Cass. soc., Conclusions, 19-04-2023, n° 21-23.348
A85412RR
Référence
AVIS DE Mme LAULOM, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 500 du 19 avril 2023 – Chambre sociale Pourvoi n° 21-23.348 Décision attaquée : 05 octobre 2021 du tribunal judiciaire de Versailles la société Sodexo en France C/ Mme [V] [W] _________________
Ce pourvoi vous donne l'occasion de préciser le sens de l'article L. 2143-3 du code du travail. Il pose la question inédite des conséquences de la renonciation d'un candidat, ayant obtenu au moins 10% des voix aux dernières élections, à être désigné délégué syndical. Cette renonciation vaut-elle pour tout le cycle électoral ? La question a fait l'objet de la procédure d'amicus curiae des articles L. 431-3-1 du code de l'organisation judiciaire et 1015-2 du code de procédure civile : les organisations syndicales et professionnelles d'employeurs représentatives au niveau national et interprofessionnel ont été invitées à présenter leurs observations, au cours de l'audience du 18 janvier 2023, sur les effets dans le temps de la renonciation d'un élu ou d'un candidat à son droit à être désigné délégué syndical. Cette renonciation a-telle un caractère définitif pour tout le cycle électoral restant à courir, interdisant à cet élu ou ce candidat d'être désigné délégué syndical, ou à l'inverse cette renonciation n'exclut-elle pas qu'il puisse être désigné délégué syndical, ultérieurement, au cours du même cycle électoral ?
1. Faits et procédure Un accord relatif à la représentation du personnel, à l'exercice du droit syndical et au dialogue social a été conclu, le 11 février 2019, entre les différentes sociétés de Sodexo France et les organisations syndicales représentatives. L'accord prévoit 1
notamment la possibilité pour les OS représentatives de désigner des délégués syndicaux régionaux dont le nombre dépend des effectifs de l'établissement (12 par organisation syndicale représentative pour l'établissement de Paris Ile-de-France, ici en cause), ainsi que des délégués syndicaux nationaux, au nombre de 7 par organisation syndicale représentative dans l'ensemble du périmètre et 1 délégué syndical central, pour chaque organisation syndicale représentative. Suite aux élections professionnelles, une salariée, qui avait obtenu plus de 10% des voix et avait été élue, a été désignée déléguée syndicale régionale par le syndicat CFECGC, avant de renoncer par écrit à ce mandat, ce qui avait permis la désignation, par le syndicat, d'une autre déléguée syndicale régionale pour la remplacer. Ultérieurement, l'organisation syndicale a informé la direction de l'entreprise qu'elle désignait à nouveau la première salariée comme déléguée syndicale régionale. Les sociétés du groupe Sodexo ont saisi le tribunal judiciaire, le 13 juillet 2021, pour contester cette désignation. Par jugement du 5 octobre 2021, le tribunal judiciaire de Versailles a rejeté la demande d'annulation de la désignation de la salariée en qualité de déléguée syndicale régionale. Selon le moyen unique de cassation, la demande d'annulation de la désignation ne pouvait être rejetée alors que la renonciation d'un salarié, qui a présenté sa candidature aux dernières élections professionnelles et a obtenu au moins 10% des suffrages exprimés, à être désigné délégué syndical est définitive et vaut pour toute la durée du cycle électoral restant à courir jusqu'aux prochaines élections (première branche).
2. Discussion L'article L. 2143-3 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-217 du 28 mars 2018, prévoit la possibilité pour une organisation syndicale de nommer un adhérent (qui n'a pas été candidat aux élections professionnelles) comme délégué syndical dans plusieurs hypothèses : - si aucun des candidats présentés par l'organisation syndicale aux élections professionnelles ne remplit les conditions définies à l'article L. 2143-3 du code du travail ; - s'il ne reste plus aucun candidat remplissant ces conditions ; - si l'ensemble des élus et tous les candidats qui remplissent les conditions définies à l'article L. 2143-3 du code du travail renoncent par écrit à leur droit d'être désigné délégué syndical. Dans cette dernière hypothèse, le législateur est resté muet sur les conséquences de cette renonciation sur les désignations qui pourraient intervenir ensuite. On pourrait considérer, à l'instar de ce que soutient le mémoire ampliatif, qu'en application de la règle du cycle électoral, selon laquelle la représentativité syndicale est établie pour toute la durée du cycle électoral1, la renonciation vaut pour tout le cycle électoral. C'est également la position qu'ont fait valoir les organisations patronales lors de l'audition organisée par la chambre sociale dans le cadre de l'audience amicus 1 Soc., 13 février 2013, pourvoi n° 12-18.098, Bull. V, n°42, Rapport annuel.
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curiae du 18 janvier 2023. Selon le Medef, la possibilité qui pourrait être reconnue à un salarié de revenir sur sa renonciation questionne la sincérité de son engagement syndical. Le mémoire ampliatif fait également valoir le risque de fraude qui pourrait exister si une autre solution devait prévaloir, les organisations syndicales pouvant être tentées d'utiliser ce moyen pour multiplier des désignations dans le simple but de faire bénéficier le plus grand nombre possible de salariés du statut de salariés protégés. Les organisations syndicales se sont, elles, prononcées unanimement en faveur d'une autre interprétation de l'article L. 2143-3 : la renonciation d'un salarié à l'exercice d'un mandat syndical n'est pas définitive et elle ne doit pas interdire à une organisation syndicale de désigner ce salarié à des mandats syndicaux pendant la durée du cycle électoral. La plupart des organisations se réfèrent au principe de la liberté d'organisation syndicale pour justifier cette solution. Dès lors que les conditions légales sont respectées, c'est à l'organisation syndicale qu'il revient de désigner le salarié qui lui semble le plus apte à assumer les fonctions de délégué syndical. Il n'appartient ainsi qu'au syndicat désignataire d'apprécier si le salarié est en mesure de remplir sa mission2. A tout moment, l'organisation syndicale peut décider de retirer ce mandat. En ce sens, les salariés qui remplissent les conditions légales pour être désignés comme délégué syndical, n'ont pas de droit à être désigné. Seule l'organisation syndicale peut prendre cette décision. Les organisations syndicales ont également avancé un argument pratique. Faire de la renonciation un acte qui engage le salarié pour tout le cycle électoral pourrait mettre en difficulté une organisation syndicale alors que l'objectif du législateur a été de favoriser l'implantation syndicale. En effet, les raisons pour lesquelles un salarié renonce à être désigné délégué syndical sont multiples. Elles peuvent être liées à un contexte professionnel ou personnel qui ne permet pas une implication dans un mandat syndical du fait par exemple d'un manque de disponibilité. Ce contexte peut évidemment évoluer et un salarié qui a renoncé à l'exercice d'un mandat peut, tout à fait, être prêt, quelques mois plus tard, à assurer un mandat syndical. Il me semble, en effet, que le principe de liberté syndicale et de liberté d'organisation qu'elle implique pour les syndicats représentatifs milite en faveur d'une telle solution. La durée du cycle électoral est relativement longue à l'échelle de la vie d'une entreprise et il convient de tenir compte des évolutions professionnelles et personnelles qui peuvent influer sur l'exercice des mandats syndicaux. Un autre argument milite, me semble-t-il, également en faveur de cette interprétation. Admettre que la renonciation ne soit pas définitive peut permettre, à la faveur d'une nouvelle désignation, de respecter le principe selon lequel il convient de privilégier la désignation des salariés élus ou candidat ayant obtenu un score personnel aux dernières élections d'au moins 10% des voix. Concernant le risque de fraude craint par les organisations patronales, il faut juste souligner que l'hypothèse de la fraude est toujours réservée et que la désignation d'un délégué syndical pourra toujours être contestée si l'employeur démontre l'existence d'une telle fraude, lorsque l'unique but de la désignation est le bénéfice du statut protecteur3. Enfin, il me semble important de souligner qu'il convient de ne pas soumettre l'exception de l'article L. 2143-3 du code du travail à un formalisme excessif. Ainsi que l'a indiqué la CFDT, les syndicats peuvent rencontrer des difficultés pratiques à rassembler les renonciations afin de pouvoir désigner un adhérent. Admettre qu'une 2 Soc., 9 avril 1987, pourvoi n° 86-60.190, Bulletin 1987 V n° 225. 3 Voir par exemple, Soc., 19 déc. 2007, pourvoi n° 07-60.069.
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renonciation n'exclut pas la possibilité pour une organisation syndicale de désigner ultérieurement un salarié, ayant renoncé à exercer un mandat, ne signifie pas que le syndicat ait l'obligation, pour chaque nouvelle désignation, de redemander aux candidats de renoncer à nouveau à être désigné. En ce sens, la renonciation vaut bien en principe pour tout l'ensemble du cycle, sauf pour le salarié et le syndicat a en décider autrement. C'est d'ailleurs en ce sens que vous avez déjà statué en estimant qu'il n'était pas nécessaire, à l'occasion d'une nouvelle désignation d'un délégué syndical, de produire une nouvelle renonciation des personnes susceptibles d'être désignées, dès lors qu'elles avaient déjà renoncé à leur droit à l'occasion d'une précédente désignation4.
3. Conclusion Je suis donc au rejet de la première branche du moyen. Pour les raisons indiquées par le rapport, auxquelles je souscris, les deuxième et troisième branches pourront faire l'objet d'un rejet non spécialement motivé.
AVIS DE REJET
4 Soc. 4 nov. 2020, pourvoi n° 19-60.187, inédit: "En statuant ainsi, alors qu'il avait constaté que, sur
l'ensemble des élus du syndicat remplissant la condition de score personnel de 10 %, l'une avait été désignée avant la désignation litigieuse et que les autres avaient renoncé à la possibilité d'être désigné, ce dont il résultait que le syndicat pouvait se prévaloir de la renonciation de ces élus pour désigner le second délégué syndical auquel il avait droit parmi les autres candidats ou, à défaut, ses adhérents, le tribunal, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le texte susvisé".
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