Cass. crim., Conclusions, 12-05-2023, n° 22-80.057
A85042RE
Référence
AVIS DE M. MOLINS, PROCUREUR GÉNÉRAL
Arrêt n° 668 du 12 mai 2023 – Assemblée plénière Pourvoi n° 22-80.057 Décision attaquée : Arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, 7e section, en date du 18 février 2021. Association [1] C/ M. [S] [R] _________________
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PLAN Rappel des faits et de la procédure I – SUR L'OPPOSITION CONTRE L'ARRÊT DE LA CHAMBRE CRIMINELLE DU 24 NOVEMBRE 2021 I – 1. Une opposition recevable I – 2. Une opposition emportant l'annulation de l'arrêt du 24 novembre 2021 II – SUR LE POURVOI CONTRE L'ARRÊT DE LA CHAMBRE DE L'INSTRUCTION DU 18 FEVRIER 2021 II – 1. Sur le moyen tiré de la violation de la condition de double incrimination (1ère branche du 1er moyen) II – 1.1. Position de la question II – 1.1.1. L'absence d'incrimination spécifique du crime contre l'humanité en droit syrien II – 1.1.1.1. La définition du crime contre l'humanité en droit français II – 1.1.1.2. Une incrimination inexistante en tant que telle en droit syrien II – 1.1.2. La contestation tirée de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale II – 1.1.2.2. La contestation articulée devant la chambre de l'instruction II – 1.1.2.3. Le moyen du pourvoi et la question posée II – 1.1.3. Les enjeux de la question II – 1.1.3.1. Des enjeux procéduraux cruciaux II – 1.1.3.2. Des enjeux fondamentaux de politique pénale II – 1.2. Des restrictions à la compétence universelle ne comportant pas l'exigence d'une identité de qualification II – 1.2.1. La compétence universelle de la France en matière de crimes contre l'humanité II – 1.2.1.1. Le Statut de Rome ratifié par la France II – 1.2.1.2. La loi du 9 août 2010 et l'article 689-11 du code de procédure pénale II – 1.2.2. Des restrictions fortement critiquées II – 1.2.2.1. Une compétence restrictive II – 1.2.2.2. Un mécanisme critiqué II – 1.2.3. Une condition de double incrimination se prêtant à une interprétation souple II – 1.2.3.1. Une interprétation souple conforme à la volonté du législateur 2
II – 1.2.3.2. Une interprétation souple favorisée par la lettre de l'article 689-11 du code de procédure pénale II – 1.2.3.3. Une interprétation souple en cohérence avec la solution retenue dans d'autres cadres a)
La condition de réciprocité d'incrimination pour l'exercice de poursuites en France
b)
La condition de double incrimination en matière d'extradition : le double contrôle du juge judiciaire et du juge administratif
II – 1.3. Appréciation conclusive II – 2. Sur le moyen tiré de la question de l'immunité prévue par le droit syrien (2ème branche du 1er moyen) II – 3. Sur le moyen tiré de l'absence de déclinaison de sa compétence par la Cour pénale internationale (3ème branche du 1er moyen) II – 4. Sur le moyen tiré de l'insuffisance d'indices graves ou concordants (2ème moyen)
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Rappel des faits et de la procédure Le 18 décembre 2017, l'Office français pour la Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA), a porté à la connaissance du pôle spécialisé du parquet de Paris sa décision prise le 25 août 2017 d'exclure de la protection internationale le nommé [S] [R], ressortissant syrien. La décision de rejet de la demande d'asile déposée par l'intéressé était motivée par l'existence de raisons plausibles de soupçonner que celui-ci s'était rendu coupable d'agissements relevant de l'article 1Fc) de la Convention de Genève 1, et d'avoir participé à la répression de manifestations de l'opposition au régime syrien, ainsi qu'à l'arrestation de civils à l'occasion de ces événements et lors d'opérations de contrôles sur des barrages, faits commis de 2011 à 2013 alors qu'il avait été mobilisé comme réserviste de l'armée syrienne au sein de la branche 295 puis de la branche 40 de la Direction des Renseignements Généraux. Il résultait des documents transmis par l'OFPRA que M. [S] [R] avait connaissance du fait que les personnes qu'il arrêtait pourraient ensuite être soumises à la torture. L'un des documents annexés à la décision de rejet de la demande d'asile de l'OFPRA faisait état de l'ouverture par le parquet de Paris, en septembre 2015, d'une enquête des chefs de crimes contre l'humanité à la suite de la publication du Rapport César, contenant près de 55 000 photographies de corps torturés dans les prisons syriennes, dont 11 000 authentifiées par des experts. Les branches 251 et 295 de la Direction des Renseignements Généraux syriens étaient citées dans ce rapport comme celles dont provenaient un grand nombre de ces clichés. Le 9 janvier 2018, le parquet de Paris ouvrait une enquête préliminaire des chefs d'actes de torture, de crimes contre l'humanité et complicité de ces crimes qui donnait lieu, le 12 février 2019, à l'interpellation de M. [S] [R] à [Localité 2]. Le 15 février 2019, le parquet de Paris ouvrait une information judiciaire contre M. [S] [R] des chefs d'actes de torture et de barbarie, crimes contre l'humanité et complicité de ces crimes. Le même jour, celui-ci, était mis en examen pour s'être en Syrie, à [Localité 3] entre mars 2011 et fin août 2013 rendu complice des actes suivants, notamment en tant que réserviste affecté à la direction des renseignements généraux au sein de la branche 251 [Localité 4] en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile, à savoir sur des personnes identifiées par le régime syrien comme des opposants politiques réels ou supposés ou des membres de leur famille pouvant être des mineurs, dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique : 1
Convention de Genève relative au statut des réfugiés 28 juillet 1951 : Article 1 F Les dispositions de cette convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : a) qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ; b) qu'elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admises comme réfugiées ; c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
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emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, torture, viol, atteinte volontaire à la vie en l'espèce, notamment en participant à l'identification des manifestants, à la répression armée des manifestants, à des arrestations arbitraires et aux mauvais traitements infligés aux personnes arrêtées (complicité de crime contre l'humanité).
Il était placé en détention provisoire. Par requête déposée le 12 août 2019, M. [S] [R] a sollicité que soit prononcée la nullité du procès-verbal d'interpellation, de sa garde-à-vue et de l'ensemble des actes subséquents, notamment sa mise en examen. Il a fait valoir que les juridictions françaises étaient incompétentes, en ce que la Syrie n'est pas un Etat partie au statut de Rome, que les crimes contre l'humanité ne sont pas incriminés en Syrie et qu'il n'est pas rapporté la preuve de ce que la Cour pénale internationale aurait décliné sa compétence. Il a par ailleurs fait valoir qu'il n'existait pas, en l'espèce, d'indices graves ou concordants à son encontre. Par un arrêt rendu le 18 février 2021, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris a dit n'y avoir lieu à annulation. Le même jour, M. [S] [R] a formé un pourvoi en cassation. Par ordonnance du 17 mai 2021, le président de la chambre criminelle a ordonné l'examen immédiat du pourvoi. La chambre criminelle, par arrêt du 24 novembre 2021, a cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt attaqué et déclaré incompétentes les juridictions françaises pour connaître des poursuites engagées contre le demandeur. Elle a par ailleurs renvoyé la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de Paris autrement composée pour qu'il soit à nouveau jugé sur les conséquences de cette incompétence sur la régularité des actes de la procédure. La chambre, au visa de l'article 689-11 du code de procédure pénale, a motivé sa décision dans les termes suivants : « 7. Pour rejeter l'exception présentée par le demandeur, portant sur l'incompétence des juridictions françaises, l'arrêt attaqué, après avoir rappelé les termes de l'article 689-11 du code de procédure pénale et relevé que la Syrie n'avait pas ratifié la Convention de Rome, portant statut de la Cour pénale internationale, retient que, si les crimes contre l'humanité ne sont pas expressément visés comme tels dans le code pénal syrien, celui-ci incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture. 8. Les juges énoncent que la Constitution syrienne de 2012 interdit la torture et qu'en vertu de ce texte, toute violation de la liberté personnelle ou de la protection de la vie personnelle ou de tous autres droits ou libertés publiques garantis par la Constitution est considérée comme un crime qui est puni par la loi. 9. Ils ajoutent que la Syrie est partie à de nombreux autres traités, parmi lesquels les conventions de Genève dont la IVe prohibe, notamment, les meurtres de civils, la
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torture, les exécutions sommaires, et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantissant le droit à la vie et interdisant la torture. 10. La chambre de l'instruction en déduit que le droit syrien, même s'il n'incrimine pas, de manière autonome, les crimes contre l'humanité, réprime les faits qui le constituent et qui sont à l'origine de la poursuite dans l'affaire dont elle est saisie. 11. En se déterminant ainsi la cour d'appel a violé le texte susvisé pour les raisons suivantes. “12. Les crimes contre l'humanité sont définis au chapitre II du sous-titre Ier du code pénal, et nécessairement commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique. 13. Dès lors, l'exigence posée par l'article 689-11 du code de procédure pénale, selon laquelle les faits doivent être punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis, inclut nécessairement l'existence dans cette législation d'une infraction comportant un élément constitutif relatif à une attaque lancée contre une population civile en exécution d'un plan concerté.” Le 7 décembre 2021, [1] ([1]), partie civile dans la procédure, a, par le biais de son avocat, formé opposition contre cet arrêt précisant n'avoir reçu ni notification du pourvoi en cassation formé par M. [R], ni notification du mémoire ampliatif déposé au soutien de ce pourvoi. La SCP Piwnica et Molinié constituée pour la [1] a déposé un mémoire au soutien de cette opposition. Le 6 mai 2022, la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy s'est constituée en défense pour les intérêts de M. [S] [R] et a produit un mémoire en défense. La [2], a produit des observations, reprenant les moyens proposés par la [1]. Le 29 août 2022, le procureur général près la Cour de cassation a requis le renvoi de l'affaire devant l'Assemblée plénière de la Cour qui a été ordonné par ordonnance du premier président de la Cour de cassation en date du 9 septembre 2022.
I – SUR L'OPPOSITION CONTRE L'ARRÊT DE LA CHAMBRE CRIMINELLE DU 24 NOVEMBRE 2021 I - 1. Une opposition recevable Aux termes des dispositions des articles 579 et 589 du code de procédure pénale, la partie qui n'a pas reçu la notification du pourvoi et/ou du mémoire ampliatif prévue aux articles 578 et 588 du même code, a le droit de former opposition à l'arrêt rendu par la Cour de cassation, par déclaration au greffe de la juridiction qui a rendu la décision. Le droit de former opposition n'est toutefois ouvert qu'en cas de cassation. En l'espèce, l'arrêt rendu par la chambre criminelle est bien un arrêt de cassation. Il ressort par ailleurs de l'examen des pièces du dossier et des vérifications faites par le greffe de la chambre criminelle, que la [1], partie civile dans la procédure, n'a ni reçu notification du pourvoi en cassation formé par M. [R], ni ne s'est vu notifier le mémoire ampliatif déposé au soutien du pourvoi. Ce point n'étant d'ailleurs pas contesté. 6
La [1], partie civile dans la procédure, est bien une partie intéressée au pourvoi au sens des articles 579 et 589 du code de procédure pénale, dès lors que la décision à intervenir de la Cour de cassation, portant sur la régularité d'un arrêt statuant sur une demande de nullité d'actes de la procédure, est susceptible de lui faire grief 1. Enfin, conformément à la jurisprudence de la chambre criminelle2, l'opposition a été régulièrement formée auprès du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris. En conséquence, l'opposition formée par la [1] à l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021, paraît recevable. I – 2. Une opposition emportant l'annulation de l'arrêt du 24 novembre 2021 Il résulte des quelques arrêts rendus par la chambre criminelle sur opposition que celleci n'emporte l'annulation de l'arrêt qui en fait l'objet que si elle apparaît à la fois recevable et bien fondée. La chambre criminelle fait donc dépendre les effets de l'opposition de l'existence et de la pertinence des moyens produits à son soutien. Si l'opposition, quoique recevable, n'apparaît pas bien fondée, la chambre la rejette, laissant ainsi subsister l'arrêt frappé d'opposition[1]. Si au contraire, les moyens produits à l'appui de l'opposition font apparaître que la solution retenue par l'arrêt frappé d'opposition pourrait ou devrait être remise en cause, la chambre criminelle juge l'opposition recevable et bien fondée et déclare l'arrêt de cassation nul et non avenu avant de statuer de nouveau sur le pourvoi lors d'une audience ultérieure [2]. On perçoit aisément les avantages de cette solution qui permet d'éviter de déclarer nul un arrêt auquel se substituerait un arrêt rendu dans des termes en tous points identiques. Elle présente néanmoins l'inconvénient de faire apparaître l'opposition comme un recours tendant à contester le bien-fondé de l'arrêt qui en est l'objet alors qu'elle n'a en réalité pour finalité que de faire constater l'irrégularité de la procédure au terme de laquelle cet arrêt a été rendu, tenant à ce que toutes les parties intéressées n'ont pas été mises en mesure de faire valoir leurs arguments. En outre, la solution conduit à porter deux appréciations successives sur le fond : une première fois, de manière sommaire, lors de l'examen de l'opposition et, une seconde fois, en cas d'annulation, lors du réexamen du pourvoi. Aussi, dès lors que le code de procédure pénale ne contient aucune disposition spécifique relative aux effets de l'opposition à un arrêt de la Cour de cassation, il apparaît plus cohérent d'appliquer la solution de droit commun énoncée à l'article 489 de ce code qui dispose que « le jugement par défaut est non avenu dans toutes ces dispositions si le prévenu forme opposition à son exécution ». Il vous est donc proposé de considérer, conformément au principe de l'effet extinctif de l'opposition, que l'opposition déclarée recevable emporte la mise à néant de l'arrêt 1 Crim., 29 octobre 1990, pourvoi n° 87-81.568, Bull. crim. 1990 n° 360.
2 Crim., 27 octobre 1966, pourvoi n° 66-90.704, Bull. crim. n° 242 et Crim., 24 juin 1987, pourvoi n° 87-80.880, Bull. crim. 1987 n° 264. [1] Crim., 8 novembre 2006, pourvoi n° 06-82.255 ; Crim., 14 février 2007, pourvoi n° 06-86.353 ; Crim., 16 octobre 2002, pourvoi n° 01-87.082 ; Crim., 9 octobre 1990, pourvoi n° 89-84.795, Bull. crim. 1990 n° 335. [2] Crim., 16 octobre 2018, pourvoi n° 17-85.698 ; Crim., 17 novembre 2020, pourvoi n° 18-84.090 ; Crim., 28 mai 2003, pourvoi n° 02-83.503.
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rendu et le réexamen du pourvoi et d'affirmer ainsi que c'est exclusivement l'irrégularité de la procédure au terme de laquelle l'arrêt frappé d'opposition a été rendu qui emporte son annulation. Au demeurant, c'est la solution que vous retenez lorsqu'est mise en œuvre la procédure prétorienne de rabat d'arrêt qui est, d'une certaine manière, pour le demandeur, le pendant de l'opposition. En l'espèce, la recevabilité de la présente opposition vous amènera à déclarer l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021 nul et non avenu. Il revient ainsi à votre Assemblée plénière de statuer de nouveau sur le bien-fondé du pourvoi régulièrement formé par M. [R] contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de Paris en date du 21 janvier 2021. Dans ce cadre, le mémoire de la [1] déposé au soutien de l'opposition, bien que contestant les motifs de l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021, devra être regardé comme un mémoire en défense aux arguments développés par le pourvoi de M. [R], arguments auxquels avait justement fait droit, pour partie, la chambre criminelle.
II - SUR LE POURVOI CONTRE L'ARRÊT DE LA CHAMBRE DE L'INSTRUCTION DU 18 FEVRIER 2021 II – 1. Sur le moyen tiré de la violation de la condition de double incrimination (1ère branche du premier moyen) II – 1.1. Position de la question II – 1.1.1. L'absence d'incrimination spécifique du crime contre l'humanité en droit syrien II – 1.1.1.1. La définition du crime contre l'humanité en droit français “Atteintes à des valeurs essentielles de civilisation universellement reconnues, les crimes contre l'humanité se présentent d'abord comme des infractions internationales.” 3 Historiquement, c'est le statut du tribunal militaire international de Nuremberg qui, en son l'article 6 c), les définit pour la première fois, comme “l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime ». Le code pénal de 1994 introduira à son article 212-1 une première définition de ces crimes dans notre législation pénale, comme étant : « La déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d'exécutions sommaires, d'enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d'actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile sont punies de la réclusion criminelle à perpétuité. » La loi d'adaptation à l'institution de la Cour pénale internationale a modifié substantiellement l'article 212-1 du code pénal afin d'être au plus près de la définition 3 Droit pénal général, F. Desportes et F. Legunehec, Economica, 16ème édition
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prévue à l'article 7§ 1 du Statut de Rome4, notamment au regard de la liste des actes criminels sous-jacents, constitutifs d'un crime contre l'humanité. En revanche, là où le Statut de Rome exige seulement que les actes sous-jacents soient « commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque », notre code pénal ajoute que ces actes doivent également être commis « en exécution d'un plan concerté »5, donnant ainsi à ces crimes une définition plus restrictive que celle prévue par le droit international.6 4 Article 7§1 du Statut de Rome : “Aux fins du présent Statut, on entend par crime
contre l'humanité l'un quelconque des actes ci-après lorsqu'il est commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque : a) Meurtre ; b) Extermination ; c) Réduction en esclavage ; d) Déportation ou transfert forcé de population ; e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; f) Torture ; g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; i) Disparitions forcées de personnes ; j) Crime d'apartheid ; k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.” L'article 212-1 du code pénal expose que : “Constitue également un crime contre l'humanité et est puni de la réclusion criminelle à perpétuité l'un des actes ci-après commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique : 1° L'atteinte volontaire à la vie ; 2° L'extermination ; 3° La réduction en esclavage ; 4° La déportation ou le transfert forcé de population ; 5° L'emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; 6° La torture ; 7° Le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; 8° La persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ; 9° La disparition forcée ; 10° Les actes de ségrégation commis dans le cadre d'un régime institutionnalisé d'oppression systématique et de domination d'un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l'intention de maintenir ce régime ; 11° Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou psychique (...)”. 5
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Il résulte d'une étude de droit comparée élaborée par la DAEI que cette notion d'«
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II – 1.1.1.2. Une incrimination inexistante en tant que telle en droit syrien Par ailleurs, des recherches ayant pu être effectuées7, il semble qu'aucune disposition du droit interne syrien ne réprime expressément les crimes contre l'humanité auxquels il n'est fait référence ni dans le code pénal, ni dans les différentes lois en vigueur, étant rappelé que la Syrie n'a pas ratifié le Statut de Rome.8 De plus, dès lors que le droit pénal international n'est pas d'applicabilité directe9 , que la Syrie n'a ratifié aucune Convention relative à la répression des crimes contre l'humanité10 et que la loi syrienne ne renvoie pas à la coutume internationale pour la répression des crimes internationaux, il ne semble pas possible de considérer que la loi syrienne incrimine les crimes contre l'humanité. En revanche, le code pénal syrien du 22 juin 1949 incrimine le meurtre 11, les violences12, le viol13, la séquestration14 et la torture dans le cas particulier d'extorsion d'aveux et de renseignements15. La torture est également interdite par la Constitution16 et sa répression a été renforcée de manière récente par la loi n°16 du 28 mars 2022 relative à la criminalisation de la torture qui l'incrimine désormais formellement et prévoit de lourdes sanctions pénales. Aucune circonstance aggravante de ces infractions ne fait en revanche référence à un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ou à une attaque généralisée ou systématique17. II – 1.1.2. La contestation tirée de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale exécution d'un plan concerté » ne figure pas dans la législation des pays suivants : Allemagne, Belgique, Espagne, Pays-Bas, Suède et Suisse, in « Crimes de guerre - crimes contre l'humanité -Incriminations nationales », DAEI, Secrétariat général de la Chancellerie, 4 novembre 2022 (note versée aux débats). Voir notamment « Syrie : crimes contre l'humanité et crimes de guerre », DAEI, Secrétariat général de la Chancellerie, 4 novembre 2022 (note versée aux débats). 8 Seul l'article 28 de “l'instruction d'explication et d'exécution de la loi relative à l'organisation des réseaux sociaux et à la lutte contre les crimes informatiques” de 2012 relative à “l'application des lois pénales” mentionne parmi “les formes les plus importantes de ces crimes, à titre d'exemple”, “l'aide ou l'incitation par la voie électronique à la commission de crimes contre l'humanité” – « Syrie : crimes contre l'humanité et crimes de guerre », DAEI, Secrétariat général de la DAEI, 4 novembre 2022 9 André Huet et Renée Koering-Joulin « Droit pénal international », PUF, coll. Thémis, 3ème édition, 2005, p.95 cité au rapport. 10 Note de la DAEI précitée 11 Articles 533 et suivants du code pénal syrien 12 Articles 540 et suivants du code pénal syrien 13 Articles 489 et suivants du code pénal syrien 14 Articles 555 et suivants du code pénal syrien 15 Article 391 du code pénal syrien 16 Article 53 de la Constitution syrienne de 2012 17 La notion de “plan concerté” se trouve uniquement au chapitre II du code pénal syrien, intitulé “Des atteintes aux droits et aux devoirs civiques” qui réprime “toute entrave à l'exercice des droits ou à l'accomplissement des devoirs civiques d'un syrien, commise par menace, voies de fait ou tout autre moyen de contrainte physique ou morale” (art. 319) lorsque ce fait “aura été commis en vertu d'un plan concerté pour être mis à exécution sur tout le territoire de l'Etat, ou dans plusieurs localités” (art. 320). 7
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II – 1.1.2.1. La contestation articulée devant la chambre de l'instruction Hors les cas où la Cour pénale internationale est compétente pour en connaître en application des dispositions du sous-titre Ier du titre Ier du livre IV, l'article 689-11 du code de procédure pénale, créé par la loi n° 2010-930 du 9 août 201018, confère aux juridictions pénales françaises compétence pour connaître des crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale, indépendamment de la nationalité de l'auteur ou de la victime. Dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 applicable en la cause, il dispose que « peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger l'une des infractions suivantes : 1° Le crime de génocide défini au chapitre Ier du sous-titre Ier du titre Ier du livre II du code pénal ; 2° Les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre Ier, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée; 3° Les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée (…) ». Dans sa requête en nullité, M. [R] a soutenu que les juridictions françaises étaient incompétentes pour connaître des crimes contre l'humanité lui étant reprochés dès lors, notamment, qu'en l'absence d'incrimination spécifique de ces crimes dans le droit pénal syrien, la condition de double incrimination prévue par les dispositions précitées en leur 2° n'était pas remplie. II – 1.1.2.2. Les motifs de l'arrêt attaqué Pour écarter cette argumentation, l'arrêt attaqué énonce : “a) Sur la première condition : "Les faits doivent être punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis, ou cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité doit être partie au Statut de Rome", La République arabe syrienne a signé la convention portant statut de la Cour Pénale Internationale le 29 novembre 2000, mais ne l'a jamais ratifiée. Elle n'est donc pas partie à cette convention, au sens de l'article 689-11 2° du code de procédure pénale. Et, la première condition n'exige pas que l'Etat punisse « les crimes contre l'humanité », mais seulement que les « faits » concernés soient incriminés, même sous une autre qualification. » En conséquence, après avoir rappelé les termes de l'article 212-1 du code pénal, la chambre de l'instruction juge : « Ainsi, les crimes contre l'humanité visent à protéger « un groupe de population civile » contre des atteintes à l'intégrité physique ou psychique de ses membres. En l'espèce, si les crimes contre l'humanité ne sont pas expressément visés comme tels dans le Code pénal syrien, celui-ci incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture (articles 489, 533, 534, 535, 540, 555 et suivants...). La Constitution syrienne de 2012 interdit au demeurant la torture et ajoute que la sanction de tels actes est déterminée par la loi (article 53, alinéa 2).
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loi n° 2010-930 du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale
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En outre, en vertu de l'article 54 de cette Constitution, “Toute violation de la liberté personnelle ou de la protection de la vie personnelle ou de tous autres droits ou libertés publiques garantis par la Constitution est considérée comme un crime qui est puni par la loi”. Enfin, la Syrie est partie à de nombreux autres traités, parmi lesquels les Conventions de Genève (dont la IVème prohibe les meurtres de civils, la torture, les exécutions sommaires, etc.) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (garantissant le droit à la vie et interdisant la torture). Or ces crimes sont des éléments constitutifs du crime contre l'humanité. Partant, ce moyen sera rejeté. » II – 1.1.2.3. Le moyen du pourvoi et la question posée Par la première branche de son premier moyen, tirée de la violation de l'article 689-11 du code de procédure pénale, le pourvoi fait grief à la chambre de l'instruction d'avoir jugé que la condition de double incrimination exigée par ce texte était remplie dès lors que le droit syrien incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et la torture, actes sous-jacents du crime contre l'humanité, sans constater que la Syrie aurait été partie au Statut de Rome et alors même que les crimes contre l'humanité ne sont pas expressément visés comme tels dans le code pénal syrien. Le pourvoi pose ainsi la question inédite et d'importance de l'interprétation à donner à la condition de double incrimination prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale permettant de retenir la compétence universelle des juridictions françaises pour juger des crimes contre l'humanité. Comme le souligne votre rapporteure, cette condition de double incrimination implique-t-elle – comme cela est soutenu par le pourvoi – la prévision dans la loi étrangère, d'une incrimination de l'infraction internationale dont il s'agit ? Ou suffit-il – comme l'a jugé la chambre de l'instruction de Paris – que les faits soient incriminés sous une qualification ne faisant pas apparaître la circonstance caractérisant le crime contre l'humanité ? II – 1.1.3. Les enjeux de la question II – 1.1.3.1. Des enjeux procéduraux cruciaux Il résulte de la note établie par le procureur général de Paris à notre demande et versée aux débats, qu'au 19 octobre 2022, les enquêtes et informations judiciaires en cours au pôle crimes CCH du parquet national anti-terroriste, et susceptibles d'être remises en cause s'il était fait droit au pourvoi se répartissent de la façon suivante :
85 enquêtes préliminaires dont 36 susceptibles d'être remises en cause sur le plan de la compétence des juridictions françaises ;
79 informations judiciaires dont 14 dossiers susceptibles de poser une difficulté en termes de compétence sur le fondement de l'article 689-11 du code de procédure pénale ;
13 personnes sont actuellement mises en examen dans des dossiers où la question de la compétence des juridictions françaises pourrait poser
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difficulté : 8 mises en examen du chef de crimes contre l'humanité, 2 pour crimes de guerre et 3 pour ces deux crimes cumulés. Cette note précise par ailleurs que, de manière générale, sur les 30 zones sur lesquelles le pôle CCH travaille dans le cadre d'enquêtes préliminaires ou d'informations judiciaires, 16 zones sont susceptibles d'être directement concernées par l'arrêt que votre Assemblée va rendre, à savoir la Syrie, le Sri Lanka, le Libéria, la Chine, la Libye, l'Irak, la Russie, l'Ukraine, l'Erythrée, le Liban, la République centrafricaine, le Congo-Brazzaville, la République de Côte d'Ivoire, le Tchad, le Soudan et la Somalie. De plus, depuis l'arrêt rendu par la chambre criminelle le 24 novembre 2021, objet de l'opposition, de nouveaux signalements ont été adressés au pôle CCH par l'OFPRA, dont certains concernent de nouvelles zones susceptibles de poser une difficulté procédurale en termes de compétence, à savoir le Burundi et la Turquie. Il convient également de noter que trois autres pourvois posant de façon similaire la question de la compétence des juridictions françaises en matière de crimes de guerre et crimes contre l'humanité sont actuellement pendants devant la chambre criminelle, la chambre de l'instruction de Paris ayant décidé de maintenir la position adoptée dans la décision attaquée par le présent, et ainsi de ne pas suivre la solution dégagée par la chambre criminelle par son arrêt du 24 novembre 2021 précité. Enfin, la France a, pour la première fois, le 3 novembre 2022, jugé et condamné un ressortissant libérien pour des faits de complicité de crimes contre l'humanité sur le fondement de l'article 689-11 du code de procédure pénale. Egalement consulté, l'OFPRA nous a indiqué que depuis l'entrée en vigueur de la loi n°2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, l'office a adressé 441 signalements au pôle CCH du parquet national anti-terroriste concernant des décisions de rejet à l'encontre de demandeurs d'asile et de bénéficiaires d'une protection internationale, pour lesquels les autorités de l'asile ont estimé qu'il existait « des raisons sérieuses de penser qu'ils ont engagé leur responsabilité individuelle dans la commission de crimes contre la paix, de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et d'agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. »19 Partant, si votre Assemblée devait déclarer les juridictions françaises incompétentes, de nombreuses procédures s'en trouveraient remises en question, et les personnes signalées à l'autorité judiciaire par l'OFPRA qui ne peuvent bénéficier du statut de réfugiés de ce fait, mais qui ne sont ni expulsables, ni extradables (en raison des risques de persécution en cas de retour), resteront impunies sur notre territoire qui pourrait alors devenir une sorte de « refuge » pour des criminels de guerre, des tortionnaires ou criminels contre l'humanité. C'est là, une des principales inquiétudes exprimées par certains professionnels et associations spécialisées dans la lutte contre les crimes internationaux à la suite de l'arrêt de la chambre criminelle du 24 novembre 2021, objet de la présente opposition, qui avait refusé la compétence des juridictions françaises faute d'incrimination spécifique du crime contre l'humanité dans le droit syrien. 20 19
Note de l'OFPRA, octobre 2022, versée aux débats
20 - Aurélia Devos, « La France pourrait-elle devenir un refuge d'impunité pour
les criminels contre l'humanité ? » et Patrick Baudoin, « Le besoin de justice est criant pour les victimes de crimes abominables commis par le régime syrien », Le Monde du 17 décembre 2021. - Ghislain Poissonnier, " Crimes internationaux commis en Syrie : la Cour de cassation enterre la compétence du juge français ", Recueil Dalloz 2022, p. 150. - Lettre ouverte au président de la République adressée par plusieurs associations et ONG et un syndicat de magistrats, « La France ne doit pas être une 13
II – 1.1.3.2. Des enjeux fondamentaux de politique pénale Au-delà des enjeux procéduraux, la décision qu'est appelée à rendre votre Assemblée plénière s'inscrira dans un débat vif et sensible portant sur le positionnement de la France en matière de lutte contre l'impunité des auteurs d'atrocités constitutives d'atteintes au droit international humanitaire. La France rappelle régulièrement son engagement à mener une politique pénale active et ambitieuse dans la lutte contre les crimes les plus graves que sont les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité et sa volonté de ne pas en laisser les auteurs impunis. Elle l'a fait encore récemment par un communiqué conjoint du ministère de la justice et du ministère des affaires étrangères publié le 9 février 2022 à la suite de la décision rendue par la chambre criminelle précitée, réaffirmant que « la France est pleinement mobilisée en faveur de la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux commis en Syrie comme partout dans le monde » qui reste une « priorité » 21. Ce communiqué indique par ailleurs, après avoir rappelé la solution retenue par l'arrêt de la chambre criminelle objet de la présente opposition, que « cette décision est toutefois susceptible de faire l'objet d'un nouvel examen » et que « nos ministères suivront donc avec attention les prochaines décisions de justice devant intervenir. En fonction de ces décisions, nos ministères se tiennent prêts à définir rapidement les évolutions, y compris législatives, qui devraient être effectuées afin de permettre à la France de continuer à inscrire résolument son action dans le cadre de son engagement constant contre l'impunité des crimes internationaux. » Enfin, le 7 juin 2022, une proposition de loi visant à élargir la compétence extraterritoriale des juridictions nationales françaises concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale, présentée par M. Gouffier-Cha, a été enregistrée à l'Assemblée nationale. Elle propose la suppression des conditions de résidence habituelle, de double incrimination ainsi que le monopole du ministère public prévues à l'article 689-11 du code de procédure pénale, afin de permettre une plus terre d'impunité pour les tortionnaires syriens », 3 décembre 2021. 21 Extraits du communiqué conjoint : « La France est pleinement mobilisée en faveur de
la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux commis en Syrie comme partout dans le monde. Le gouvernement a présenté un projet de loi autorisant l'approbation de la Convention de coopération judiciaire internationale entre le gouvernement de la République française et l'Organisation des Nations Unies, représentée par le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII) pour la Syrie (…) Cette convention (…) s'inscrit dans le cadre de la priorité accordée par la France à la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux (...) Dans un arrêt du 24 novembre 2021, la Cour de cassation a jugé nécessaire l'existence en droit syrien d'une incrimination comparable à celle du droit français (…) pour retenir la compétence extraterritoriale des juridictions françaises en matière de crimes internationaux. Cette décision est toutefois susceptible de faire l'objet d'un nouvel examen. Nos ministères suivront donc avec attention les prochaines décisions de justice devant intervenir. En fonction de ces décisions, nos ministères se tiennent prêts à définir rapidement les évolutions, y compris législatives, qui devraient être effectuées afin de permettre à la France de continuer à inscrire résolument son action dans le cadre de son engagement constant en faveur de la lutte contre l'impunité des auteurs de crimes internationaux ».
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grande effectivité de la compétence universelle en France.22 Les termes du débat étant ainsi posés, il revient à votre Assemblée par le biais de ce pourvoi, de déterminer l'interprétation à donner à la condition de double incrimination exigée par l'article 689-11 du code de procédure pénale permettant de retenir la compétence universelle des juridictions françaises pour poursuivre et juger des crimes contre l'humanité. II – 1.2. Des restrictions à la compétence universelle ne comportant pas l'exigence d'une identité de qualification II – 1.2.1. La compétence universelle de la France en matière de crimes contre l'humanité II – 1.2.1.1. Le Statut de Rome ratifié par la France Outil de lutte contre l'impunité des auteurs de violations graves des droits humains, la compétence universelle a émergé comme principe du droit pénal international à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Il « repose sur l'idée qu'il existe certains intérêts protecteurs qui sont si fondamentaux que tous les États ont le droit et, parfois, l'obligation de les protéger. La caractéristique commune des crimes couverts par la compétence universelle est qu'ils sont considérés comme dirigés contre l'ensemble de la communauté internationale et qu'il existe donc un intérêt international supérieur à leur répression »23. En vertu de ce principe, et par dérogation aux règles habituelles de compétence des juridictions nationales fondées sur trois critères selon lesquels l'infraction doit avoir été commise sur le territoire de la République, par un auteur ou sur une victime ayant la nationalité française, un Etat a la possibilité, voire parfois l'obligation, de poursuivre les auteurs de certaines infractions commises en dehors de son territoire alors que ni le criminel ni la victime ne sont de ses ressortissants C'est à la suite de la ratification par la France du Statut de Rome créant la Cour pénale internationale qu'a été instaurée, dans notre droit national, une compétence universelle des juridictions françaises pour la poursuite et le jugement des auteurs de génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Le 17 juillet 1998 à Rome, une conférence diplomatique a adopté le statut de la Cour pénale internationale, compétente en matière de génocide, de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre dès lors qu'ils ont été commis sur le territoire d'un État partie à la convention ou par un ressortissant d'un État partie, sauf si elle est saisie directement par le Conseil de sécurité de l'ONU. La France a ratifié le Statut de Rome le 9 juin 2000, après qu'a été introduit dans la Constitution, à la suite de la décision n° 98-408 DC du 22 janvier 2010 du Conseil constitutionnel, l'article 53-2 ainsi rédigé : “La République peut reconnaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998". 22 Proposition de loi n°5256. Il peut être rappelé ici que l'exposé des motifs de cette
proposition de loi fait directement référence à l'arrêt de la chambre criminelle objet de la présente opposition. 23
Cour suprême suédoise (HÖGSTA DOMSTOLENS), décision Ö 1314-22 du 10 novembre 2022 –citée et traduite dans la note de la DAEI, Secrétariat général de la Chancellerie, 23 novembre 2022, « Les conditions d'exercice de la compétence universelle en matière de crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide ».
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Le traité de Rome est entré en vigueur le 1er juillet 2002, après sa ratification par 60 pays et la France a adopté dès le 26 février 2002 une loi définissant les modalités de coopération entre les autorités judiciaires françaises et la Cour pénale internationale. Elle s'est par ailleurs dotée, depuis le 1er janvier 2012, d'un pôle judiciaire spécialisé en matière de crimes contre l'humanité au sein du tribunal judiciaire de Paris. Parallèlement, et sans qu'elle n'y soit contrainte, la France s'est attachée à élargir la compétence de ses juridictions afin de pouvoir poursuivre et juger les auteurs des crimes relevant de la Cour pénale internationale, conformément à l'esprit du Statut de Rome. En effet, si le traité n'impose pas aux Etats d'instaurer dans leur droit national une compétence universelle en la matière, son préambule énonce toutefois que « les crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale” et que “déterminés à mettre un terme à l'impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes (...) il est du devoir de chaque État de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux (…). La Cour pénale internationale dont le présent Statut porte création [étant] complémentaire des juridictions pénales nationales ».24 II – 1.2.1.2. La loi du 9 août 2010 instaurant l'article 689-11 du CPP Par la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, le législateur français a donc inséré un article 689-11 dans le code de procédure pénale afin d'élargir la compétence territoriale des juridictions françaises et leur permettre la poursuite et le jugement des auteurs de génocides, crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis à l'étranger et alors que les auteurs comme les victimes sont de nationalité étrangère. Dans sa version initiale, l'article 689-11 du code de procédure pénale disposait que : « Peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises toute personne qui réside habituellement sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale en application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale signée à Rome le 18 juillet 1998, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont elle a la nationalité est partie à la convention précitée. La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. A cette fin, le ministère public s'assure auprès de la Cour pénale internationale qu'elle décline expressément sa compétence et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre Etat n'a demandé son extradition. »
24 Kevin Mariat, La compétence universelle peut attendre, 1er mars 2022, AJ pénal
2022. p.80 : « Même si, contrairement au droit international humanitaire, le Statut de Rome ne demande pas expressément aux États parties d'inscrire dans leur droit la compétence universelle de leurs tribunaux nationaux pour les crimes qu'il incrimine, le principe de complémentarité les appelle à se mettre en capacité de poursuivre les personnes soupçonnées d'avoir commis ces crimes lorsqu'elles se trouvent sur leur territoire. »
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Depuis, ce texte a été modifié par la loi précitée du 23 mars 201925 qui a : instauré un mécanisme de compétence des juridictions françaises pour connaitre des crimes contre l'humanité et autres crimes graves, autonome des conditions de mise en œuvre du Statut de Rome, -
supprimé la condition de double incrimination pour la poursuite des seuls crimes de génocide, ajouté la possibilité de poursuivre et juger les délits de guerre, et confié la poursuite des crimes mentionnés à cet article à la compétence du parquet national anti-terroriste.
Ainsi, quatre conditions sont posées par ce texte pour la poursuite des crimes et délits de guerre et des crimes contre l'humanité : la personne soupçonnée doit résider habituellement sur le territoire français ; -
la condition de double incrimination doit être remplie lorsque les faits ont eu lieu sur le territoire d'un État non partie au Statut de Rome et/ou ont été commis par le ressortissant d'un État également non partie au Statut ;
-
seul le ministère public peut déclencher l'action pénale si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne ;
-
le ministère public doit s'assurer « qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre État n'a demandé son extradition » conférant ainsi à cette compétence extraterritoriale un caractère subsidiaire.
Article 689-11 du CPP dans sa version actuellement en vigueur : “Hors les cas prévus au sous-titre Ier du titre Ier du livre IV pour l'application de la convention portant statut de la Cour pénale internationale, ouverte à la signature à Rome le 18 juillet 1998, peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger l'une des infractions suivantes : 1° Le crime de génocide défini au chapitre Ier du sous-titre Ier du titre Ier du livre II du code pénal ; 2° Les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre Ier, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée ; 3° Les crimes et les délits de guerre définis aux articles 461-1 à 461-31 du même code, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou si cet Etat ou l'Etat dont la personne soupçonnée a la nationalité est partie à la convention précitée. La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du procureur de la République antiterroriste et si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. A cette fin, le ministère public s'assure de l'absence de poursuite diligentée par la Cour pénale internationale et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre Etat n'a demandé son extradition. Lorsque, en application de l'article 40-3 du présent code, le procureur général près la cour d'appel de Paris est saisi d'un recours contre une décision de classement sans suite prise par le procureur de la République antiterroriste, il entend la personne qui a dénoncé les faits si celle-ci en fait la demande. S'il estime le recours infondé, il en informe l'intéressé par une décision écrite motivée.” 25
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II – 1.2.2. Des restrictions fortement critiquées Tant le caractère singulier de l'article 689-11 du code de procédure pénale au sein des dispositions relatives à la compétence universelle des juridictions françaises, que les réactions à la loi ayant inséré cet article dans le code de procédure pénale, permettent d'affirmer que le législateur a souhaité que la compétence universelle des juridictions françaises pour la poursuite des crimes de guerre et crimes contre l'humanité ne puisse intervenir que de façon limitée. II – 1.2.2.1. Une compétence restrictive Au regard des dispositions des articles 689 et suivants du code de procédure pénale qui prévoient la compétence universelle des juridictions françaises pour l'application de douze conventions internationales relatives à des contentieux divers comme la répression du terrorisme ou encore la lutte contre la torture ou les disparitions forcées26, l'article 689-11 dudit code fait preuve de singularité.
26 - la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984 (article 689-2 du code de procédure pénale). - la convention européenne pour la répression du terrorisme, signée à Strasbourg le 27 janvier 1977 et l'accord entre les États membres des Communautés européennes concernant l'application de la convention européenne pour la répression du terrorisme, fait à Dublin le 4 décembre 1979 (article 689-3 du code de procédure pénale); - la convention sur la protection physique des matières nucléaires, ouverte à la signature à Vienne et New York le 3 mars 1980 (article 689-4 du code de procédure pénale) ; - la convention pour la répression d'actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime et le protocole pour la répression d'actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes situées sur le plateau continental, faits à Rome le 10 mars 1988 (article 689-5 du code de procédure pénale) ; - la convention sur la répression de la capture illicite d'aéronefs, signée à La Haye le 16 décembre 1970 et la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile, signée à Montréal le 23 septembre 1971 (article 689-6 du code de procédure pénale) ; - le protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l'aviation civile internationale, fait à Montréal le 24 février 1988, complémentaire à la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile, faite à Montréal le 23 septembre 1971 (article 689-7 du code de procédure pénale) ; - le protocole à la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes fait à Dublin le 27 septembre 1996 et la convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l'Union européenne, faite à Bruxelles le 26 mai 1997 (article 689-8 du code de procédure pénale) ; - la convention internationale pour la répression des attentats terroristes, ouverte à la signature à New York le 12 janvier 1998 (article 689-9 du code de procédure pénale) ; - la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, ouverte à la signature à New York le 10 janvier 2000 (article 689-10 du code de procédure pénale) ; - le règlement (CE) n°561 / 2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 relatif à l'harmonisation de certaines dispositions de la législation sociale dans le domaine des transports par route (article 689-12 du code de procédure pénale) ; - la convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée à New York, le 20 décembre 2006 (article 689-13 du code de procédure pénale) ; - et la convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, faite à La Haye le 14 mai 1954, et du deuxième protocole relatif à la convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, fait à La Haye le 26 mars 1999.
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Tout d'abord parce que c'est à ce jour le seul cas où une clause de compétence extraterritoriale est reconnue au juge pénal français sans habilitation d'une convention internationale, le traité portant statut de la Cour pénale internationale, comme indiqué précédemment, ne prévoyant, ni n'imposant l'instauration d'une telle clause pour son application. C'est donc dans le seul cadre de son pouvoir souverain que le législateur a souhaité donner aux juridictions françaises une telle compétence en la matière. Ensuite parce que la compétence qu'il donne aux juridictions françaises est beaucoup plus strictement encadrée. En effet, le texte prévoit pour la poursuite des crimes contre l'humanité et crimes de guerre, quatre conditions cumulatives que nous avons précédemment rappelées, là où l'article 689-1 du code de procédure pénale n'en pose qu'une, à savoir que l'auteur des faits « se trouve sur le territoire national ». Ainsi, l'exigence de réciprocité d'incrimination ne s'impose jamais dans le cadre des autres dispositions relatives à la compétence extraterritoriale des juridictions françaises où elle est indifférente. Et l'on peut rappeler sur ce point, que parmi les vingt-et-un Etats objets de l'étude établie par la Délégation aux Affaires européennes et internationales du secrétariat général du ministère de la justice versée aux débats 27, la France est le seul pays à avoir posé une telle condition, pourtant nullement exigée par le Statut de Rome. Ainsi, pour reprendre les propos d'un auteur, « alors que notre modèle classique de compétence universelle est plutôt libéral, posant comme unique condition d'exercice la présence du suspect sur le territoire de la République (art. 689-1 CPP), la disposition applicable aux crimes internationaux les plus graves (génocide, crime contre l'humanité, crimes et délits de guerre) se distingue par sa rigueur ».28 II – 1.2.2.2. Un mécanisme critiqué Ce texte a dès lors fait l'objet de nombreuses critiques en ce qu'il posait des conditions telles que certains y ont vu le risque que soit réduite à néant la compétence des juridictions françaises.29 Une partie de la doctrine semblait en effet tenir pour acquis que la répression des crimes contre l'humanité, au regard de l'exigence de double incrimination, devait exister en tant que telle dans l'arsenal répressif de l'Etat en cause. Un auteur indiquait ainsi que « les crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, ne seront poursuivis en France qu'à la condition d'être incriminés par 27 « Les conditions d'exercice de la compétence universelle en matière de crimes contre
l'humanité, crimes de guerre et génocide (Allemagne, Angleterre et Pays de Galles, Argentine, Autriche, Belgique, Bulgarie, Canada, Chypre, Croatie, Espagne, Finlande, Hongrie, Italie, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suède et Suisse) », note de la DAEI, Secrétariat général du ministère de la justice, 23 novembre 2022. 28 « La compétence universelle à l'épreuve de la double incrimination », Commentaire par Amane Gogorza, Droit pénal n°1, janvier 2022, comm.3 29 - J. Baroudy se demande « s'il était bien utile d'instituer un titre de compétence extraterritoriale assorti de conditions telles qu'il semble programmé pour rester lettre morte ». In « La compétence universelle en mutation… (À propos de la loi française n° 2010-930, 9 août 2010) », RSC 2011. P.228 – - Delphine Brach-Thiel évoque, quant à elle, la compétence « ultraverrouillée » de l'article 689-11 du code de procédure pénale (Répertoire Dalloz). - André Huet, Renée Koering-Joulin et Kevin Mariat soulignent que : « Loin de la volonté parfois affichée par le Gouvernement de lutter contre l'impunité, sa volonté politique semble pour l'instant se traduire par une conception très restrictive de la compétence universelle en matière de crimes supranationaux, pourtant parmi les plus graves », Jcl. Procédure pénale, mai 2022 « Art. 689 à 693 - Fasc. 30 : Compétence des tribunaux répressifs français et de la loi pénale française - Infractions commises à l'étranger »
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la loi pénale du pays où ils ont été commis. Or, bien souvent, les pays qui n'incriminent pas ce type d'actes sont justement les plus susceptibles d'être concernés par ces infractions ». 30 Dans le même sens, deux autres auteurs soulignaient que « très souvent ces crimes sont commis avec l'assentiment voire à l'instigation des gouvernements du pays où ils ont eu lieu. Non seulement, le risque d'une incrimination dans le pays où ils ont été commis est aléatoire mais même lorsque cette incrimination existe, il faudrait qu'elle corresponde exactement à la définition française pour que cette condition soit remplie. »31 Une même conclusion pourrait se déduire de la proposition de loi déposée le 6 septembre 2012 au Sénat par M. Jean-Pierre Sueur32 et votée à l'unanimité par cette Chambre, supprimant les conditions de résidence habituelle, de double incrimination et de subsidiarité à l'égard de la Cour pénale internationale prévues par l'article 689-11 du code de procédure pénale. En effet, la lecture de l'exposé des motifs de cette proposition de loi, révèle que ses auteurs voyaient dans les quatre conditions posées à la compétence des juridictions françaises et notamment dans la condition de double incrimination un véritable risque de laisser pour lettre morte la volonté de la France de lutter contre l'impunité des crimes les plus graves.33 Dans son rapport M. Sueur au nom de la commission des lois affirmait à propos de cette condition : « La justice pénale internationale est en effet née du constat que certains crimes particulièrement graves constituent une violation de valeurs universelles, qui portent atteinte à l'humanité toute entière. Imposer la règle de la double incrimination revient à nier l'universalité qui sous-tend la mise en place de cette justice pénale internationale. »34 30
J. Baroudy, article précité 31 Xavier Philippe et Anne Desmarest, « Remarques critiques relatives au projet de loi portant adaptation du droit pénal français à l'institution de la Cour pénale internationale », Revue française de droit constitutionnel 2010/1 (n° 81), pp. 41 à 65 32 Proposition de loi du 6 septembre 2012 (n° 753) tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale. Cette proposition de loi, bien que votée au Sénat à l'unanimité, n'a jamais été mise à l'ordre du jour de l'Assemblée. 33 Exposé des motifs de la PPL du 6 septembre 2012 : « (…) L'article 689-11 autorise les juridictions françaises à poursuivre et juger « toute personne qui réside habituellement sur le territoire de la République et qui s'est rendue coupable à l'étranger de l'un des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale. Cette extension de compétence n'est toutefois pas encore à la mesure des exigences de la lutte contre les crimes internationaux les plus graves. Le mécanisme de compétence extraterritoriale reste en effet subordonné à quatre conditions qui en limitent la portée. (…) Par ailleurs, la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du code de procédure pénale qui implique que les faits soient punissables à la fois par le droit français et par la législation de l'État où ils ont été commis, affaiblit la volonté de réprimer des faits portant atteinte à des valeurs universelles. Au reste, la condition de double incrimination a été supprimée dans le cadre du mandat d'arrêt européen pour les infractions les plus graves (terrorisme, trafic d'armes et traite des êtres humains, par exemple). Ensuite, cette condition n'est exigée dans aucune autre des dispositions relatives à la compétence extraterritoriale des tribunaux français. Ensuite, elle apparaît en retrait par rapport à la compétence des juridictions françaises concernant les crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda -en effet, les lois de coopération avec les tribunaux pénaux internationaux ne prévoient pas cette restriction. Enfin, elle n'est pas requise par le statut de la Cour pénale internationale. » 34 Rapport de M. JP Sueur au nom de la commission des lois relatif à la proposition de loi du 6 septembre 2012 (n° 753) tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure
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Il se déduit de l'ensemble de ces commentaires et initiatives que, dans l'esprit de certains, la condition de double incrimination serait susceptible de constituer un obstacle à la répression de crimes commis sur le territoire d'un Etat ne les incriminant pas spécifiquement. Il est évident que la répression des crimes contre l'humanité serait moins encadrée si la condition de double incrimination n'existait pas. Pour autant, il n'est pas certain que cette condition revête la portée qui lui est ainsi prêtée. II – 1.2.3. Une condition de double incrimination se prêtant à une interprétation souple II – 1.2.3.1. Une interprétation souple conforme à la volonté du législateur Si devant le Sénat, la question de la portée de la condition de double incrimination n'a été abordée ni en commission, ni en séance publique, elle a en revanche donné lieu à d'importants débats devant l'Assemblée nationale. Ainsi, dans son rapport fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur le projet de loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, M. Thierry Mariani indique à propos de la condition de double incrimination : « cette condition est la traduction du principe de légalité des peines et vise à conférer une légitimité juridique à l'intervention de la justice française. Elle ne signifie, en revanche, pas que les faits doivent recevoir une incrimination identique dans les deux États : les faits doivent être effectivement réprimés dans l'autre pays, même s'ils y sont qualifiés différemment et si on leur applique des peines plus ou moins sévères. »35 De même, dans son avis fait au nom de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale sur le projet de loi adopté par le Sénat portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale36 Mme Nicole Ameline – pourtant favorable à la suppression de cette condition - indiquait : « Il faut souligner que l'exigence de la double incrimination – aussi qualifiée de réciprocité d'incrimination – ne signifie pas que les faits doivent recevoir une incrimination identique dans les deux Etats : les faits doivent être effectivement réprimés dans l'autre pays même s'ils y sont qualifiés différemment et si on leur applique des peines plus ou moins sévères. Ainsi le fait qu'un pays ne reconnaisse pas les crimes de guerre ne fait pas obstacle à la poursuite de l'un de ses ressortissants par la France à ce titre pour un meurtre ou un viol, si l'un ou l'autre est sanctionné dans ce pays, ce qui est universellement le cas. Il faut néanmoins reconnaître que tous les crimes de guerre ne peuvent pas être rapprochés d'une incrimination de droit commun. »37 pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale ; p.27. 35 Rapport n° 2517 du 19 mai 2010 de M. Thierry Mariani, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, p.85 36 Rapport n° 1828 de Mme Nicole Ameline, fait au nom de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée Nationale sur le projet de loi adopté par le Sénat portant adaptation du droit pénal à l'institution de la cour pénale internationale, p.53. 37 Ibid. Ce même argument était de nouveau développé p.59 du rapport : « Cette condition de double incrimination (…) ne signifie pas que les faits doivent recevoir une incrimination identique dans les deux Etats : ils doivent être effectivement réprimés dans l'autre pays, même s'ils y sont qualifiés différemment et si on leur applique des peines moins sévères. Si une partie des crimes visés par le statut de Rome, comme les meurtres ou les viols par
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Lors des débats en séance publique à l'Assemblée nationale le 13 juillet 2010, Mme Chantal Bourragué a déposé un amendement visant à supprimer la condition de double incrimination, et rappelait alors : « Si la compétence de la France est conditionnée à l'existence de crimes dans le droit de l'autre pays, elle ne pourra pas s'exercer pour certains faits commis dans les pays où le droit est moins complet et moins sévère et où il n'y a aucune chance qu'ils soient poursuivis par la justice nationale. » Le rapporteur du texte, s'inscrivant en faux contre cet argument, répondait : « Cette condition n'est jamais que la traduction du principe de légalité des peines. Elle vise à conférer une légitimité juridique à l'intervention des juridictions françaises. Elle n'implique en revanche pas qu'il faille que les faits aient une incrimination identique dans les deux États. Les faits doivent effectivement être réprimés dans l'autre pays même s'ils sont qualifiés différemment ou si on leur applique des peines différentes. Comment justifier que l'on poursuivrait quelqu'un pour des faits qui ne sont pas punis dans son propre pays ? Ce serait aller à l'encontre du principe fondamental de légalité des délits et des peines. J'ajoute qu'aucun pays au monde ne laisse le meurtre ou les faits de barbarie impunis dans sa législation pénale. On ne peut donc pas arguer qu'en maintenant la condition de double incrimination, on laisserait impunis les auteurs d'un génocide par exemple. » Jean-Marie Bocquel, secrétaire d'Etat, représentant le gouvernement, ajoutait dans le même sens : « Ce critère de la double incrimination est une exigence universellement reconnue des droits de l'homme. De plus comme l'a souligné le rapporteur, cela n'empêche pas de poursuivre des faits graves. D'ailleurs contrairement à ce qui est expliqué dans l'exposé sommaire de ces amendements, il n'est imposé une identité ni des qualifications, ni des peines encourues. Aucun fait grave, que ce soit un génocide, un assassinat, un viol, n'échappera à la compétence des juridictions françaises en raison de cette exigence de double incrimination ; tout le monde en a conscience. Il n'y a pas de risque ». Il résulte ainsi de ces débats que la volonté du législateur en prévoyant cette condition, n'a pas été d'imposer une identité d'incriminations, mais seulement de s'assurer du respect du principe de légalité qui veut que les faits commis soient également punissables dans l'Etat de leur commission ou dans l'Etat d'origine de l'auteur présumé des faits. Si la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, a supprimé la condition de double incrimination pour les crimes de génocide tout en la maintenant pour les crimes contre l'humanité et les crimes et délits de guerre, il convient de ne pas en tirer de fausses conséquences38, la volonté très explicite du législateur de 2010 ne semblant pas avoir changé.39 exemple, sont sanctionnés dans tous les pays, tel n'est pas le cas de tous les crimes contre l'humanité et de tous les crimes de guerre. » 38 D. Rebut indique concernant cette distinction, que c'est la nature de norme impérative du droit international attachée au génocide dont la définition fait consensus, « qui a justifié qu'elle cessât d'être soumise à la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du CPP. » - in Droit pénal international, Précis Dalloz, 3ème édition 2019, n° 209. 39 Lors des discussions relatives aux amendements déposés en vue de modifier l'article 689-11 du CPP pour supprimer certaines conditions à la compétence universelle des juridictions françaises, la question de la double incrimination a été peu développée et les débats ne disaient pas grand-chose sur ce que recherchait le législateur en maintenant cette condition. L'on peut citer ici l'intervention de Mme Belloubet, alors garde des Sceaux, devant
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De surcroit, et bien qu'il ne s'agisse plus là de la voix du législateur mais de l'interprétation gouvernementale du texte adopté en 2010, il est très éclairant de lire les observations développées sur les recours portés devant le Conseil constitutionnel contre la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale.40 Sur la condition de double incrimination il y est notamment dit : « Le nouvel article 689-11 subordonne la poursuite et le jugement des affaires en France à la circonstance que les faits soient punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis ou que cet Etat ou l'Etat dont le prévenu a la nationalité soit partie à la convention. Le Gouvernement souhaite signaler que cette condition de double incrimination ne constituera jamais, en fait, un obstacle à la poursuite et au jugement des crimes les plus graves. Il n'est pas nécessaire en effet, pour l'application de l'article, que les dénominations des crimes soient identiques (notamment que le génocide soit, en tant que tel, incriminé) : il suffit que les faits soient pénalement sanctionnés ; or tous les Etats du monde incriminent l'assassinat et le meurtre. » Au regard de l'ensemble de ces éléments, s'il est incontestable, pour reprendre les propos d'un auteur, que « l'article 689-11 du CPP prévoit des conditions plus restrictives qui traduisent les ambivalences et résistances d'un législateur français inquiet des débordements politiques possibles de ces procédures extraterritoriales »41, il n'apparaît pas que ce dernier ait voulu que la condition de double incrimination fasse l'objet de l'interprétation restrictive proposée au soutien du pourvoi. Comme le dit fort justement ce même auteur, « l'universalité du droit de punir est (…) un mécanisme d'attribution d'une compétence extraterritoriale qui trouve justement sa raison d'être dans les défaillances de l'Etat où les faits ont été commis. Ce sont les lacunes législatives et judiciaires de ces Etats fragiles, terrains des crimes les plus graves, qui justifient l'octroi d'une compétence subsidiaire de poursuivre et de juger à l'Etat où le suspect a été arrêté. Il est donc paradoxal d'exiger de ceux-ci, en vertu
l'Assemblée Nationale, lors de la séance publique le 23 novembre 2018 : « En ce qui concerne enfin l'exigence de double incrimination, il s'agit d'un principe fondamental du droit international. Il ne paraît dès lors possible d'y déroger que de façon tout à fait exceptionnelle. Je vous demande par conséquent de réserver cette dérogation au crime de génocide. Une telle exception est justifiée par la spécificité absolue, historiquement sans précédent, de ce crime, objet de la convention onusienne du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée à l'unanimité : elle stipule que « le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l'esprit et les fins des Nations unies et que le monde civilisé condamne ». La jurisprudence de la Cour internationale de justice a du reste établi que l'interdiction du génocide constituait une norme impérative du droit international. J'observe par ailleurs que notre code pénal, dans sa version adoptée en 1992, distingue clairement le génocide des autres crimes contre l'humanité : il les fait figurer dans deux chapitres différents et définit le génocide, en son article 211-1, de façon particulièrement précise par l'existence d'« un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d'un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire ». Les autres crimes contre l'humanité et les crimes de guerre font l'objet de définitions plus larges pouvant donner lieu à des interprétations susceptibles d'être parfois contestées ». 40 Observations du Gouvernement sur les recours dirigés contre la loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale - JORF n°0183 du 10 août 2010 - Texte n° 6 41 Pascal Beauvais, « Les paradoxes de la compétence universelle de la France pour juger les crimes contre l'humanité », commentaires sous Crim., 24 novembre 2021, RSC 2022 p.41
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d'une application rigoureuse de la condition de double incrimination, l'existence d'une législation complète sur les crimes contre l'humanité (…). » 42 Il serait d'ailleurs d'autant plus délicat d'exiger une identité d'incrimination que la définition française du crime contre l'humanité diffère de la définition qu'en donne le droit international. En effet, la condition tenant à l'existence d'un « plan concerté » qui figure à l'article 212-1 du code pénal ne se retrouve pas dans la définition de l'article 7 du Statut de Rome. Partant, il apparaît que, sauf à vider largement de sa portée la compétence universelle des juridictions françaises en matière de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, il convient de ne s'attacher qu'à la « punissabilité » des faits reprochés à la personne mise en cause, conformément à la volonté du législateur qui trouve son expression dans la lettre du texte.
II – 1.2.3.2. Une interprétation souple favorisée par la lettre de l'article 689-11 du code de procédure pénale Dans son mémoire en défense, la [1] soutient que l'article 689-11 du code de procédure pénale faisant exclusivement référence aux « faits » et non à leur qualification ou aux éléments constitutifs de celle-ci, il serait contraire au texte de dire que l'exigence de double incrimination posée par ce dernier inclut nécessairement l'existence dans la législation syrienne d'une infraction comportant les éléments constitutifs des crimes contre l'humanité tels que définis à l'article 212-1 de notre code pénal. Cette lecture plus ouverte de la condition de double incrimination semble effectivement autorisée et même favorisée par une approche littérale de l'article 689-11 du code de procédure pénale, dont les dispositions, qui ne font référence qu'aux « faits »43, confortent le sentiment qu'une similarité d'incrimination n'est pas exigée par la loi. C'est bien sur cet argument44 que la chambre de l'instruction a fondé sa décision, ne voyant dans le texte stricto sensu aucune obligation qui supposerait une superposition parfaite d'incriminations. C'est parallèlement, au regard des faits commis et non des qualifications juridiques existantes, que la Cour pénale internationale met en œuvre le principe du non bis in idem45. L'analyse de sa jurisprudence - telle que précisément rappelée au rapport 46 démontre qu'en la matière, la Cour se fonde uniquement sur l'existence d'une identité des comportements poursuivis, et donc des faits, sans qu'une identité de qualifications juridiques ne soit requise.
42 Ibid. 43 Article 689-11 du CPP : « (…) peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle réside habituellement sur le territoire de la République, toute personne soupçonnée d'avoir commis à l'étranger [...] les autres crimes contre l'humanité définis au chapitre II du même sous-titre 1er, si les faits sont punis par la législation de l'Etat où ils ont été commis”. 44 Qualifié de « solide argument textuel » par Renaud Salomon in « Crimes internationaux commis en Syrie : la Cour de cassation enterre la compétence du juge français » ; Recueil Dalloz, D.2022. 144, 27 janvier 2022 45 Article 17 du Statut de Rome : « une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque (….) c) la personne concernée a déjà été jugée pour le comportement faisant l'objet de la plainte, et qu'elle ne peut être jugée par la Cour en vertu de l'art. 20, par. 3 ». 46 Voir rapport, pages 68 et 69
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II – 1.2.3.3. Une interprétation souple en cohérence avec la solution retenue dans d'autres cadres a)
La condition de réciprocité l'exercice de poursuites en France
d'incrimination
pour
Si la condition de double incrimination se retrouve encore aujourd'hui dans plusieurs domaines du droit pénal, elle tend néanmoins à être de moins en moins exigée, et lorsqu'elle l'est, à être exigée de façon très souple. C'est ainsi que dans le cadre d'infractions commises hors du territoire de la République, la condition de réciprocité d'incrimination n'est retenue que pour les délits (article 113-6 du code pénal), hormis les cas où la victime est française (art. 113-7 du code pénal), et n'est jamais exigée lorsqu'il s'agit d'un crime. Cette exigence a même été supprimée s'agissant des faits liés au « tourisme sexuel », considérés comme d'une particulière gravité par le législateur. Par ailleurs et comme on l'a vu précédemment, concernant la compétence universelle des juridictions françaises, cette condition n'est pas prévue par les articles 689 et suivants du code de procédure pénale, comme elle n'est pas exigée par le Statut de Rome. Dans le cadre de la coopération internationale, elle a été supprimée des dispositions relatives au mandat d'arrêt européen, s'agissant des infractions les plus graves (article 695-23 du code de procédure pénale) au regard du principe de « confiance mutuelle » entre les Etats membres. Pour les cas où elle est encore exigée, elle est interprétée de façon très souple.47 Enfin, si elle reste un des fondements du droit de l'extradition, la condition de double incrimination est désormais interprétée, en la matière, de manière souple par la Cour de cassation, et il semble qu'un tel raisonnement pourrait trouver une application similaire s'agissant de la compétence universelle des juridictions françaises pour juger les auteurs des crimes internationaux. B)La condition de réciprocité d'incrimination en matière d'extradition: le double contrôle du juge judiciaire et du juge administratif Pour déterminer comment interpréter la condition de double incrimination en matière de lutte contre les crimes contre l'humanité et crimes de guerre dans le cadre de la compétence universelle de la France, un parallèle peut être fait avec la procédure d'extradition dans le cadre de laquelle la chambre criminelle a récemment fait évoluer sa jurisprudence, et, à l'instar du Conseil d'Etat, interprète désormais de façon très souple la condition de double incrimination.
47 Dans un arrêt récent - CJUE, 14 juillet 2022, « [C] [D] », C-168/21 - la Cour de justice de l'Union européenne a rappelé que la condition de double incrimination, permise seulement pour les infractions ne relevant pas de la liste de l'article 2, paragraphe 2 de la décision-cadre, était satisfaite dès lors que les faits qui fondent le mandat d'arrêt européen constituent également une infraction dans le droit de l'Etat d'exécution, peu important que les incriminations soient identiques (« … la condition de la double incrimination du fait, prévue à ces dispositions, est satisfaite dans la situation où un mandat d'arrêt européen est émis aux fins de l'exécution d'une peine privative de liberté prononcée pour des faits qui relèvent, dans l'État membre d'émission, d'une infraction nécessitant que ces faits portent atteinte à un intérêt juridique protégé dans cet État membre, lorsque de tels faits font également l'objet d'une infraction pénale au regard du droit de l'État membre d'exécution pour laquelle l'atteinte à cet intérêt juridique protégé n'est pas un élément constitutif. »).
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L'article 696-3 du code de procédure pénale prévoit que l'extradition ne peut être accordée par le gouvernement français « si le fait n'est pas puni par la loi française d'une peine criminelle ou correctionnelle ». La chambre criminelle a d'abord eu une lecture stricte de la condition de double incrimination en matière de génocide et crime contre l'humanité puisque par trois arrêts du 26 février 201448 pris en matière d'extradition, elle a jugé, pour confirmer le refus d'une extradition, que « les infractions de génocide et de crimes contre l'humanité auraient-elles été visées par des instruments internationaux, en l'espèce la Convention sur le génocide du 9 décembre 1948 et celle sur l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité du 26 novembre 1968, applicables à la date de la commission des faits, en l'absence, à cette même date, d'une définition précise et accessible de leurs éléments constitutifs ainsi que de la prévision d'une peine par la loi rwandaise, le principe de légalité criminelle, consacré par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que par la Convention européenne des droits de l'homme et ayant valeur constitutionnelle en droit français, fait obstacle à ce que lesdits faits soient considérés comme punis par la loi de l'Etat requérant, au sens de l'article 696-3, 1°, du code de procédure pénale. » Cette solution – fondée sur le principe de légalité criminelle dont la Cour de cassation considérait qu'il faisait obstacle à toute extradition au Rwanda pour les faits en cause – a été confirmée par deux arrêts du 14 octobre 2015 et du 5 octobre 2016. 49 Depuis, la chambre criminelle a toutefois fait évoluer sa position dans une décision relative à une demande d'extradition formée par l'Argentine et, par un arrêt du 24 mai 2018, a jugé que : « S'il appartient aux juridictions françaises, lorsqu'elles se prononcent sur une demande d'extradition, de vérifier si les faits pour lesquels elle est demandée étaient incriminés par l'Etat requérant au moment de leur commission, il ne leur appartient pas de vérifier si ces faits ont reçu, de la part des autorités de cet Etat, l'exacte qualification juridique au regard de la loi pénale de ce dernier. » Elle en a conclu que « justifie sa décision, en application de ce principe, la chambre de l'instruction qui donne un avis partiellement favorable à la demande d'extradition formulée par l'Etat argentin, d'une personne soupçonnée de crimes contre l'humanité commis pendant la dictature militaire, tels que définis par la législation argentine applicable, ces crimes pouvant être qualifiés de séquestration arbitraire aggravée selon le droit français ».50 Le conseiller Christian Guéry dans son rapport sous le pourvoi n°21-81.344 en déduisait que « la chambre criminelle admet donc que la qualification selon l'Etat requérant ne fasse pas l'objet d'un contrôle autre que celui de l'existence des faits pouvant supporter cette qualification. » Soulignons que dès avant 2018, la chambre criminelle avait déjà admis que la condition de double incrimination était remplie au motif que les faits qualifiés de crimes contre l'humanité dans le pays requérant pouvaient recevoir la qualification d'assassinat en droit français.51 De la même manière, pour le Conseil d'Etat, qui exerce également un contrôle en matière d'extradition, le respect du principe de la double incrimination par la législation de l'Etat requérant et par celle de l'Etat requis n'implique pas que la qualification pénale 48 Cass. crim., 26 févr. 2014, pourvois n° 13-86.631 n° 13-87.846 et n° 13-87.888, Bull. crim. 2014, n° 60. 49 D. Rebut, « Principe de double incrimination et principe de la légalité », JCP 2016, 56 50 Crim., 24 mai 2018, pourvoi n° 17-86.340, Bull. crim. 2018, n° 102 51 Crim., 12 juillet 2016, pourvoi n° 16-82.664
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des faits soit identique dans ces deux législations, mais requiert seulement qu'ils soient incriminés par l'une et l'autre et satisfassent aux pénalités encourues.52 Il a ainsi jugé « qu'il résulte des principes généraux du droit de l'extradition, qu'il n'appartient pas aux autorités françaises, lorsqu'elles se prononcent sur une demande d'extradition, de vérifier si les faits pour lesquels l'extradition est demandée ont reçu, de la part des autorités de l'Etat réclamant, une exacte qualification juridique au regard de la loi pénale de cet Etat »53. S'agissant du décret d'extradition d'une personne de nationalité bosniaque poursuivie pour des faits qualifiés de crimes contre l'humanité par l'Etat requérant, le Conseil d'Etat a par ailleurs considéré que l'absence de législation réprimant cette infraction à la date de sa commission ne fait pas obstacle à ce que soit poursuivie et condamnée une personne ayant commis des actes qui, au moment de leur commission, constituaient des infractions conformément aux principes généraux du droit international.54 Ainsi, comme le rappelle un auteur, en matière de coopération pénale, concernant la condition de double incrimination, « il ne s'agit pas de regarder in abstracto le droit des deux Etats concernés et de s'assurer de l'existence d'une similitude d'incrimination légales, mais de regarder in concreto les faits bruts et de s'assurer qu'ils sont bien punissables dans les deux Etats ».55 Transposer ce raisonnement à la mise en œuvre de la compétence universelle prévue à l'article 689-11 du code de procédure pénale, permettrait ainsi d'affirmer que, pour apprécier si la condition de double incrimination est remplie, le juge doit seulement s'assurer que le comportement du mis en cause était répréhensible dans l'Etat où les faits ont été commis ou dans l'Etat dont il est originaire, sans qu'une identité d'incrimination ne soit requise. Nous n'ignorons pas qu'une telle transposition du droit de la coopération pénale dans le cadre de la compétence universelle est critiquée par certains auteurs des plus autorisés en la matière au motif notamment que leurs fondements diffèrent 56. D'autres y sont 52 Conseil d'état, 2ème et 7ème sous-sections réunies, 27 juillet 2005, n° 272098 mentionné aux tables du recueil Lebon 53 Conseil d'état, 2/6 SSR, 24 mai 1985, n° 65207, publié au recueil Lebon ; v. Conseil d'Etat, 3 / 5 SSR, du 27 juillet 1979, n° 14349, publié au recueil Lebon. 54 Conseil d'état, 2ème -7ème chambres réunies, 18 juin 2018, n° 415046, publié au recueil Lebon ; v. conclusions de M. Guillaume Odinet, rapporteur public. 55 Pascal Beauvais, article précité. 56 - K. Mariat, article précité : « La compétence universelle repose cependant sur un présupposé inverse à celui de l'extradition. Alors que l'extradition est un arrangement entre États souverains négociant diplomatiquement l'exercice du droit de punir, la compétence universelle est un pis-aller pour permettre, dans des cas particulièrement graves, que justice soit faite alors qu'aucun État concerné ne souhaite, a priori, exercer son droit de punir. » - D. Rebut, « Principe de double incrimination et principe de la légalité », JCP 2016, p.56 : « La comparaison avec l'extradition n'est cependant pas pertinente, parce que la condition de double incrimination y a un fondement différent. Ce fondement réside dans le principe de réciprocité qui régit les relations entre Etats. Il s'agit de garantir que l'extradition ne soit pas accordée sans pouvoir en escompter la réciprocité, ce qui serait contraire au principe d'égalité des Etats. C'est pourquoi elle peut se limiter à une application substantielle de la condition de double incrimination qui vérifie seulement que les faits visés par la demande de l'Etat étranger correspondent à une infraction quelconque du droit pénal français. Il n'en va pas de même pour la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du CPP qui ne vise pas à garantir que la compétence universelle française des crimes contre l'humanité aurait sa réciprocité dans le droit étranger en cause. Cette réciprocité est indifférente (…). En outre la condition de double incrimination prévue par l'article 689-11 du CPP s'apprécie par rapport au droit étranger alors que celle de l'extradition est envisagée par rapport au droit français, ce qui
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toutefois moins réticents.57 Il nous apparaît qu'appliquer cette jurisprudence souple au contrôle de la double incrimination exigée par l'article 689-11 du code de procédure pénale – solution proposée par le mémoire en défense de la [1] et les observations de la LDH – serait cohérent et opportun. II – 1.3. Appréciation conclusive Pour conclure sur cette première branche du premier moyen, il nous semble que tant les arguments juridiques ci-avant développés que les enjeux attachés à la décision qui sera rendue plaident pour une interprétation souple de la condition de double incrimination. Certes la chambre criminelle a récemment rappelé à propos du crime contre l'humanité que : « La caractérisation d'un tel crime, qui doit porter sur chacun de ses éléments constitutifs, implique, dans le cas de l'article 212-1 du code pénal, notamment, la démonstration de l'existence, en la personne de son auteur, d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique, ce crime ne se réduisant pas aux crimes de droit commun qu'il suppose »58, mais cet arrêt visait des faits commis par une personne morale de nationalité française, et la question de double incrimination ne se posait pas. Certains auteurs, ayant défendu la position prise par la chambre criminelle dans son arrêt objet de la présente opposition, ont tenu à souligner que « l'essence du crime contre l'humanité résid[ait] presque entièrement dans son élément contextuel qu'est la planification et l'exécution d'une attaque généralisée ou systématique contre les populations civiles »59 et que les faits commis par M. [R] n'étaient pas punissables en droit syrien « sous la plus haute expression pénale possible qui aurait permis de saisir sa pleine dimension criminologique, celle de crime contre l'humanité »60. Toutefois, ils étaient punissables, et l'auteur des faits poursuivis, à les supposer établis, ne pouvait ignorer qu'il enfreignait des dispositions expressément incriminées dans son pays.
confirme leur différence. » 57 Pascal Beauvais, article précité : « Si la condition de double incrimination a des fondements différents dans la coopération pénale internationale et dans la compétence universelle, elle joue néanmoins des rôles voisins qui justifient de comparer leurs régimes. En effet, poursuivre et juger une personne en vertu de la compétence universelle constitue une forme de coordination pénale qui représente une alternative aux mécanismes classiques de la coopération judiciaire tels que l'extradition. Dans les deux cas, la règle de la double incrimination impose un minimum d'interdits pénaux partagés entre les États concernés. Toutefois, cette exigence d'un « langage pénal en commun » semble a priori moins nécessaire dans le cadre de la compétence universelle que dans celui de l'extradition. L'universalité du droit de punir est en effet un mécanisme d'attribution d'une compétence extraterritoriale qui trouve justement sa raison d'être dans les défaillances de l'État où les faits ont été commis. Ce sont les lacunes législatives et judiciaires de ces États fragiles, terrains des crimes les plus graves, qui justifient l'octroi d'une compétence subsidiaire de poursuivre et de juger à l'État où le suspect est arrêté. Il est donc paradoxal d'exiger de ceux-ci, en vertu d'une application rigoureuse de la condition de double incrimination, l'existence d'une législation complète sur les crimes contre l'humanité alors que la compétence universelle a justement pour fonction de pallier leurs déficiences juridiques. Une telle interprétation stricte se justifie d'autant moins que la condition de double incrimination de la compétence universelle n'a jamais été imposée par le droit international - alors qu'en matière de coopération pénale, elle en constitue une règle centrale » 58 Crim., 7 septembre 2021, pourvoi n° 19-87.367 59 K. Mariat, » La compétence universelle peut attendre », AJ pénal 2022. 80 60
Pascal Beauvais, ibid
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De surcroît, une solution qui ferait droit au pourvoi, serait porteuse d'incohérence car il serait alors possible de poursuivre dans le cadre de la compétence universelle des juridictions françaises et sans condition de double incrimination, certains des crimes sous-jacents à un crime contre l'humanité, sans pouvoir cependant poursuivre le crime principal. En l'espèce, en cas de cassation avec renvoi, la chambre de l'instruction aurait probablement la possibilité de disqualifier les faits et de maintenir la mise en examen de M. [R] sous la qualification de tortures, sur le fondement de la compétence universelle telle que prévue à l'article 689-2 du code de procédure pénale. Ces actes ne seraient alors plus considérés comme des actes sous-jacents du crime contre l'humanité, mais comme des crimes autonomes. Les juridictions françaises resteraient donc compétentes pour juger certains des faits - les poursuites étant même facilitées puisque la loi n'exige ni double incrimination, ni résidence habituelle sur le territoire mais devraient abandonner la qualification la plus grave comme certains actes sousjacents au crime principal, tels le meurtre ou le viol.61 Pour l'ensemble de ces raisons, votre Assemblée pourra donc raisonnablement juger (pour paraphraser la question de droit exposée par le conseiller Christian Guéry dans son rapport sous le pourvoi initial de M. [R]) qu'une compétence dérogatoire au droit commun, susceptible de rendre les tribunaux français compétents en matière de répression de faits commis à l'étranger par un étranger dès lors qu'il s'agit de crime contre l'humanité doit pouvoir s'entendre en présence seulement des faits matériels sur lesquels cette qualification est assise, sans que soit apprécié s'ils ont été « commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique ». Et en conséquence rejeter la première branche du premier moyen du pourvoi et approuver l'arrêt de la chambre de l'instruction de Paris qui a justement retenu que dès lors que la Syrie punit les divers faits constitutifs du crime contre l'humanité tel que défini par notre code pénal, les juridictions françaises peuvent retenir leur compétence. II - 3. Sur le moyen tiré de l'absence de déclinaison de sa compétence par la Cour pénale internationale (2ème branche du premier moyen) Le grief est pris d'un défaut de réponse aux conclusions invoquant un moyen tiré d'un décret garantissant aux services de renseignements militaires et à l'armée de l'air une immunité de poursuite pour les crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions. Il en résulterait que la Syrie n'incriminait pas les faits reprochés. L'article 213-4 du code pénal français, situé dans le sous-titre consacré aux crimes contre l'humanité dispose que : « L'auteur ou le complice d'un crime visé par le présent sous-titre ne peut être exonéré de sa responsabilité du seul fait qu'il a accompli un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires ou un acte commandé par l'autorité légitime. Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le montant. » Comme rappelé au rapport, cette disposition reprend un principe du droit international issu du statut et du jugement du tribunal de Nuremberg, selon lequel le fait que les actes poursuivis aient pu être exécutés conformément aux lois en vigueur en 61 Voir sur ce point un arrêt Cass. Crim., 10 janvier 2007, pourvoi n°04-87.245, par lequel la chambre criminelle a affirmé que la qualification de tortures retenue en France pouvant être absorbée par celle de crimes contre l'humanité perpétrés à l'étranger ne fait pas obstacle à l'exercice de la compétence universelle de l'article 689-2 du CPP.
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Allemagne ou sur ordre d'un supérieur hiérarchique n'avait aucun effet exonératoire sur la responsabilité pénale. Dès lors et pour les motifs développés par Madame le conseiller rapporteur, cette branche du moyen, inopérante, ne saurait être admise.
II - 4. Sur le moyen tiré de l'absence de déclinaison de sa compétence par la Cour pénale internationale (3ème branche du premier moyen) Le mémoire au soutien du pourvoi fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir jugé que la condition posée à l'article 689-11 du code de procédure pénale – dans sa version en vigueur à la date de l'ouverture de l'information judiciaire, à savoir sa version antérieure à la loi du 23 mars 2019 – selon laquelle le ministère public doit s'assurer avant d'engager des poursuites, que la Cour pénale internationale a expressément décliné sa compétence, était remplie. Pour mémoire, l'article 689-11 du code de procédure pénale, dans sa version en vigueur au 15 février 2019, disposait : « La poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public si aucune juridiction internationale ou nationale ne demande la remise ou l'extradition de la personne. A cette fin, le ministère public s'assure auprès de la Cour pénale internationale qu'elle décline expressément sa compétence et vérifie qu'aucune autre juridiction internationale compétente pour juger la personne n'a demandé sa remise et qu'aucun autre Etat n'a demandé son extradition. » La chambre de l'instruction pour rejeter ce moyen a motivé sa décision de la façon suivante : « La CPI est compétente pour connaître de situations précisément déterminées et en tout état de cause pour des faits commis sur le territoire d'Etats parties au statut de Rome, ce qui n'est pas le cas de la Syrie, ou pour des faits commis par des ressortissants de ces mêmes Etats parties. Partant, la Cour pénale internationale ne peut décliner une compétence qu'elle ne possède pas. » En conséquence et dès lors que la chambre de l'instruction s'est assurée que l'Etat en cause, à savoir la Syrie, n'était pas partie au Statut de Rome, il apparaît que c'est à bon droit qu'elle a jugé inutile de s'assurer de l'existence d'une formalité qui ne trouve son sens que dès lors que la Cour pénale internationale - au regard du principe de complémentarité entre elle et les juridictions nationales - pourrait revendiquer d'exercer sa compétence. Cette branche du moyen sera en conséquence rejetée. II - 5. Sur le moyen tiré de l'insuffisance des indices graves ou concordants (2ème moyen) II – 5.1. L'étendue du contrôle de la Cour de cassation
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Aux termes de l'article 80-1 du code de procédure pénale, “à peine de nullité, le juge d'instruction ne peut mettre en examen que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'elles aient pu participer comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi”. Sur le fondement de ces dispositions, M. [R] a demandé à la chambre de l'instruction d'annuler sa mise en examen, soutenant qu'il ne résultait de l'information aucun acte positif de nature à constituer à son encontre des indices graves et concordants d'avoir commis, en qualité de complice, des faits de crimes contre l'humanité. Dans son second moyen de cassation, le demandeur fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté sa demande sans avoir caractérisé les actes positifs pouvant lui être imputés, constitutifs du crime reproché. Selon le mémoire, la chambre de l'instruction se serait bornée à relater le contexte sécuritaire syrien, à retracer le rôle du service au sein duquel l'exposant avait été affecté lorsqu'il était appelé, mais sans relever à son encontre aucun acte précis susceptible de rendre vraisemblable sa participation personnelle comme complice à des faits de crimes contre l'humanité. Or « sa seule prétendue loyauté au régime de [A] [B] ne pouvait suffire à le mettre en examen du chef d'un crime aussi grave. » La chambre criminelle juge avec constance que, sous réserve qu'elle se détermine par des motifs exempts d'insuffisance ou de contradiction et exempts d'erreur de droit, la chambre de l'instruction apprécie souverainement l'existence et la valeur probatoire des éléments de fait susceptibles de constituer les indices graves ou concordants retenus pour fonder la mise en examen62. En revanche, elle s'assure que les éléments factuels tirés du dossier, tels qu'ils ont été souverainement appréciés par la chambre de l'instruction, sont de nature à justifier la mise en examen. Toutefois, comme le rappelle Madame le conseiller rapporteur, « la loi n'exigeant qu'une simple vraisemblance de participation à la commission des infractions, il ne saurait être exigé que l'infraction soit établie avec certitude dans tous ses éléments constitutifs. » II – 5.2. Les éléments de l'espèce II – 5.2.1. La complicité du crime contre l'humanité Selon l'article 121-7 du code pénal « Est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre. » Il résulte des termes de la mise en examen que M. [R] a été mis en examen pour complicité de crime contre l'humanité par aide et assistance.
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Crim., 28 juin 2016, pourvoi n° 15-86.946, Bull. crim. 2016, n° 199 cité au rapport ; Crim., 14 septembre 2004, pourvoi n° 04-83.793
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A l'occasion d'un arrêt récent63, la chambre criminelle a jugé, concernant la complicité de crime contre l'humanité : « Vu l'article 121-7 du code pénal : 61. Aux termes du premier alinéa de ce texte, est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. 62. La question se pose de savoir si la complicité doit être définie différemment du droit commun lorsqu'est en cause le crime contre l'humanité. 63. Il résulte de l'article 212-1 du code pénal que constituent un crime contre l'humanité, lorsqu'ils sont commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique, notamment, l'atteinte volontaire à la vie, la réduction en esclavage, le transfert forcé de population, la torture, le viol, la prostitution forcée, la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs notamment d'ordre religieux. 64. Le crime contre l'humanité est le plus grave des crimes car au-delà de l'attaque contre l'individu, qu'il transcende, c'est l'humanité qu'il vise et qu'il nie. 65. Sa caractérisation, qui doit porter sur chacun de ses éléments constitutifs, implique en conséquence, notamment, la démonstration de l'existence, en la personne de son auteur, du plan concerté défini par le texte précité, un tel crime ne se réduisant pas aux crimes de droit commun qu'il suppose. 66. En revanche, l'article 121-7 du code pénal n'exige ni que le complice de crime contre l'humanité appartienne à l'organisation, le cas échéant, coupable de ce crime, ni qu'il adhère à la conception ou à l'exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique, ni encore qu'il approuve la commission des crimes de droit commun constitutifs du crime contre l'humanité. 67. Il suffit qu'il ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l'humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation. 68. Cette analyse s'inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour de cassation portant sur l'application de l'article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (Crim., 23 janvier 1997, pourvoi n° 96-84.822, Bull. crim., 1997, n° 32). 69. Ne portant que sur la notion de complicité, elle n'a pas pour conséquence de banaliser le crime contre l'humanité lui-même, dont la caractérisation reste subordonnée aux conditions strictes rappelées aux paragraphes 63 et 65. 70. Une interprétation différente des articles 121-7 et 212-1 du code pénal, pris ensemble, qui poserait la condition que le complice de crime contre l'humanité adhère à la conception ou à l'exécution d'un plan concerté, aurait pour conséquence de laisser 63
Crim., 22 février 2011, pourvoi n° 10-87.676, Bull. crim. 2011, n° 33 Crim., 7 septembre 2021, pourvoi n° 19-87.367, publié.
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de nombreux actes de complicité impunis, alors que c'est la multiplication de tels actes qui permet le crime contre l'humanité. 71. Dès lors que l'article 121-7 du code pénal ne distingue ni selon la nature de l'infraction principale, ni selon la qualité du complice, cette analyse a vocation à s'appliquer aux personnes morales comme aux personnes physiques. »
II – 5.2.3. Au cas présent, pour retenir l'existence d'indices graves et concordants à l'encontre du demandeur au pourvoi, l'arrêt retient : “Le rapport CÉSAR contient près de 55 000 photographies de corps torturés dans les prisons syriennes, dont 11 000 authentifiées par des experts. Les branches 251 et 295 de la Direction des Renseignements Généraux syriens étaient citées dans ce rapport comme celles dont provenaient un grand nombre de ces clichés. Or, [S] [R] était affecté à la branche 251 puis à la section 40 des Renseignements généraux. S'il prétend n'avoir été qu'un simple réserviste, affecté dans ces sections sans raison particulière, et son rôle à la section 40 s'étant limité à exécuter "des gardes statiques sur des barrages dans les quartiers ultras sécurisés", de sorte qu'il n'était pas confronté à l'arrestation d'opposants, force est cependant de relever que : - son affectation dans ces branche et section particulièrement sensibles et ciblées, révèle, selon les analystes, qu'il était favorable au régime de [A] [B], des preuves de loyauté à ce régime y étant nécessaires pour ces affectations ; - selon un rapport syrien, faire son service militaire dans un service de sécurité était généralement considéré comme l'une des meilleures affectations et c'est pourquoi ceux qui réussissaient à l'obtenir l'avaient activement sollicité ; - il avait été remarqué, selon ses propres déclarations, lors des sélections, puisqu'il faisait partie des 6 personnes retenues sur les 1500 "candidats" et ce, alors même que son frère avait quitté la Syrie avant d'effectuer son service obligatoire ; - il était encore particulièrement remarqué à l'issue d'une autre formation qui le sélectionnait pour faire partie du service domestique du chef de section [C] [D], selon ses déclarations, ce qui implique une confiance et une loyauté démontrées ; - il évoquait au demeurant son patriotisme avec [E] [F], sa petite amie, laquelle était certaine qu'il avait été policier pendant trois ans pendant la guerre et qu'il était proche de quelqu'un d'important ou d'un haut gradé. Celle-ci disait également qu'il lui avait confié avoir été obligé d'exécuter des ordres mais ne pas le regretter et n'avoir tué personne ; - il semblait avoir conservé des liens étroits avec des agents de l'État syrien, indiquant dans une conversation, s'être renseigné auprès de contacts sur place pour savoir si [G] [H] [I] était recherché en Syrie et s'il pouvait s'y rendre sans craindre d'être arrêté; - deux témoins, opposants du régime, confirmaient les informations de contexte recueillies, notamment au sujet du recrutement et de l'emploi des réservistes, déclarant notamment que les personnels des branches 251 et 295 travaillaient en coordination pour effectuer des patrouilles et que les réservistes, sélectionnés au vu de leur loyauté, étaient tous systématiquement armés ; - deux témoins pensaient reconnaître [S] [R] sur photographie, l'un pensant l'avoir croisé comme surveillant à [Localité 3] (D 63/11), l'autre comme agent ou surveillant (D 72) ;
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- un témoin déclare avoir entendu le mis en examen dire : " disait que son travail était de les arrêter. Il arrêtait les manifestants, il les tapait avec une matraque comme je l'ai dit. Il travaillait dans une unité du raid, pour les interventions." (D 100). L'ensemble de ces éléments constitue des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'il ait pu participer comme complice au crime visé, au sens de l'article 80-2 du code de procédure pénale. La requête en nullité sera donc rejetée” (pp.16 et 17). Il apparaît donc qu'en l'état de ces énonciations et constatations, la cour d'appel qui a caractérisé des faits personnels positifs et accomplis en connaissance de cause, a légalement justifié sa décision.
Conclusion Constater la recevabilité de l'opposition. En conséquence, déclarer nul et non avenu l'arrêt de la chambre criminelle en date du 24 novembre 2021. Statuant à nouveau sur le pourvoi de M. [R], le rejeter en tous ses moyens.
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