient uniquement aux juifs “français, précisez, précisez, français,”. Si la cour d'appel, comme elle était invitée à le faire par certaines parties civiles, s'était livrée à l'analyse des éléments extrinsèques aux seuls propos en cause, ne fût-ce qu'en les remettant en perspective avec ceux publiés dans Le suicide français et avec les déclarations antérieures du prévenu sur le même sujet, elle aurait ainsi été en mesure de donner à ceux-ci leur véritable sens qu'une lecture littérale de ces derniers ne lui a pas permis de saisir et alors pourtant que c'est à ceux-ci que [J] [I] se référait à cet instant de l'échange. Enfin, à la différence des propos ayant donné lieu à l'arrêt Gollnisch, à aucun moment lors de l'émission sur Cnews au cours de laquelle il a tenu les propos en cause le prévenu n'a pris le soin d'avoir recours à une formulation qui ouvrirait la voie à l'interrogation et à la discussion ni même qui laisserait entendre qu'il s'est référé à un travail d'historien sur lequel il entendrait se fonder. Et lorsque, dans son livre (p. 90), il se réfère aux travaux de Raul Hilberg, la lecture de ceux-ci fait d'abord apparaître que leur auteur les applique à la seule période qui débute en 1942 -“quand la pression allemande s'intensifia”- et ensuite qu'ils n'ont, tant sur le forme que sur le fond, pas le caractère péremptoire et dénué de nuance tels qu'ils ont dans l'expression du prévenu. Si la cour d'appel n'avait pas à se prononcer sur le bienfondé et la pertinence de l'analyse exposée par Raul Hilberg, historien reconnu de la Shoah, il doit toutefois être relevé que, contrairement à la récupération qu'en fait le prévenu, celui-ci prend soin de l'exposer avec nuance -“on s'efforça de protéger les juifs nationaux. Dans une certaine mesure, cette stratégie réussit. En renonçant à épargner une fraction, on sauva une grande partie de la totalité”-.
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Ainsi, en prétendant relativiser l'ampleur de l'holocauste, les propos poursuivis reviennent à contester l'existence même de ce crime contre l'humanité qui, tels qu'ils sont formulés, laissent entendre qu'une partie de la population -les juifs français- en auraient été épargnés grâce à l'action de Pétain. En reprenant ses propos antérieurs selon lesquels “Pétain a(vait) sauvé les juifs”, sans y apporter de nuance, si ce n'est préciser qu'ils s'appliquaient uniquement aux “français”, le prévenu minimise délibérément l'ampleur de l'holocauste en soulignant une action du gouvernement de Vichy dirigé par Pétain qu'il présente comme positive et protectrice d'une partie de la population, alors qu'une telle analyse ne repose sur aucune réalité historique et qu'elle est donc dépourvue de fondement. Loin de constituer une métonymie, ces propos, réitérés par la suite dans d'autres médias -sur Europe 1 le 26 septembre 2021 “Vichy a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers” et dans un livre publié deux ans plus tard “La France n'a pas dit son dernier mot”, Rubempré, 2021, p. 55- selon lesquels “Pétain a sauvé les juifs français” correspondent, à l'inverse de ce que la cour d'appel a considéré, à l'expression de la pensée du prévenu. Il s'ensuit que l'arrêt apparaît encourir la censure sur les six pourvois soumis à l'examen de la chambre criminelle.
PROPOSITION Je conclus, en conséquence, à la cassation de l'arrêt.
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