Ass. plén., Conclusions, 22-12-2023, n° 21-11.330
A85242R7
Référence
AVIS de Mme GRIVEL, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 674 du 22 décembre 2023 (B+R) – Assemblée plénière Pourvoi n° 21-11.330 Décision attaquée : 17 novembre 2020 de la cour d'appel de Paris la société Rexel Développement C/ M. [F] [B] _________________
Une correspondance privée, obtenue par un tiers au procès, doit-elle être considérée comme un moyen de preuve déloyal, qui devrait être déclaré irrecevable ? Faut-il maintenir une distinction entre preuve illicite et preuve déloyale ? Si la question de l'admissibilité de la preuve tirée de la consultation de la messagerie personnelle d'un salarié sur son ordinateur professionnel, longtemps abordée par la chambre sociale sous le seul angle du respect dû au secret des correspondances privées1, reste toujours d'actualité, c'est que l'irruption dans notre droit positif de la jurisprudence européenne en a profondément modifié les contours. Certes, les litiges opposant le principe du secret des correspondances au droit à la preuve sont euxmêmes devenus récurrents, non seulement d'ailleurs en droit du travail mais dans différents domaines, si bien que quasiment toutes les chambres de la Cour ont eu à en connaître. Mais la particularité de cette affaire est de présenter le conflit entre ces deux droits fondamentaux sous l'angle de la preuve déloyale, qui reste la seule 1 cf. Soc. 26 janvier 2016, n°14-15.360, Bull n°12 ; Soc., 7 avril 2016, n°14-27.949 ; Soc., 23 octobre
2019, n°17-28.448
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exception au contrôle de proportionnalité suivant l'arrêt du 7 janvier 2011 de l'Assemblée plénière fixant la doctrine de la Cour en la matière. Par ailleurs, la présente affaire offre un contexte inédit, étranger à tout contrôle par l'employeur de l'usage par les salariés de l'outil informatique, comme cela est habituellement le cas dans la jurisprudence sociale, qui est de nature à influer sur la solution du litige. La correspondance personnelle entre deux collègues de travail qui sert en l'espèce de fondement au licenciement disciplinaire d'un de ses auteurs 2 a en effet été consultée sur la messagerie de son compte Facebook par le salarié intérimaire qui le remplaçait à son poste de travail et remise par ce dernier à l'employeur. Celui-ci n'a donc personnellement usé d'aucun procédé pour obtenir communication de la correspondance litigieuse, puisqu'elle lui a été rapportée par le salarié tiers directement visé par les propos injurieux tenus à son égard3, qui en a pris connaissance sur l'ordinateur professionnel du salarié qu'il remplaçait, lequel avait laissé son compte Facebook ouvert. Ce salarié tiers, qui n'a lui-même usé d'aucun stratagème, avait en revanche conscience qu'il prenait connaissance d'une correspondance privée qui ne lui était pas destinée - même si elle le concernait directement - la cour d'appel ayant relevé qu'il «n'était pas autorisé à consulter la messagerie litigieuse»4. Le juge départiteur, pour condamner l'employeur au paiement de diverses indemnités au titre d'un licenciement jugé sans cause réelle et sérieuse, s'est limité à retenir qu'il «n'a(vait) eu accès à une conversation strictement privée qu'en violation du secret des correspondances»5, les débats n'ayant pas abordé devant lui la question d'un contrôle de proportionnalité avec le droit à la preuve de l'employeur. Celui-ci ayant opportunément invoqué en appel ce «principe conventionnel et constitutionnel» pour soutenir que «l'éventuelle atteinte à la vie privée et au secret des correspondances du salarié se justifiait par l'obligation pesant sur l'employeur de garantir la santé et la sécurité des salariés et de mettre un terme au trouble créé dans l'entreprise afin d'en assurer le bon fonctionnement»6, l'arrêt confirmatif attaqué commence par poser7 que «l'accès de l'employeur aux données figurant sur les comptes Facebook de ses salariés et leur utilisation comme moyen de preuve sont autorisés sous réserve : - que les éléments de preuve aient été recueillis loyalement, - que l'atteinte à la vie privée soit proportionnée au but poursuivi par l'employeur - que la production des éléments soit indispensable à l'exercice du droit à la preuve». Puis il considère que le salarié tiers « n'étant pas autorisé à consulter la messagerie litigieuse a violé ce faisant le secret des correspondances, de sorte que ce procédé 2 sa correspondante, salariée protégée dans l'entreprise, a vu l'autorisation de son licenciement
refusée par l'inspection du travail au motif, selon les conclusions du salarié, qu'il s'agissait d'une conversation privée. 3 étant traité de «pédé» qui «fuck» son chef pour obtenir sa promotion 4 page 7, 2ème paragraphe de l'arrêt 5 page 3, avant-dernier paragraphe du jugement 6 page 8 des conclusions et 5 de l'arrêt 7 page 6, 8e paragraphe
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d'obtention de la preuve était déloyal et illicite, peu import(ant) que l'employeur n'ait pas personnellement cherché à prendre connaissance de cette conversation ou n'ait pas consulté directement le compte litigieux »8. Il retient ainsi une acception large du terme «obtention» depuis l'origine de celle-ci et définit la déloyauté par la seule violation du secret des correspondances. C'est cette motivation que la Cour devra analyser au regard du moyen unique en trois branches du pourvoi de l'employeur. Il soutient d'abord qu'en retenant que l'employeur avait obtenu la preuve des propos litigieux de manière déloyale, en violation du secret des correspondances, après avoir constaté qu'il n'avait usé d'aucun stratagème (1re branche) et en jugeant inopérant le fait qu'il n'avait pas personnellement cherché à prendre connaissance de cette conversation ou n'avait pas consulté directement le compte litigieux (2e branche), la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé les articles 9 du code de procédure civile et L.1232-1, L.1234-1, L.1234-5 et L.1234-9 du code du travail. Il ajoute qu'en tout état de cause, la cour d'appel, qui n'a pas recherché comme elle y était invitée si l'atteinte portée à la vie personnelle du salarié n'était pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur et proportionnée au but poursuivi, a privé sa décision de base légale au regard des articles 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 9 du code de procédure civile (3e branche). L'arrêt attaqué et le pourvoi ont ceci d'intéressant qu'ils invoquent les deux limites posées traditionnellement au pouvoir de contrôle de l'employeur (et, par voie de conséquence, à son droit à la preuve), à savoir le principe de loyauté de la preuve et le droit au respect de la vie privée via celui des correspondances, puisque la cour d'appel, après les avoir rappelées l'une et l'autre9 et s'être interrogée «sur l'accès de l'employeur aux propos tenus sur le compte Facebook et la loyauté de l'administration de la preuve», a retenu que ce procédé d'obtention de la preuve qui violait le secret des correspondances était, de ce seul fait, «déloyal et illicite». Les deux premières branches du moyen entendent donc voir censurer cette confusion entre les deux notions et pourraient permettre de donner une définition - ne serait-ce qu'en creux - de la déloyauté. La cour d'appel s'étant fondée sur le seul caractère déloyal de la preuve pour refuser d'effectuer le contrôle de proportionnalité qu'il lui était demandé de faire, une cassation sur ces deux branches suffirait en théorie à faire tomber la décision, la troisième ne faisant qu'en tirer les conséquences. Mais le rôle de l'Assemblée plénière ne peut se limiter à contrôler la qualification d'une preuve - fût-ce en définissant, ce qui n'a jamais été fait, la notion de déloyauté, voire en la modifiant. Et la troisième branche, qui rappelle l'obligation pour les juges du fond d'exercer un contrôle de proportionnalité entre le droit à la vie privée du salarié et le droit à la preuve de l'employeur, donne l'occasion de dire s'il y a lieu de maintenir l'exception que vous avez posée à l'exercice de ce contrôle en cas de preuve déloyale ou d'en limiter, le cas échéant, l'étendue. Elle peut aussi vous permettre de vous emparer de ce contrôle pour dire si la violation
8 2e paragraphe de la page 7 9 page 6 de l'arrêt
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du secret des correspondances était ici justifiée par un intérêt légitime de l'employeur. Ce sont ces points que je vais aborder successivement.
I. La preuve déloyale comme limite au contrôle de proportionnalité I.1 Le paradoxe de la distinction entre preuve illicite et preuve déloyale I.1.a. Un régime d'alignement sur la preuve illicite... Avant d'exposer l'intérêt de la distinction entre preuve illicite et preuve déloyale, il faut rappeler que pendant longtemps, les deux termes ne se distinguaient pas vraiment. Indépendamment de l'étymologie de l'adjectif «déloyal» 10, le fondement même que la jurisprudence des différentes chambres civiles donnait à la notion de preuve déloyale était l'obligation pour «chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention» posée par l'article 9 du code de procédure civile, et le premier arrêt de la chambre sociale généralement cité comme ayant retenu cette exigence, l'arrêt Néocel du 20 novembre 199111, parle d'ailleurs de preuve illicite et non déloyale. L'article 9 du code de procédure civile, par cette obligation de produire une preuve licite («la preuve doit être rapportée») indiquait bien, sans le dire, la sanction qui allait être celle de la preuve illicite, son irrecevabilité, ou plutôt, pour réserver ce terme à la demande elle-même comme le fait le code de procédure civile, son rejet des débats, son inadmissibilité, sanction qui assure la prévisibilité des décisions judiciaires et donc la sécurité juridique puisque la preuve est écartée suivant des critères légaux, mais qui, par son automaticité, peut conduire parfois à une méconnaissance de la réalité des faits et de l'effectivité des droits respectifs des parties. C'est donc ce régime que la preuve déloyale s'est vu appliquer, par le visa de l'article 9 du code de procédure civile qui montrait cette volonté d'assimilation. Si les deux principes visés dans l'arrêt, celui de loyauté et celui du respect de la vie privée, qui viennent du droit civil général, ont été introduits en même temps dans le code du travail, ce n'est pas directement sous l'angle de la preuve mais pour réglementer les relations de travail. C'est la loi n°92-1446 du 31 décembre 1992 qui a assigné cette double limite au pouvoir de contrôle compris dans le pouvoir de direction de l'employeur. D'une part, le respect des libertés individuelles et du droit à la vie privée du salarié -déjà protégé par l'article 9 du code civil- a été inscrit à l'article L.1121-1 (ancien L.120-2) du code du travail : : «nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché», posant ainsi déjà une règle identique au contrôle de proportionnalité. D'autre part, le principe de la loyauté a été mis en oeuvre par l'article L.1222-4 (ancien L.121-8) qui dispose qu'“aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n'a pas été porté préalablement à sa connaissance”. Si bien que la jurisprudence de la chambre sociale se réfère le plus souvent à ces deux textes pour régler les problèmes de preuve illicite qui se posent à elle.
10 “loyal” vient du latin “legalis”, c'est-à-dire “conforme à la loi”, “à ce qui est requis par la loi”, formule
que l'on retrouve dans l'article 9 du cpc 11
Soc., 20 novembre 1991, pourvoi n°88-43.120, Bull n°519,
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Mais c'est peut-être parce que cette introduction, dans le code du travail, de l'idée de transparence dans la collecte de données personnelles au travail répondait plus à la nécessité de limiter le pouvoir de surveillance de l'employeur du fait du développement des outils technologiques dans l'entreprise qu'à une exigence probatoire que la chambre sociale a maintenu la notion de preuve déloyale pour des raisons d'efficacité. Car la finalité sous-jacente de la notion, utilisée par toutes les chambres, était surtout d'étendre le régime d'«irrecevabilité» des preuves illicites, posé par l'article 9 du code de procédure civile, à des preuves qui sans être, stricto sensu, contraires à la loi, ont été obtenues par des moyens douteux, parfois inacceptables au regard de la morale, - ce qui rend la notion plus subjective et donc plus complexe à appréhender, on le voit dans notre affaire. La loyauté probatoire a donc acquis valeur d'obligation juridique, sanctionnée en cas de non-respect. Mais elle demeure à géométrie variable selon les chambres de la Cour, tant dans sa caractérisation que dans sa finalité. En matière pénale, la défense de l'intérêt général et la recherche de la vérité des faits légitiment l'efficacité probatoire et justifient tant la procédure inquisitoire que le principe de la liberté de la preuve, posé par l'article 427 du code de procédure pénale. D'où une appréciation toute différente de la recevabilité de la preuve déloyale, qui est admise si la preuve a été remise par des particuliers aux services d'enquête 12et qui n'est rejetée, lorsqu'elle émane des autorités publiques, que si celles-ci ont provoqué la commission de l'infraction mais non si elles n'ont cherché qu'à constater une infraction préexistante ou à identifier ses auteurs13. C'est donc la finalité du procédé (provocation à l'infraction ou provocation à la preuve) qui doit permettre de déterminer s'il est déloyal. Et c'est seulement lorsque cette finalité douteuse met en cause la fiabilité même de la preuve (l'infraction n'aurait pas été commise si elle n'avait pas été provoquée) qu'elle peut entraîner la nullité de la procédure. Devant les chambres civiles d'une façon générale, où seuls des intérêts privés sont en jeu, «l'éthique prime sur l'efficacité probatoire»14, et c'est la nature même du procédé utilisé pour l'obtention de la preuve qui permet de conclure à sa déloyauté. Ainsi, le principe de la loyauté de la preuve interdit non seulement les preuves obtenues par le biais d'un stratagème15, - notion que l'on retrouve dans toute la jurisprudence de la Cour y compris devant la chambre criminelle - mais les procédés de preuve occultes, dissimulés (filature, enregistrement clandestin comme l'a rappelé l'Assemblée plénière dans son arrêt du 7 janvier 201116, tiers non déclaré sous sa véritable qualité). S'agissant du stratagème, si la Cour en contrôle la qualification elle n'en donne pas de définition. La chambre commerciale, dans un arrêt récent relatif aux visites de «clients mystère», s'est contentée de reprendre celle donnée par la cour d'appel selon laquelle 12 Crim., 27 janv. 2010, n°09-83.395, Bull n°16 : «Aucune disposition légale ne permet aux juges répressifs d'écarter des moyens de preuve remis par un particulier aux services d'enquête, au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale ; il leur appartient seulement, en application de l'article 427 du code de procédure pénale, d'en apprécier la valeur probante, après les avoir soumis à la discussion contradictoire des parties.» 13 Ass. Plén.,9 décembre 2019, n°18-86767, publié 14 Hanane SEFIANE, « La pratique du client mystère en droit de la concurrence et la loyauté de la
preuve », Contrats Concurrence Consommation n° 1, Janvier 2016, étude 1. 15 Pour la chambre sociale, voir
Soc.18 mars 2008, n°06-40.852, Bull.n°65 ; Soc.4 juillet 2012, n°11-30.266,
Bull.n°208 16 Ass. plén., 7 janvier 2011, pourvois n°09-14.667, 09-14.316, Bull. 2011, Ass. Pl. n°1,
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il se caractérisait «par un montage, une mise en scène, une opération clandestine»17. La notion de preuve déloyale est ainsi utilisée afin d'écarter des preuves, sans autre examen de leur caractère probant, en raison du caractère discutable de la fiabilité ou de la moralité de leur procédé d'obtention, dans une volonté d'alignement sur le régime des preuves illicites. S'agissant plus particulièrement de la chambre sociale, notons simplement comme il a été dit précédemment que les textes travaillistes lui ont permis de ne recourir que rarement à la notion de preuve déloyale. Ainsi, l'article L.1222-4 du code du travail précité, qui est entendu comme interdisant à l'employeur de mettre en oeuvre tout dispositif de contrôle qui n'a pas été préalablement porté à la connaissance des salariés, a permis de qualifier d'illicites des moyens de preuve clandestins, comme la filature18. Tout récemment, elle a admis, en sens inverse, que les fiches d'intervention établies au moyen du procédé du «client mystère» (connu de la chambre commerciale comme étant utilisé pour établir des pratiques commerciales déloyales, et considéré par elle comme procédé lui-même déloyal : com, 10 novembre 2021, précité) puissent servir de preuve à l'appui d'un licenciement disciplinaire, dès lors que le salarié avait été préalablement informé de la mise en oeuvre du dispositif au sein de l'entreprise 19. De même, quand elle n'a pas abordé la filature sous l'angle d'«un dispositif de contrôle qui n'a pas été porté préalablement à la connaissance des salariés», c'est sous celui de l'atteinte disproportionnée à la vie privée du salarié qu'elle l'a censurée, introduisant ainsi ce critère de proportion grâce à l'article L.1121-1 (ancien L.120-2) du code du travail, mais pour poser un principe, non pour exercer une balance des intérêts in concreto20. Ces mêmes dispositions lui ont permis d'autoriser un délégué du personnel à demander le retrait d'éléments de preuve clandestins (il s'agissait d'enregistrements vidéos d'une caisse de supermarché) «obtenus par des moyens frauduleux qui constituent une atteinte aux droits des personnes et aux libertés individuelles»21. Elle a ainsi réservé la déloyauté à ce qu'elle qualifie de «stratagème», soit en raison d'un procédé d'obtention de la preuve ne pouvant s'apparenter à un dispositif de contrôle de l'activité du personnel lui permettant de s'appuyer sur l'article L.1222-422, soit le plus souvent en cas d'utilisation de tiers non déclarés pour constater la faute du
17 Com, 10 novembre 2021, n°20-14670 18Soc.,22 mai 1995, n°93-44.078, Bull n°164 ; Soc.4 février 1998, n°95-43.421, Bull. n°64 19 Soc, 6 septembre 2023, n°22-13.783, publié 20 Soc., 26 novembre 2002, n°00-42.401, Bull n°352 :
«Il résulte des articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du Code civil, 9 du nouveau Code de procédure civile, et L.120-2 du Code du travail qu'une filature organisée par l'employeur pour surveiller l'activité d'un salarié constitue un moyen de preuve illicite dès lors qu'elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée de ce dernier, insusceptible d'être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l'employeur.» 21 Soc.10 décembre 1997, n°95-42.661, Bull. n°434 22 ainsi, pour un procédé de lettres encrées destiné à piéger la factrice indélicate qui ouvrait les
courriers : Soc., 4 juillet 2012, n°11-30.266, Bull. n°2
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salarié23, excédant le pouvoir de contrôle reconnu à l'employeur ou à son délégué interne car inhérent à son pouvoir de direction24. On le voit, c'est moins pour des raisons de morale qu'elle y a recours que dans une volonté de limiter strictement le pouvoir de contrôle de l'employeur, en le cantonnant à l'enceinte de l'entreprise et aux personnes habilitées à l'exercer. Or l'introduction du droit à la preuve dans notre droit positif sous l'influence de la jurisprudence européenne est venue bouleverser toutes nos habitudes légalistes. I.1.b. ...devenu un régime d'exception à la preuve illicite Le droit à la preuve, reconnu en 200625 par la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales à toute partie à un procès (le droit à un procès équitable impliquant le droit de présenter ses preuves), repris par la Cour de cassation dans l'arrêt du 5 avril 2012 de la 1re chambre civile, qui reprocha à une cour d'appel de n'avoir pas recherché «si la production litigieuse n'était pas indispensable à l'exercice du droit à la preuve, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence »26, a pu être considéré27 comme créant un véritable «maelström» dans l'ordre juridique positif. Pourtant, il avait été annoncé par des arrêts novateurs de la chambre sociale et de la chambre commerciale28 qui, comme l'avait fait en son temps la CEDH29, se fondaient alors sur les droits de la défense ou le principe de l'égalité des armes (également tiré de l'article 6 de la Conv.ESDH) pour imposer aux juges du fond de trancher le conflit au regard des critères de nécessité et de proportionnalité. Il a été adopté pour la première fois par la chambre sociale dans un arrêt du 9 novembre 201630 qui a reconnu à un syndicat, au visa de son droit à la preuve, le droit de produire des éléments (photos et bulletins de paie) portant atteinte à la vie personnelle des salariés dès lors que cette production «était nécessaire à l'exercice de ce droit et que l'atteinte était proportionnée au but poursuivi» (il s'agissait d'établir le non-respect du repos dominical par l'employeur). Sans détailler l'adoption généralisée par les chambres civiles de la Cour de ce droit à la preuve et du contrôle de proportionnalité qu'il implique face à des preuves illicites, il est utile de rappeler qu'en ce qui concerne la chambre sociale, sa jurisprudence a évolué dans les deux cas d'illicéité susvisés, l'atteinte à la vie privée, consacrée à 23 qui exerce une activité clandestine dans le restaurant de sa femme pendant ses heures de service :
Soc., 18 mars 2008, n°06-45.093, Bull. n°64 24 Soc., 5 novembre 2014, n°13-18.427, Bull. n°255 ; Soc., 26 avril 2006, n°04-43.582, Bull. n°145 25 dans l'arrêt du 10 octobre 2006, L.L. c/ France, n°7508/02 26 1re Civ., 5 avril 2012, n°11-14.177, Bull. n°85 27 «La loyauté vous le droit à la preuve : une descente dans le maelström», Patrice Adam, RDT 2023, p.156 et suivantes 28 Soc., 30 juin 2004, n°02-41.720, 02-41.771, Bull.n°18 ; Com., 15 mai 2007, n°06-10.606, Bull. n°130 29 arrêt Dombo Beheer c/ Pays-Bas, 27 oct.1993, Req. n°14448/88 30 Soc., 9 novembre 2016, n°15-10203, Bull n°209
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l'article 9 du code civil, et le non-respect de dispositions spécifiques travaillistes, sous l'influence de deux grands arrêts de la CEDH, Bărbulescu (de 2017)31 et López Ribalda (de 2019)32. Dans l'affaire Bărbulescu c/ Roumanie, où il s'agissait d'un litige relatif à un salarié licencié par son employeur pour avoir utilisé son compte de messagerie instantanée Yahoo Messenger au travail, utilisation privée interdite par le règlement intérieur, la CEDH a retenu qu'il y avait eu violation de l'article 8 de la Convention par les juges nationaux en ne vérifiant pas si l'employeur avait un motif légitime à exercer ce contrôle et s'il avait informé le salarié de celui-ci et de son étendue, si bien que la mise en balance des intérêts respectifs n'avait pas été correctement effectuée. Dans l'arrêt López Ribalda, il s'agissait de caissières espagnoles d'un supermarché, licenciées pour motif disciplinaire après avoir été filmées à leur insu sur leur lieu de travail par leur employeur qui les soupçonnait de vols, alors que le droit espagnol prévoit une obligation d'information préalable des salariés de l'existence d'une vidéosurveillance tout à fait semblable à celle existant en droit français. La Cour de Strasbourg a d'abord rejeté toute violation de l'article 8 par l'atteinte alléguée au droit au respect de la vie privée par la mesure de vidéosurveillance illicite, après avoir vérifié que le contrôle des juridictions nationales avait bien été effectué sur l'existence d'un motif légitime justifiant la mesure attentatoire et sur le caractère proportionné de celleci, c'est-à-dire adéquate à atteindre le but poursuivi et limitée au strict nécessaire, bref qu'une mise en balance entre les intérêts respectifs avait été faite, l'intérêt pour l'employeur «d'assurer la protection de ses biens et le bon fonctionnement de l'entreprise» pouvant justifier l'absence d'information préalable. Elle a ensuite écarté toute violation de l'article 6 par l'atteinte alléguée au droit à un procès équitable par l'utilisation des enregistrements comme preuve, en considérant qu'il n'y avait pas eu atteinte au caractère équitable de la procédure «dans son ensemble», y compris au regard de l'illégalité en question. La chambre sociale, par un arrêt dit «Petit Bateau»33, a tiré en 2020 les conséquences de cette jurisprudence dans une affaire où une salariée avait été licenciée pour avoir publié une photo de la nouvelle collection encore confidentielle de son employeur sur son compte Facebook, manquant ainsi à son obligation de confidentialité, photo dont l'employeur avait eu connaissance par une salariée «amie» sur le compte de l'intéressée et comme telle autorisée à y accéder (ce qui la différencie de notre présente affaire). La production de la photo en justice portait certes atteinte à la vie privée comme provenant d'un compte personnel, mais après avoir relevé qu'elle avait été divulguée à des «amis» travaillant dans le même milieu de la mode, la chambre en conclut qu'«Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile que le droit à la preuve peut justifier la production en justice d'éléments extraits du compte privé Facebook d'un salarié portant atteinte à sa vie privée, dès lors que cette production est indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte est proportionnée au but poursuivi.»
31 Bărbulescu c. Roumanie [GC], 5 septembre 2017, n°61496/08 32 López Ribalda et autres c. Espagne [GC], 17 octobre 2019, n°1874/13 et 8567/13 33 Soc.30 septembre 2020, n°19-12.058, publié P+B+R+I
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Si la chambre sociale, conformément à la jurisprudence européenne, fait désormais clairement34 la différence entre preuve illicite et preuve irrecevable, en imposant aux juges du fond de procéder à une balance des intérêts pour vérifier si son utilisation n'a pas porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie personnelle du salarié 35, elle s'est en revanche interdit jusqu'ici de reconnaître ce droit à la preuve et d'appliquer ce contrôle de proportionnalité en cas de preuve déloyale, suivant en cela la doctrine de la Cour posée par l'arrêt de l'Assemblée plénière du 7 janvier 201136, sur lequel il est important de s'arrêter pour comprendre la jurisprudence actuelle. Il faut en effet souligner qu'en jugeant qu' «Il résulte des articles 9 du code de procédure civile, 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, que l'enregistrement d'une conversation téléphonique réalisé à l'insu de l'auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve», la Cour a cassé l'arrêt de rébellion de la cour d'appel de Paris qui avait effectué un contrôle de proportionnalité au nom du droit à un procès équitable. L'avocat général avait pourtant conclu au rejet du pourvoi en rappelant que la CEDH laisse à la liberté des Etats la question de l'administration de la preuve sous réserve d'un contrôle strict de l'équité du procès et que, depuis son arrêt Schenk c/ Suisse du 1er juillet 1988, relatif à des enregistrements téléphoniques recueillis illégalement, en matière pénale comme en matière civile, elle énonce qu'“elle ne saurait exclure par principe, in abstracto, l'admissibilité d'une preuve recueillie de manière illégale” et qu'il importe seulement de rechercher si la procédure, considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, revêt un caractère équitable. L'Assemblée plénière a donc refusé de suivre cette position 37, montrant sa volonté, par le visa de l'article 6 de la Convention EDH, de fonder la loyauté dans l'administration de la preuve qu'elle érigeait pour la première fois en principe sur le droit conventionnel à un procès équitable. Et jusqu'à présent, la Cour de cassation dans son ensemble, hormis la chambre criminelle qui a sa jurisprudence propre comme il vient d'être vu, n'est pas revenue sur cette position de refus d'exercer un contrôle de proportionnalité en cas de preuve déloyale. La chambre commerciale - traditionnellement encline à exercer ce contrôle - si elle qualifie la pratique des «clients mystère» en matière de concurrence déloyale de stratagème déloyal38, a pourtant laissé malgré tout entrevoir une évolution par un arrêt
34 depuis l'arrêt AFP Soc., 25 novembre 2020, pourvoi n°17-19.523, publié : preuve
provenant d'un fichier de journalisation constituant un «traitement de données à caractère personnel» n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable auprès de la CNIL 35 Pour un raisonnement identique, voir l'affaire de la pharmacie à Mayotte (Soc., 10
novembre 2021, n°20-12.263), ou l'arrêt Klésia du 8 mars dernier, n°21-20797, sur des systèmes de vidéosurveillance ou de badge détournés de leur finalité. 36
Ass. plén., 7 janvier 2011, pourvois n°09-14.667, 09-14.316, Bull. Ass.pl.n°1
37 dans cette matière il est vrai un peu particulière, à la limite du pénal et du civil, où des
enregistrements clandestins avaient été utilisés pour prononcer une sanction alors que l'Autorité de la concurrence a des pouvoirs d'investigation propres 38 Com., 18 nov. 2008, n°07-13.365
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récent39, puisqu'à la critique de l'absence de contrôle de proportionnalité il est répondu qu'il n'avait pas été demandé à la cour d'appel de procéder à la recherche invoquée, - ce qui ne l'exclut donc pas. La chambre sociale, quant à elle, ne s'est pas prononcée, à ce jour, sur la nécessité d'une mise en balance des droits en matière de preuve déloyale. L'arrêt Petit Bateau précité, s'il continue d'affirmer le principe de la loyauté probatoire, n'a pas eu à répondre à cette question puisqu'il ne retient pas de déloyauté et l'arrêt Compagnie des transports strasbourgeois40, qui aurait pu s'en saisir à travers la contestation de la déloyauté de la preuve et la demande d'un contrôle de proportionnalité, l'a esquivée comme l'avait fait la chambre commerciale. Mais il est bien évident que l'intérêt jusqu'ici à distinguer les deux notions puisque leur régime juridique était différent, -seule la preuve déloyale restant «irrecevable» en tout état de cause à l'inverse de la preuve illicite-, pourrait bien disparaître si vous décidiez d'étendre ce contrôle de proportionnalité à la première. Or à mon sens, comme le soutient une grande partie de la doctrine41, il n'y a plus lieu de distinguer à cet égard preuve illicite et preuve déloyale. I.2 La nécessaire extension du contrôle de proportionnalité à la preuve déloyale On pouvait en effet préférer le raisonnement désavoué de l'arrêt de rébellion de la cour d'appel de Paris à l'arrêt de l'Assemblée plénière, et la doctrine 42 n'a pas manqué de relever que le fondement de l'article 6 donné au principe de loyauté de la preuve était pour le moins discutable, puisque la CEDH a toujours considéré que la notion de procès équitable n'incluait pas les règles probatoires qui relèvent des seuls droits nationaux et que les règles d'admissibilité des modes de preuve ne la concernaient pas. Le commentaire au rapport de la Cour de 2011 43 ne laisse pourtant aucun doute sur la volonté de l'Assemblée d'«affirmer son attachement au principe de la loyauté qui participe pleinement à la réalisation du droit fondamental de toute partie à un procès équitable». Or dans la hiérarchie des normes, le principe de loyauté probatoire, création purement prétorienne devenue principe général du droit français 44, ne peut s'imposer de manière absolue face au droit conventionnel à la preuve. Et ce d'autant que, ainsi qu'il a été vu, le droit à la vie privée, lui-même droit conventionnel reconnu par l'article 8 de la Conv.EDH, peut céder devant le droit à la preuve en fonction des circonstances suivant la balance des intérêts voulue par la CEDH. Car lorsque le droit 39 Com., 10 novembre 2021, pourvoi n°20-14.669
40 Soc., 8 mars 2023, pourvoi n° 20-21.848, publié Cf Dalloz Action, Droit et pratique de la procédure civile - Chapitre 221 - Preuves à conserver – Didier Cholet – 2021-2022, n°221-91 : « Désormais, (....) Une preuve pourra donc être admise même si elle est illicite ou déloyale et contraire au droit fondamental, si l'atteinte à ce dernier droit est nécessaire et proportionnée.». Voir encore G. Lardeux, Répertoire de droit civil, Preuve : règles de preuve – Les principes fondamentaux, n°407 41
42 Gwendoline Lardeux, «Le droit à la preuve : tentative de systématisation», RTDC. 2017, p.10 43 page 381 44 En droit comparé, on peut relever qu'il n'existe aucune irrecevabilité de principe de la preuve illicite
ni de distinction entre preuve illicite et preuve déloyale
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à la preuve se heurte à d'autres droits fondamentaux, puisqu'ils sont «d'égale valeur», selon la CEDH, le conflit de droits ne peut plus se résoudre selon une analyse hiérarchique mais par conciliation de ces droits, laquelle repose sur le principe de proportionnalité. L'arrêt de l'Assemblée plénière de 2011, antérieur aux deux derniers arrêts de la CEDH Bărbulescu et López Ribalda qui ont fait évoluer la jurisprudence sociale, ne peut donc plus constituer la doctrine de la Cour alors que la CEDH impose aux juges d'effectuer la balance des intérêts dans tous les cas de figure. Comment d'ailleurs un principe jurisprudentiel pourrait-il avoir plus de force qu'un texte de loi au regard de l'application d'un texte conventionnel ? Ou dit autrement, pourquoi une preuve déloyale, selon les circonstances relevées par le juge, resterait-elle irrecevable là où une preuve illicite, selon les critères impératifs posés par le législateur doit céder ? Y aurait-il un degré de gravité tel dans la déloyauté (que le législateur, n'aurait pas perçu) qu'il lui permettrait de surpasser un droit fondamental ? On peut en douter. On ne voit pas bien en réalité ce qui justifie qu'une preuve obtenue en violant la loi puisse suivre un régime plus favorable à son admission que celle obtenue par un stratagème, -du moins si celui-ci ne provoque pas le comportement à prouver. En réalité, il n'a plus lieu de distinguer une cause d'illicéité parmi d'autres en raison de la déloyauté de son obtention, distinction que la Cour européenne des droits de l'homme ne connaît pas, - pas plus qu'il n'y a lieu de distinguer entre les secrets protégés par la loi, dont certains seraient absolus et d'autres non, alors que le dernier état de la jurisprudence européenne montre qu'ils sont tous susceptibles d'être mis en balance avec le droit à la preuve. Et l'auteur précité45 peut s'interroger sur «les pouvoirs dont la CEDH a investi les juges, leur permettant de substituer leur propre appréciation de l'équilibre entre secrets juridiques et vérité judiciaire à celui adopté par le législateur», la loi pouvant dès lors être écartée «au mépris de toute sécurité juridique et du principe cardinal de la séparation des pouvoirs», il lui faut bien conclure qu' «il n'y a aucune raison que le respect de la loyauté probatoire reconnu par la Cour de cassation échappe à la confrontation circonstanciée au droit à la preuve.» D'autant que d'aucuns l'ont souligné - et la jurisprudence le démontre - un même comportement peut revêtir plusieurs qualifications et être illicite à plusieurs titres : être contraire à un texte spécifique (absence d'information préalable du salarié de l'existence du procédé de contrôle de son activité, par exemple), violer le respect dû à la vie privée (enregistrement permanent de l'activité d'un salarié) et être clandestin donc déloyal. Ainsi, il suffit qu'une filature soit critiquée sous l'angle non plus de la déloyauté mais de l'atteinte à la vie privée pour que la 1 ère chambre46 comme la chambre commerciale47 la soumettent à un contrôle de proportionnalité et valident finalement ce procédé de surveillance et de preuve qui pourrait être qualifié de déloyal puisque clandestin.
45 G. Lardeux, «La conciliation entre secrets juridiques et vérité judiciaire : méthode et sources du
droit en question», Rec. Dalloz 2023, p.898 46 1re Civ., 31 octobre 2012, pourvoi n°11-17.476, Bull. n°224 47 Com,1er décembre 2021,pourvoi n°19-22.135
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Or, si la technique et l'analyse juridiques sont impuissantes à fonder une telle exception à ce qui est devenu le régime général des preuves illicites, aucune raison de politique juridique ne peut à mon sens davantage la justifier. Quelle était en effet la finalité de la notion de preuve déloyale ? On l'a dit, il s'agissait d'écarter des preuves suspectes permettant de douter de leur fiabilité ou de leur moralité, en assurant ainsi, selon la doctrine, le respect par les parties d'une certaine loyauté dans la tenue du procès et, derrière celle-ci, le respect dû à l'institution judiciaire. Mais comme le relevait un auteur48, « où est la crédibilité d'une justice qui exige de ses juges de rendre une décision délibérément contraire à la vérité ? » Car si elle n'est pas la seule finalité du procès, le juge n'en doit pas moins rechercher la vérité des faits, et ce, dans un souci de meilleure acceptabilité de ses décisions par le justiciable. Un employeur peut assurément trouver choquant qu'un salarié indélicat, voleur, fraudeur, malhonnête en un mot, puisse recevoir la même indemnisation que s'il avait été abusivement licencié, au seul motif qu'il a été confondu par un moyen irrégulier et notamment «à son insu». Mais il n'est pas nécessairement le seul : les autres salariés aussi peuvent trouver choquant que leur collègue s'en tire à si bon compte. Ainsi, si l'exception de la preuve déloyale est parfois encore présentée comme un moyen de ne pas encourager des comportements processuels frauduleux, convient-il de s'interroger sur la légitimité d'une jurisprudence qui favorise (au sens de leur donner la faveur) des comportements frauduleux dans les relations contractuelles ou extracontractuelles elles-mêmes, en les couvrant du voile pudique de la preuve déloyale. Il n'est pas anodin de relever que la jurisprudence commerciale en la matière porte notamment sur des faits de concurrence déloyale précisément, que les fautes disciplinaires de salariés prouvées par des procédés clandestins recouvrent des comportements eux-mêmes clandestins et frauduleux (vols dans la caisse, activité clandestine au profit d'un concurrent), que les griefs conjugaux reprochés dans le cadre d'un divorce et prouvés par des moyens obtenus en toute indiscrétion à l'égard du conjoint correspondent à des violations secrètes des obligations du mariage. Il y a ainsi une certaine incohérence à favoriser la loyauté processuelle au détriment de la loyauté contractuelle, familiale ou sociale. Si l'on s'en tient aux raisons d'être de poser un principe de la loyauté de la preuve échappant au contrôle de proportionnalité, je ne vois guère que la nécessité d'assurer la fiabilité de la preuve qui pourrait justifier de maintenir une exception au régime des preuves illicites, exception cantonnée aux preuves obtenues par fraude ou violence, ce qui rejoint ainsi et la prohibition de l'article 3 de la Conv.EDH, et les limites posées par l'article 259-1 du code civil. Encore cette fraude devrait-elle être préalablement bien définie, puisque, traditionnellement laissée à l'appréciation des juges du fond, elle ne doit pas recouvrir, sans contrôle possible de votre part, des comportements qualifiés jusqu'ici de déloyaux, mais bien uniquement ceux consistant à «fabriquer» une preuve, à provoquer le comportement à prouver, comme le retient la chambre criminelle. Dans ces deux cas, preuve obtenue par extorsion ou provocation, le contrôle de proportionnalité doit être exclu. La seule déloyauté qui doit rendre la preuve irrecevable est celle qui la discrédite parce qu'elle la rend non fiable. Dans les autres cas, où les prétendus stratagèmes et autres procédés occultes ne servent qu'à révéler le comportement fautif à prouver et non à le créer, le contrôle doit s'exercer. 48 B. Bossu, «Loyauté et contrat de travail», Droit et Loyauté, Dalloz 2015 p.115
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J'ajoute que le dernier argument avancé par certains travaillistes pour craindre une telle avancée du droit à la preuve est que, marquant un recul de la loi impérative, elle ne profiterait qu'aux employeurs (la loi impérative étant nécessairement protectrice de la partie la plus faible en droit du travail). C'est oublier un peu vite que dans un procès prud'homal, la preuve est généralement entre les mains de l'employeur : rappelons que le premier arrêt de la chambre sociale en la matière a été rendu au profit d'un syndicat produisant des documents contenant des données personnelles sans justification de l'accord des salariés concernés pour établir un trouble manifestement illicite de la part de l'employeur49. Doit être aussi présente à l'esprit la difficulté qu'il peut y avoir pour un salarié à rapporter la preuve de ses allégations de manière licite, notamment par témoignage, alors que ses collègues se trouvent sous un lien de subordination avec l'employeur, et que témoigner n'est jamais facile. On pense au cas d'une salariée harcelée moralement ou sexuellement par son employeur ou un collègue qui produirait des enregistrements téléphoniques effectués à l'insu de son harceleur : son droit à la preuve doit lui permettre de faire état d'une preuve qui est, dans la jurisprudence actuelle, qualifiée de déloyale et donc non admise. Le Défenseur des droits s'est d'ailleurs prononcé en faveur de la recevabilité de tels enregistrements50, et tant le juge administratif51 que le juge pénal52 ont ouvert la brèche en la matière. Il est intéressant enfin de noter, afin d'enlever toute idée préconçue sur ce point, que le relevé établi par le SDER de la Cour de cassation des arrêts rendus par des cours d'appel les dix dernières années en matière de preuve déloyale montre que la majorité des cas de déloyauté retenue sont relatifs à une production par un salarié (24 cas) et non par un employeur (14 cas). Or dans la quasi-totalité des cas, la preuve est rejetée comme telle (le contrôle de proportionnalité n'étant effectué que trois fois). On le voit, rien ne me paraît justifier un maintien de votre jurisprudence. I.3. Application au présent litige Dans la présente affaire, la cour d'appel a-t-elle caractérisé un comportement déloyal de la part de l'employeur, comme vous le demandent les deux premières branches du moyen ? Il est constant qu'elle écarte l'existence d'un quelconque stratagème et ne retient comme déloyauté susceptible d'être reprochée à l'employeur que la seule violation du secret des correspondances, puisqu'il s'est servi de messages privés, trouvés et remis par le collègue remplaçant le salarié sur son ordinateur professionnel, échangés sur la messagerie personnelle de son compte Facebook resté ouvert. On peut déjà s'interroger sur la déloyauté du comportement du collègue lui-même qui n'a, selon ces constatations, usé d'aucun stratagème pour ouvrir la messagerie et s'est contenté de prendre connaissance indiscrètement du nouveau message. Certes il est indéniable que l'échange de courriels a bien été intercepté par le salarié tiers à l'insu de leurs auteurs, et c'est bien ce qui semble avoir inspiré la solution attaquée. Mais il 49 Soc., 9 novembre 2016, n°15-10.203, Bull.n°209, précité 50 avis du 25 janvier 2018, n°18-03 51 CE 21 juin 2019, n°424593 52 Crim, 31 janvier 2012, n°11-85464 : ce qui n'a rien d'étonnant compte tenu de sa conception
différente de la déloyauté, mais qui pose un problème sensible de divergence de jurisprudence dans une matière à la fois sociale et pénale
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ne peut y avoir, par définition, de violation du secret des correspondances sans prise de connaissance à l'insu et sans autorisation de leur auteur et de leur destinataire. Peut-on pour autant parler de déloyauté de ce fait, ce qui reviendrait à qualifier de déloyale toute preuve obtenue par une violation du secret des correspondances ? Rien dans la jurisprudence ne permet de l'affirmer, qui distingue preuve déloyale et violation du secret des correspondances et les traite donc différemment, en appliquant le contrôle de proportionnalité dans le dernier cas, - alors même que la violation du secret des correspondances est sanctionnée pénalement, ce qui montre la gravité de l'atteinte (article 226-15 du CP). La 1ère chambre a, en matière de divorce, un motif tiré de la loi, puisque l'article 259-1 du code civil n'interdit la production par un époux que d'éléments de preuve «qu'il aurait obtenus par violence et par fraude», ce qui l'a conduite à admettre la production d'un journal intime, de correspondances échangées par écrit ou par courriels trouvés sur l'ordinateur personnel du conjoint ou sur son portable, dès lors qu'il n'est pas établi qu'ils aient été obtenus par violence ou par fraude, ce qui correspond d'ailleurs à la jurisprudence de la CEDH53. Mais en dehors même de la matière du divorce, l'arrêt précité du 5 avril 201254 en matière de donation, dans lequel elle a posé pour la première fois le droit à la preuve et le principe du contrôle de proportionnalité, était relatif à une affaire de violation du secret des correspondances. La chambre commerciale ne juge pas différemment, qui exige de rechercher «si l'atteinte portée au secret des correspondances était nécessaire et proportionnée au but recherché»55, sans parler donc de preuve déloyale. La chambre sociale a examiné la question de la violation du secret des correspondances privées dans l'arrêt précité Petit Bateau du 30 septembre 2020. Mais dans cette affaire très proche de la nôtre, l'arrêt pourrait se lire en revanche autrement, puisqu'il commence par poser que «si en vertu du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, l'employeur ne peut avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve, la cour d'appel, qui a constaté que la publication litigieuse avait été spontanément communiquée à l'employeur par un courriel d'une autre salariée de l'entreprise autorisée à accéder comme « amie » sur le compte privé Facebook de Mme A., a pu en déduire que ce procédé d'obtention de preuve n'était pas déloyal." Si la réunion desdites circonstances (caractère spontané de la remise, accès autorisé au compte) conduit la chambre à dire qu'il n'y a pas preuve déloyale, autant dire qu'a contrario, si une seule manque, il y a déloyauté : ainsi, la personne non autorisée à prendre connaissance d'une lettre ou d'un courriel commet une violation du secret des correspondances qui s'analyserait en une preuve déloyale. On peut néanmoins trouver qu'il s'agit là d'une acception extensive de la déloyauté, même au sens où on l'entend à ce jour, la preuve n'ayant pas été recueillie par un procédé occulte mais par une simple indiscrétion du salarié tiers. De la part de l'employeur, la réponse me paraît encore plus claire, puisqu'il ne peut à mon sens y 53 MP /Portugal, 7 septembre 2021, n°27516/14 54 Cf.note 14 55 Com., 6 novembre 2012, pourvoi n° 11-30.551,
qui ne vise pas encore l'article 6 de la
Conv.SDH
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avoir de déloyauté en matière civile qui ne suppose une démarche personnelle pour obtenir une preuve à laquelle on ne peut pas avoir régulièrement accès, et qui n'existe pas en l'espèce puisque la preuve litigieuse lui a été spontanément remise par un autre salarié. Pour autant, l'employeur dans notre affaire n'en a pas moins porté atteinte à la vie privée du salarié titulaire du compte Facebook et plus précisément au secret des correspondances en utilisant cet échange privé comme motif de licenciement. Et cela, qu'il ait ou non consulté personnellement le compte privé, dès lors qu'il a utilisé un élément de preuve dont il savait qu'il avait été obtenu en violation du secret des correspondances. Ce qu'a jugé la cour d'appel mais sans exercer de contrôle de proportionnalité, comme il lui était demandé (page 16 des conclusions de l'employeur). Elle en avait elle-même rappelé la nécessité (page 6 de l'arrêt, 8 e paragraphe) mais n'a pas cru devoir l'effectuer puisqu'elle retenait le caractère déloyal de la preuve. Or, la protection du secret des correspondances entre dans celle de la vie privée dans la jurisprudence européenne (article 8). Les juges du fond, face à un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, le droit à la vie privée du salarié et le droit à la preuve de l'employeur, auraient donc dû effectuer un contrôle de proportionnalité stricto sensu : «Lorsque surgit un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, il faut opérer une mise en balance des intérêts en jeu.»56 ▸ A la question de savoir si la preuve produite en violation du secret des correspondances constitue une preuve déloyale qui ne serait pas soumise au contrôle de proportionnalité, il m'apparaît donc simple de répondre qu'elle ne constitue pas une preuve déloyale et, qu'en tout état de cause et quelle que soit la réponse sur le premier point, elle doit être soumise à un contrôle de proportionnalité. Vous pourriez donc en conclure que l'arrêt encourt la cassation, laquelle pourrait se faire de trois manières. Soit, comme vous le demande le moyen, en deux temps : En relevant d'abord que la cour d'appel, en retenant «un procédé d'obtention de la preuve déloyal», alors qu'elle avait constaté qu'il n'était pas établi que l'employeur ait usé d'un quelconque stratagème, et qui n'a caractérisé l'utilisation d'aucun procédé occulte, n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations. Puis en rappelant qu'il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi, et que la cour d'appel, en ne procédant pas à cette recherche, a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés. Mais comme indiqué en introduction, cette réponse apporte peu au regard du droit positif. Soit, parce qu'il serait donc regrettable de laisser passer l'occasion d'abandonner la différence de régime qui n'a plus de sens entre preuve illicite et preuve déloyale et de procéder à l'évolution de votre jurisprudence qu'exige la jurisprudence de la CEDH et qu'appelle la doctrine, en cantonnant l'exception au contrôle de proportionnalité au seul cas où les conditions d'obtention de la preuve font douter de sa fiabilité, à savoir la violence et la provocation. Vous pourriez ainsi casser sur les trois branches réunies, en ce que la cour d'appel, en relevant que l'employeur avait violé le secret des 56 arrêt M.P./Portugal, 7 décembre 2021, n°27516/14, §42
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correspondances sans procéder à la recherche réclamée, alors que seuls les cas d'extorsion et de provocation peuvent exclure le droit à la preuve et l'exercice d'un contrôle de proportionnalité, a ainsi privé de base légale sa décision. Cette solution a l'avantage d'uniformiser la jurisprudence de la Cour en l'alignant sur celle de la chambre criminelle, en recherchant la finalité première d'une notion jusqu'ici indéfinie, subjective et donc arbitraire, dans l'esprit et le respect de la jurisprudence de la CEDH. Vous pourriez enfin, sans vous attarder sur la 1ère branche du moyen qui ne fait qu'égarer le débat sur la preuve déloyale qui n'a doublement pas d'intérêt, - parce qu'elle n'est pas caractérisée ici et parce qu'il n'y a plus lieu de lui faire un régime spécial en vous mettant en porte-à-faux avec la jurisprudence européenne - casser directement sur la 3e branche, en montrant ainsi, indirectement, votre indifférence à la qualification de l'illicéité du comportement de l'employeur, qui doit, comme chaque partie, disposer d'un droit à la preuve qui interdit de rejeter par principe des débats une preuve quelle que soit sa qualification, sans avoir préalablement effectué un contrôle de proportionnalité. Les exceptions suggérées n'étant pas présentes dans le cas d'espèce, rien ne justifie d'en faire état aujourd'hui. Mais la cassation, pour évidente qu'elle paraît, n'est peut-être pas totalement satisfaisante au regard du contrôle de proportionnalité qui a été omis, et la réelle difficulté pourrait bien être de savoir jusqu'où vous devez répondre, et si vous devez exercer vous-même ce contrôle de proportionnalité.
II. L'exercice in concreto du contrôle de proportionnalité La 3ème branche ne vous invite pas, bien sûr, à effectuer vous-même ce contrôle, n'ayant aucun intérêt à perdre un degré de juridiction et donc d'appréciation dans cette balance qui risque de lui être défavorable. Mais les raisons sont fortes qui pourraient vous inciter à pousser votre examen de l'affaire jusque-là, au-delà du moyen proposé. D'abord, l'employeur ayant demandé ce contrôle de proportionnalité, le moyen était dans le débat et tous les éléments d'appréciation ont ainsi pu être débattus, sans crainte que certains éléments vous échappent. Ensuite, parce qu'il peut apparaître opportun de donner quelques guides aux juges du fond, qui ne sont pas encore très familiarisés avec ce contrôle (les travaillistes étant peut-être favorisés par la jurisprudence très abondante relative à l'article L.1121-1 du code du travail qui en contient déjà le principe). Enfin, parce que dans la présente affaire, où il s'agit d'un conflit entre deux droits également protégés conventionnellement, l'appréciation subjective est exclue et il vous appartient de rappeler les principes qui commandent cette mise en balance des droits, laquelle n'aboutit pas nécessairement à l'admission de la preuve litigieuse, comme certains semblent encore le craindre. Et j'ajouterais en dernier lieu : surtout si ces principes vous amènent à changer le sens de votre décision, et à sauver l'arrêt confirmatif attaqué.
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II.1. La méthode du contrôle de proportionnalité On le sait, la méthode du contrôle de proportionnalité implique la réunion de deux conditions, la nécessité et la proportionnalité. La nécessité implique la vérification du caractère indispensable de la preuve qui doit être la seule à pouvoir atteindre le but recherché. La proportionnalité stricto sensu invite à mettre en balance tous les intérêts en présence et à apprécier si un intérêt légitime justifie l'atteinte portée au droit fondamental de l'autre partie par celui qui se prévaut du droit à la preuve. La chambre sociale, s'inspirant de la jurisprudence de la CEDH, a développé cette méthodologie dans un arrêt publié très récent dans un cas de contrôle opéré par l'employeur 57, et offre quelques illustrations de sa compréhension des deux critères en question. S'agissant du critère de la nécessité, il faut rappeler que si elle exigeait initialement que le moyen de preuve soit «nécessaire» - terme employé par la CEDH - la chambre sociale entend désormais, comme les autres chambres civiles, qu'il soit «indispensable»58. Dès 2004, la jurisprudence relative au vol de documents par les salariés imposait déjà que ces documents obtenus frauduleusement soient «strictement nécessaires à leur défense» : si la défense du salarié pouvait être assurée autrement, le vol des documents n'était plus justifié. Les arrêts de son audience thématique du 8 mars dernier sont plus fermes encore. Dans le premier, l'employeur avait utilisé les enregistrements d'une vidéosurveillance - illicite puisque ne satisfaisant pas aux exigences de la loi dite «Informatique et libertés» - pour prouver les vols commis par une salariée. L'employeur disposait néanmoins d'un audit révélant les irrégularités, lequel n'avait pas été produit en justice. Les juges du fond - suivis par la chambre sociale59 - en concluent que l'employeur avait un autre moyen de preuve, rendant la production des enregistrements non indispensable. La cour d'appel aurait pu toutefois motiver différemment sa solution, car l'audit ne faisait que révéler les irrégularités de caisse, alors que les enregistrements démontraient les vols dans la caisse. Mais il fallait produire l'audit, ce que l'employeur n'avait pas fait. Plus que l'absence de caractère indispensable, il aurait été plus juste de cibler l'absence d'intérêt légitime préétabli. Dans un autre arrêt rendu le même jour60, les juges du fond avaient écarté la preuve issue d'un dispositif de badgeage considéré comme illicite et conclu au licenciement sans cause réelle et sérieuse en l'absence d'autres preuves établissant la faute des salariés. La motivation est censurée : ils auraient dû rechercher si «la preuve litigieuse n'était pas indispensable». La chambre sociale exige donc une condition objectivement caractérisable : si la preuve illicite est admise, c'est qu'elle est la seule entre les mains de l'employeur. Pour autant, il ne faudrait pas nécessairement comprendre que la preuve doive être «le seul moyen» à pouvoir atteindre le résultat recherché. La jurisprudence des autres 57 Soc., 8 mars 2023, n°21-17802 58 Soc, 11 décembre 2019, n°18-16516 59 Soc., 8 mars 2023, n°21-17.802 60 Soc., 8 mars 2023, Klésia, n° 21-20.797
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chambres montre que le critère peut être assoupli, - notamment lorsque l'atteinte au droit d'autrui est limitée (mais nous sommes déjà dans le second critère). Ainsi, la 1re chambre civile admet la preuve tirée d'une filature sur la voie publique d'un assuré prétendument handicapé démontrant sa parfaite autonomie contrairement aux constatations de l'expert judiciaire61 . S'agissant du critère de la proportionnalité, il convient de vérifier si la preuve est adéquate à atteindre le but légitime poursuivi par celui qui se prévaut du droit à la preuve, et si elle est limitée au strict nécessaire par rapport à celui-ci. Cette adéquation exige d'abord la détermination d'un intérêt légitime poursuivi par celui qui se prévaut du droit à la preuve. Dans la jurisprudence, tant de la CEDH que de la Cour de cassation, ont été retenus : le bon fonctionnement de l'entreprise 62, la confidentialité des affaires, la protection des biens de l'employeur ou la sanction des comportements discriminatoires à l'égard des salariés. Mais à mon sens, tous les intérêts sont a priori légitimes, sauf à être contraires à l'ordre public. Ce n'est qu'au stade de la proportionnalité stricto sensu, c'est-à-dire de la mise en balance, on va le voir, que l'intérêt en question aura un poids plus ou moins important. Mais il faut que ce but, ce motif, préexiste à la surveillance illicite, selon la jurisprudence européenne, qui proscrit le «fishing», le fait que l'employeur aille «à la pêche» à l'infraction. Cette adéquation implique aussi que la preuve soit limitée au strict nécessaire par rapport au but qu'elle poursuit, qu'il n'existe pas un mode moins attentatoire aux droits fondamentaux, ce qui n'a pas été retenu dans l'arrêt Bărbulescu en raison du caractère intrusif du contrôle du fait de son étendue63. A l'inverse, dans l'affaire Petit bateau, les juges du fond avaient constaté que «l'employeur s'était borné » à produire les seules captures d'écran essentielles du compte privé Facebook de la salariée pour les accepter, ce que relève la chambre sociale. C'est donc un examen in concreto d'espèces, de circonstances. C'est ce qu'attend la CEDH : une pesée, sur le fond, des intérêts, et non une appréciation sur la forme des preuves. C'est à ce niveau d'ailleurs que peut réapparaître le caractère déloyal de la preuve, et le caractère plus ou moins légitime du but poursuivi : dans la mise en balance, ils auront moins de poids. Mais si, dans le conflit opposant le droit à la preuve au respect de la vie privée qui inclut le secret des correspondances, la CEDH parle de droits «d'égale valeur» s'agissant de deux droits fondamentaux pareillement protégés (article 6 vs article 8), il faut bien voir qu'il existe néanmoins une sorte de hiérarchie dans la balance entre ces droits, puisque c'est le premier qui cédera toujours devant le second, puisque c'est lui qui doit remplir les conditions susvisées. C'est-à-dire que pour porter atteinte au secret
61 1e Civ., 31 octobre 2012, n°11-17476, Bull n°24 : mais une contre-expertise aurait-elle été aussi
efficace, on peut en douter 62 par le contrôle des communications électroniques : arrêt CEDH, 5 septembre 2017, n° 61496/08,
aff. Bărbulescu contre Roumanie, précité 63 venant conforter, 16 ans plus tard, le principe posé par l'arrêt Nikon de la chambre sociale du 2
octobre 2001, n°99-42.942, Bull n°291
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des correspondances privées, il faut que le droit à la preuve soit justifié par un motif légitime particulièrement sérieux. II.2. L'application à la présente affaire Dans la présente affaire, quel est le motif qui pouvait légitimer l'utilisation par l'employeur dans une procédure disciplinaire d'une correspondance purement privée entre deux salariés tenant des propos dégradants sur un collègue et leur supérieur hiérarchique ? Il faut à cet égard relire la lettre de licenciement parfaitement motivée qui invoque deux raisons. - La paix sociale dans l'entreprise ? Oui, mais elle aurait sans doute pu être tout aussi bien sauvegardée en n'enclenchant pas une procédure de licenciement disciplinaire fondée sur cet échange privé, dont la victime n'était pas destinataire et auquel elle n'était pas autorisée à accéder (élément que la chambre a justement introduit dans l'arrêt Petit Bateau, même s'il était placé au niveau de l'appréciation du caractère déloyal et non du contrôle). - La lutte contre des propos homophobes, et donc à travers elle, l'obligation de sécurité de l'employeur qui doit prendre toute mesure de nature à protéger ses salariés ? Mais, si les deux protagonistes de l'échange traitaient en termes orduriers leur collègue intérimaire de «pédé» qui «fuck» son chef pour obtenir sa promotion, on peut se demander si le propos ne relevait pas davantage d'une accusation ordurière d'avancement injustifié que d'une intention purement homophobe. En tout état de cause, l'échange ne tombait pas sous le coup de l'infraction d'injure privée à caractère homophobe, contrairement à ce qu'affirme la lettre de licenciement, dès lors que l'intéressé n'en était pas destinataire. Il n'était pas destiné à blesser celui qui y était visé. Il n'y aurait donc pas eu atteinte aux personnes ni trouble à la bonne marche de l'entreprise si les propos n'avaient pas été mis sur la place publique par l'intéressé d'abord, par l'employeur ensuite. Autant dire que c'est la violation du secret des correspondances qui est à l'origine même du préjudice subi par le salarié intérimaire et donc de la justification invoquée par l'employeur à l'appui de sa production litigieuse. Certes, on peut en dire autant de toutes les preuves violant le secret des correspondances : ainsi un époux trompé n'aurait pas eu connaissance de son infortune, et au-delà de la violation par son conjoint de ses obligations conjugales, s'il n'était pas allé indiscrètement consulter le portable de ce dernier. Mais cette affaire présente une autre dimension qu'il faut nécessairement souligner et prendre en compte dans la balance des intérêts. En protégeant le droit au respect de la correspondance, l'article 8 de la Conv.EDH a certes pour objet de protéger une des facettes de la vie privée à laquelle il le rattache. Mais il va bien au-delà et la jurisprudence européenne a eu l'occasion de le souligner, il protège par là-même aussi la liberté d'expression. Et c'est assurément un aspect essentiel de la présente affaire, dans laquelle le caractère privé de l'échange litigieux ne résulte pas de son contenu, puisqu'il est en lien avec le milieu professionnel et ne touche en rien à l'intimité de la vie privée de ses auteurs64 mais bien uniquement du 64 au sens où l'entend la 1e chambre civile, c'est-à-dire concernant leur santé, leur patrimoine ou leur
vie affective (1ère Civ., 16 octobre 2008, n°07-11.810, Bull n°225)
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mode utilisé pour l'échange : la messagerie du compte personnel Facebook, que l'employeur n'a pas le droit d'ouvrir en raison de son caractère par nature privé 65. Or en utilisant ce mode de communication, leurs auteurs avaient conscience de pouvoir échanger librement, sans retenue, en raison de leur confiance en leur interlocuteur. C'est pourquoi il ne peut y avoir ici injure privée car le propos n'était pas destiné à la personne visée. Le fait que les propos aient été tenus non pas sur un «mur» Facebook accessible à un nombre plus ou moins grand de personnes mais sur la messagerie personnelle leur enlevait tout impact potentiel et donc n'était pas de nature à causer un dommage à quiconque. Cette liberté-là de ton et de parole doit nécessairement être protégée dans une société démocratique. Je pense donc que vous pourriez sauver l'arrêt attaqué en réintroduisant la protection du secret des correspondances privées, non pas au stade de l'admissibilité de la preuve comme l'a fait la cour d'appel, mais au stade du contrôle de proportionnalité et de la mesure de l'atteinte portée au regard de sa justification. ▸ Cela pourrait donc vous amener, après avoir posé le principe que l'illicéité d'un moyen de preuve, quelle que soit la nature de celle-ci, n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, à rejeter le pourvoi par un moyen substitué : Ayant relevé que «les propos litigieux, qui avaient été tenus sur une messagerie à caractère personnel, à laquelle le plaignant n'avait pu avoir accès que suite à une démarche active d'ouverture à laquelle il n'était pas autorisé, n'avaient pas vocation à être rendus publics en dehors des deux participants à l'échange», ce qui leur retirait tout caractère d'infraction portant atteinte aux personnes et tout impact potentiel sur la bonne marche de l'entreprise, il en résulte que l'atteinte portée au secret des correspondances n'était pas proportionnée au but poursuivi, et l'arrêt attaqué a pu en déduire qu'ils ne pouvaient servir de fondement au licenciement disciplinaire prononcé.
Tel est le sens de mon avis.
65 Cf. note 1
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