Cass. soc., Conclusions, 23-11-2022, n° 21-11.776
A84472RB
Référence
AVIS DE Mme ROQUES , AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 1272 du 23 novembre 2022 – Chambre sociale Pourvois n° 21-11.776 – 21-11.777 & 21-11.781 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 9 décembre 2020 Société Associated Press Limited C/ Mme [E] [H], MM. [B] [L] et [C] [G], UNEDIC délégation AGS CGEA IDF Ouest ainsi que la SCP BTSG, prise en la personne de Me [S], en qualité de liquidateur de la société French Language Service Limited _________________
Cet avis est commun aux pourvois J 21-11.776, K 21-11.777 et Q 21-11.781 qui contestent trois arrêts rendus par la cour d'appel de Paris le 9 décembre 2020. Il contient des développements qui sont similaires à ceux faits dans les avis sur les pourvois T 21-15.510 s'agissant du premier moyen ainsi que M 21-11.778, N 21-11.779 et P 21-11.780 pour le second moyen.
1.Faits et procédure La société Associated Press est une agence de presse mondiale installée à New-York qui est présente en France au travers d'une succursale d'Associated Press Limited, société de droit anglais (ci-après désignée société APL). Jusqu'en juillet 2012, l'activité de la société APL était scindée en trois services : - le service Photo, qui utilise des photographes locaux pour produire des photos d'actualité susceptibles d'intéresser un public international ; 1
- le service International, regroupant des correspondants anglophones qui collectent, écrivent et mettent en forme, en langue anglaise, les informations provenant de France et d'Afrique du Nord, susceptibles d'intéresser le public américain et international ; - et le service Français qui opérait comme une mini-agence de presse. Mme [E] [H] et MM. [B] [L] et [C] [G] ont été engagés par la société APL, dans le cadre de contrats à durée indéterminée, respectivement comme chef du service de sténorédacteurs et journalistes. Ils étaient affectés au service Français et bénéficiaient du statut de salariés protégés. Par acte du 12 juillet 2012, ce service a été cédé à la société French Language Service Limited (ci-après désignée société FLSL). Les contrats de travail des salariés non protégés qui y étaient affectés ont été transférés à cette société à compter du 16 juillet. S'agissant de Mme [H] ainsi que de MM. [L] et [G], la société APL a sollicité de l'inspection du travail l'autorisation de transférer leur contrats à la société FLSL, autorisations qui ont été délivrées le 12 septembre 2012. Ces décisions n'ont fait l'objet d'aucune contestation. Le 22 novembre 2012, la société FLSL a déposé une déclaration d'état de cessation des paiements et sa liquidation judiciaire a été prononcée par le tribunal de commerce de Paris par jugement du 6 décembre 2012, la SCP BTSG étant désignée en qualité de liquidateur. Courant décembre 2012, le liquidateur a licencié pour motif économique les salariés non protégés dont le contrat de travail avait été transféré. Le liquidateur a également sollicité l'autorisation de licencier pour le même motif les salariés bénéficiant d'un statut protecteur. Ces autorisations ont été délivrées le 22 janvier 2013. Mme [H], MM. [L] et [G] ont été licencié le 25 janvier. Les deux premiers ont formé des recours, tant hiérarchique que contentieux, qui ont été rejetés, la dernière décision étant celle du tribunal administratif de Paris du 6 janvier 2015. Tous les salariés ont contesté leur licenciement devant les juridictions prud'homales, soutenant qu'il n'y avait pas eu transfert d'une unité économique autonome, et donc pas application des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, et arguant également de la fraude commise par la société APL. Ils sollicitaient la condamnation de cette dernière à leur régler diverses sommes, au titre d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse ou, subsidiairement, sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du code civil. Par jugements de départage en date du 27 février 2018, le conseil des prud'hommes de Paris les a déboutés de l'ensemble de leurs demandes. Dans trois arrêts du 9 décembre 2020, la cour d'appel a infirmé les jugements en toutes leurs dispositions et : - s'est déclarée incompétente sur l'existence d'une entité économique autonome, 2
- a constaté l'existence d'une fraude à l'article L. 1224-1 du code du travail, en l'absence de transfert de cette unité, - a condamné la société APL à régler une somme à chacun des salariés en réparation de leur licenciement abusif, - a condamné la société APL à rembourser à l'AGS CGEA IDF Ouest les sommes versées par elle aux salariés, - débouté les parties du surplus de leurs demandes, - et condamné la société APL à régler les dépens ainsi que diverses sommes au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile. Ce sont les arrêts attaqués par la société APL. Cette dernière reproche à la cour d'appel d'avoir apprécié si les conditions d'application de l'article L. 1224-1 du code du travail étaient remplies, d'avoir estimé qu'il n'y avait pas eu transfert d'une unité économique autonome, d'avoir considéré que cela caractérisait une fraude dont elle l'a tenue pour responsable et de l'avoir condamnée à régler diverses sommes aux salariés et à l'UNEDIC délégation AGS CGEA IDF Ouest. Elle soutient, dans un premier moyen, que la cour d'appel a violé le principe de la séparation des pouvoirs puisque, s'agissant d'un transfert de contrat de travail autorisé par l'inspection du travail, les juridictions de l'ordre judiciaire ne sont pas compétentes pour apprécier si les conditions posées par l'article L. 1224-1 du code du travail sont réunies ou non, quand bien même la fraude serait invoquée. Elle estime que l'autorisation administrative délivrée par l'inspection du travail induit que l'existence d'une unité économique autonome mais également les autres conditions d'application de cet article ont été contrôlées par l'administration et sont réunies, de sorte que le juge judiciaire ne peut revenir sur ces points à l'occasion d'un litige dont il est saisi. Dans un second moyen, elle soutient que la cour d'appel ne pouvait la condamner pour des faits postérieurs au transfert des contrats de travail, sans caractériser une collusion frauduleuse entre le cessionnaire et elle. Elle estime également que la cour d'appel a violé le texte précité en retenant qu'elle ne produisait aucun élément relatif à la situation et l'activité de la société FLSL, alors qu'il incombait au liquidateur de celle-ci de le faire, et en estimant qu'elle était seule responsable de la liquidation de cette dernière, tout en relevant qu'elle avait perdu le soutien financier de son actionnaire principal. Enfin, la société APL reproche à la cour d'appel d'avoir retenu l'absence de cession du service Français, faute de cession de ses éléments incorporels, alors qu'elle n'a pas évoqué le transfert différé des clientèles francophones, pourtant prévu dans l'accord de cession, ni n'a constaté que la clientèle française n'avait pas été cédée.
2. Discussion et avis Ces pourvois posent deux questions. La première est relative à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire saisies d'un litige portant sur le transfert du contrat de travail d'un salarié protégé ou sur son licenciement subséquent.
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La seconde question, subsidiaire, conduit à examiner si la cour d'appel a correctement et suffisamment caractérisé la fraude qu'elle a imputée à la société APL, pour le cas où le juge judiciaire s'avérait compétent pour trancher ce point.
sur la violation alléguée du principe de la séparation des pouvoirs Aux termes de l'article L. 1224-1 du code du travail, « Lorsque survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l'entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise. » L'article L. 1224-2 de ce même code dispose que « Le nouvel employeur est tenu, à l'égard des salariés dont les contrats de travail subsistent, aux obligations qui incombaient à l'ancien employeur à la date de la modification, sauf dans les cas suivants: 1° Procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire; 2° Substitution d'employeurs intervenue sans qu'il y ait eu de convention entre ceux-ci. Le premier employeur rembourse les sommes acquittées par le nouvel employeur, dues à la date de la modification, sauf s'il a été tenu compte de la charge résultant de ces obligations dans la convention intervenue entre eux. » Lorsque les juridictions judiciaires sont saisies d'une contestation portant sur l'application des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, elles doivent s'assurer que les conditions posées par cet article sont bien remplies et qu'aucune fraude n'a été commise. Aux termes de la jurisprudence de la chambre, rappelée par Mme Sommé dans son rapport, le transfert d'une unité économique autonome ne s'opère que si des moyens corporels ou incorporels significatifs et nécessaires à l'exploitation de l'entité sont repris, directement ou indirectement, par un autre exploitant. En présence d'un salarié protégé, le transfert de son contrat de travail ne peut d'opérer que s'il a été autorisé par l'administration, en vertu des dispositions de l'article L. 24141 du code du travail. La décision ainsi rendue, qu'elle soit administrative ou juridictionnelle, s'impose au juge judiciaire en vertu du principe de séparation des pouvoirs. En effet, la chambre a rappelé à plusieurs reprises que, « lorsqu'une autorisation administrative pour le transfert du contrat de travail d'un salarié investi de mandats représentatifs a été accordée à l'employeur, le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de la séparation des pouvoirs, remettre en cause l'appréciation par l'autorité administrative de l'application de l'article L. 1224-1 du code du travail »1.
Est-ce à dire que le juge judiciaire ne peut trancher aucun litige relatif à un transfert de contrat de travail autorisé par l'administration ? 1
Voir par exemple Soc., 17 juin 2009, pourvoi n° 08-42.614, Bull. 2009, V, n° 154, Soc., 3 mars 2010, pourvoi n° 08-40.895, Bull. 2010, V, n° 53, Soc., 28 avril 2011, pourvoi n° 10-11.041 ou Soc., 21 juin 2017, pourvoi n° 16-60.266
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A mon sens, le principe de séparation des pouvoirs induit que le juge judiciaire ne peut contrôler ce qui l'a déjà été par l'administration, et éventuellement les juridictions administratives. Cependant, il me semble qu'il reste compétent pour trancher tous les points qui ne sont pas examinés par l'administration. C'est d'ailleurs la solution que la chambre a retenue dans des pourvois relatifs à la contestation de licenciements économiques malgré un PSE validé par la DIRECCTE. Dans ces espèces, les salariés soulevaient une fraude aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail pour soutenir que leur licenciement pour motif économique était nul, bien qu'un PSE avait été validé par l'administration. Dans un arrêt du 20 juin 20202, la chambre a énoncé ce qui suit : « 7. Il résulte des articles L. 1233-57-2, dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014, et L. 1235-7-1 du code du travail que, dans le cas d'un licenciement collectif pour lequel l'employeur est tenu d'établir un plan de sauvegarde de l'emploi, l'autorité administrative valide l'accord collectif mentionné à l'article L. 1233-24-1 dès lors qu'elle s'est assurée notamment de sa conformité aux articles L. 1233-24-1 à L. 1233-24-3, de la régularité de la procédure d'information et de consultation du comité d'entreprise, en particulier la vérification que le comité d'entreprise a été mis à même de formuler les avis mentionnés à l'article L. 1233-30 en toute connaissance de cause, et de la présence dans le plan de sauvegarde de l'emploi des mesures prévues aux articles L. 1233-61, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, et L. 1233-63. Le contenu du plan et la régularité de la procédure de licenciement collectif ne peuvent faire l'objet d'un litige distinct de celui relatif à la décision de validation de l'accord collectif déterminant le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi. 8. Le juge judiciaire demeure ainsi compétent pour connaître de l'action exercée par les salariés licenciés aux fins de voir constater une violation des dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, de nature à priver d'effet les licenciements économiques prononcés à l'occasion du transfert d'une entité économique autonome, et de demander au repreneur la poursuite des contrats de travail illégalement rompus ou à l'auteur des licenciements illégaux la réparation du préjudice en résultant. 9. La cour d'appel, qui a constaté que le conseil de prud'hommes était saisi de demandes des salariés tendant à la condamnation de l'auteur des licenciements au paiement de dommages-intérêts en raison d'une fraude aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail, en a exactement déduit que la juridiction prud'homale était compétente. » Pour en revenir à l'autorisation de transfert du contrat d'un salarié protégé, l'inspecteur du travail, saisi d'une telle demande, « doit s'assurer tout d'abord que le transfert du contrat de travail dont il est saisi entre dans le cadre d'un transfert partiel d'entreprise ou d'établissement et, dans cette hypothèse, s'assurer que les conditions de l'article L. 1224-1 du Code du travail ou de l'accord collectif sont réunies. »3 2
Soc., 10 juin 2020, pourvoi n° 18-26.230, 18-26.229
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Cf. Fiche 15 des circulaire DGT 07/2012 du 30 juillet 2012 relative aux décisions administratives en matière de rupture ou de transfert du contrat de travail des salariés protégés et du guide relatif aux décisions administratives en matière de rupture et de transfert du contrat de travail des salariés protégés élaboré par le DGT et mis à jour en décembre 2021
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Pour ce faire, il doit contrôler les points suivants : « 4.1. La matérialité du fait générateur du transfert L'inspecteur du travail doit s'assurer de la réalité du transfert et de la nature des éléments transférés, mais, à la différence d'une demande d'autorisation de licenciement, il ne saurait porter d'appréciation sur l'origine de l'opération. 4.2. L'applicabilité des dispositions légales ou conventionnelles invoquées dans la demande d'autorisation de transfert Si la demande est fondée sur les dispositions de l'article L. 1224-1 du Code du travail, il faut vérifier la réalité du transfert d'une entité économique autonome ; si cette entité n'est pas caractérisée, l'autorisation doit être refusée. L'opération constitue dès lors, non un transfert, mais une modification du contrat de travail susceptible d'être refusée par le salarié. [...] 4.3. L'appartenance effective du salarié pour tout ou partie de son temps de travail à l'unité transférée. [....] 4.4. L'absence de lien avec le mandat ou l'appartenance syndicale. [...] »4. L'inspecteur du travail ne limite donc pas son contrôle à l'existence ou non d'une unité économique autonome mais il doit également vérifier que l'opération qui lui est soumise opère bien un transfert de cette unité. Il doit aussi s'assurer que le salarié concerné par la demande d'autorisation de transfert est effectivement affecté à cette unité5. Les recours, hiérarchique ou juridictionnel, formés contre la décision ainsi rendue peuvent porter sur tous les éléments contrôlés par l'inspecteur du travail. Par ailleurs, en vertu des dispositions de l'article L. 241-2 du code des relations entre le public et l'administration, « un acte administratif unilatéral obtenu par fraude peut être à tout moment abrogé ou retiré. » Ainsi, l'administration ou le juge administratif peut également apprécier, si elle est invoquée, l'existence ou non d'une fraude commise pour obtenir cette autorisation. On peut envisager par exemple que la fraude soit caractérisée par l'obtention d'une autorisation sur le fondement d'un projet de cession non conforme à la réalité. Mais, elle peut porter sur tout autre élément de fait que l'administration a à contrôler.
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Cf. Circulaire et guide précités
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Conseil d'État 15 juin 2005, n° 250747 : « que, pour autoriser le transfert du contrat de travail d'un salarié protégé, en application des dispositions précitées de l'article L. 412-18 du code du travail, l'autorité administrative ne doit pas se borner à vérifier si le contrat de travail de l'intéressé est en cours au jour de la modification intervenue dans la situation juridique de l'employeur, mais est tenue d'examiner si le salarié concerné exécutait effectivement son contrat de travail dans l'entité transférée ; »
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Le juge judiciaire ne peut, dans le cadre d'un litige dont il est saisi, revenir sur l'appréciation de ces points faite par l'administration ou le juge administratif. En revanche, l'inspecteur du travail n'a pas à contrôler l'origine du transfert, à savoir notamment les raisons pour lesquelles l'employeur souhaite céder une unité économique autonome ou le choix du cessionnaire, qui peuvent pourtant receler une intention frauduleuse6. Dès lors, je considère que le juge judiciaire peut être saisi pour trancher la question d'une éventuelle fraude ou de fautes civiles commises par l'employeur dans sa décision de céder une unité économique autonome. Dans ses arrêts, la cour d'appel de Paris a indiqué que « le juge judiciaire ne peut remettre en cause la décision de l'inspecteur du travail qui s'impose à tous et la demande fondée sur la mauvaise application de l'article L. 1224-1 du code du travail est infondée ». Elle s'est, de ce fait, déclarée incompétente pour apprécier de l'existence d'une unité économique autonome et a, en cela, respecté le principe de la séparation des pouvoirs. Elle a ajouté que, « si une suspicion de fraude préside au transfert critiqué, le juge judiciaire retrouve sa compétence pour statuer sur ce point ». Pour autant, la cour d'appel n'a pas examiné que les motifs qui ont conduit la société APL à céder le service Français. Et, elle a retenu qu'il n'y avait pas eu de transfert d'une unité économique autonome puisqu'il n'y avait pas eu transfert des toutes les clientèles du service Français, et donc des éléments incorporels significatifs et nécessaires à l'exploitation de l'entité. Cependant, en délivrant son autorisation de transfert, l'inspecteur du travail a nécessairement considéré que ce service consistait une unité économique autonome qui allait effectivement être cédée à la société FLSL. Puisque cette décision n'a pas été contestée par les salariés devant les autorités et juridictions administratives, devant lesquelles ils auraient pu invoquer une fraude, ils ne pouvaient valablement le faire devant les juridictions de l'ordre judiciaire. Je considère donc que la cour d'appel a violé le principe de la séparation des pouvoirs et retenant qu'elle était compétente pour apprécier de l'existence d'une fraude portant sur l'un des points déjà contrôlés par l'administration, à savoir la cession d'une unité économique autonome.
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Cf. Par exemple Soc., 19 mai 2016, pourvoi n° 15-13.609, 15-13.603, 15-13.604 : « Mais attendu que la cour d'appel ayant retenu, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que la société UPS SCS, qui avait tous les éléments pour apprécier le caractère irréaliste du plan de cession de l'entité économique autonome constituée par l'activité maintenance-réparation et qui, spécialement, savait dès avant la vente, que le maintien des relations contractuelles avec la société Hewlett Packard, pourtant indispensable à la réalisation de ce plan, était définitivement compromis, a estimé, hors toute dénaturation et répondant aux conclusions, que la société avait recouru dans des conditions frauduleuses à la cession de cette activité et que les licenciements étaient nuls ; que le moyen n'est pas fondé ; »
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Je suis à la cassation des arrêts en ce qu'ils ont « constaté l'existence d'une fraude à l'article L. 1224-1 du code du travail, en l'absence de transfert » d'une unité économique autonome. Il doit être relevé que, dans leurs conclusions d'appel, les salariés invoquaient d'autres faits pour caractériser la fraude aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail que la société APL avait, selon eux, commise. En effet, ils soutenaient que cette dernière avait cédé le service Français à une « coquille vide », créée pour les besoins de la cause, qui n'avait pris aucun engagement de maintien de l'emploi, et alors que le groupe de presse allemand DADP, avec lequel elle était en lien, avait par le passé repris d'autres services de presse pour les fermer immédiatement après et licencier les salariés. Ils estimaient donc que la société APL « avait sous-traité la gestion des licenciements économiques qu'elle ne souhaite pas mettre en oeuvre » et « a privé les salariés d'un plan de sauvegarde de l'emploi avec notamment possibilité de reclassement au sein du Groupe ». Ainsi, selon eux, la fraude commise par la société APL aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail résidait également dans les motifs qui l'avaient conduite à céder le service Français. C'est pourquoi, il me semble opportun d'examiner tout de même le second moyen. En effet, cela permettrait de déterminer si, malgré les termes du dispositif des arrêts précités, la cour d'appel n'a pas relevé des éléments de fait caractérisant une fraude commise par la société APL dans la décision de céder le service Français. Si tel était le cas, il pourrait être envisagé de faire application des dispositions des articles L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile. Sur les éléments constitutifs de la fraude retenue par la cour d'appel La fraude, qui relève du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond 7, peut être caractérisée : - par une concertation frauduleuse entre la société cédante et le cessionnaire, qui entraîne une responsabilité in solidum des deux à l'égard des salariés8, - par les agissements, et par là même la responsabilité, du seul cessionnaire, notamment lorsqu'il licencie pour motif économique le salarié dont le contrat de travail a été transféré sans supprimer son poste et en le pourvoyant immédiatement après9, - par les agissements du seul cédant qui va affecter des salariés à un service dont il sait qu'il va être transféré10 ou qui va céder une unité économique autonome, opérant 7
Voir par exemple Soc., 13 octobre 2015, pourvoi n° 14-12.800 ou Soc., 19 mai 2016, pourvoi n° 1513.609, 15-13.603, 15-13.604 8 Cf. Par exemple Soc. 12 avril 2005, n°03-41.399 ou Soc., 27 mai 2020, pourvoi n° 19-12.471 pour un rappel de ce principe 9 Cf. Notamment Soc., 10 juillet 2007, pourvoi n° 06-40.906
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un transfert de contrat de travail, tout en ayant connaissance du « caractère irréaliste du plan de cession » de cette entité11 ou, enfin, qui va scinder artificiellement certaines activités de son entreprise pour créer un service qu'il cédera ensuite avec les salariés qu'il y aura affecté, sans que cela constitue une unité économique autonome12. Dans ces dernières hypothèses, seul le cédant est condamné à réparer le préjudice subi par les salariés licenciés. Comme je l'ai exposé plus haut, il me semble que le juge judiciaire reste compétent pour apprécier si les raisons qui ont conduit le premier employeur à céder une unité économique autonome ne sont pas constitutives d'une fraude, qui engagerait sa responsabilité, voire celle du cessionnaire en cas de concertation frauduleuse invoquée et établie. Cependant, les juges du fond n'ont pas nécessairement besoin de caractériser une concertation frauduleuse entre le cédant et le cessionnaire pour retenir la fraude et la responsabilité du premier. Or, dans notre espèce, si le liquidateur de la société FLSL était bien partie à la cause, les salariés dirigeaient leurs demandes à titre principal contre de la société APL. Puisque la cour d'appel a retenu une fraude commise par la société APL, elle l'a seule condamnée, conformément à la jurisprudence précitée. Il me semble donc, comme le propose Mme Sommé dans son rapport, que la première branche du second moyen peut être rejetée.
Par ailleurs, à la lecture des arrêts, dont la motivation est identique, il apparaît que : 10 Voir l'arrêt cité au rapport Soc., 29 mai 1991, pourvoi n° 88-41.706 : « Mais attendu que, répondant aux conclusions, la cour d'appel a constaté la manoeuvre frauduleuse réalisée par la société MSR, qui, ayant appris qu'elle allait perdre la gestion du restaurant du groupement d'intérêt économique, s'est empressée d'y muter trois salariés dans le seul but de ne plus les conserver à son service ; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision ; » 11 Cf. Soc., 19 mai 2016, pourvoi n° 15-13.609, 15-13.603, 15-13.604 : « Mais attendu que la cour d'appel ayant retenu, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que la société UPS SCS, qui avait tous les éléments pour apprécier le caractère irréaliste du plan de cession de l'entité économique autonome constituée par l'activité maintenance-réparation et qui, spécialement, savait dès avant la vente, que le maintien des relations contractuelles avec la société Hewlett Packard, pourtant indispensable à la réalisation de ce plan, était définitivement compromis, a estimé, hors toute dénaturation et répondant aux conclusions, que la société avait recouru dans des conditions frauduleuses à la cession de cette activité et que les licenciements étaient nuls ; que le moyen n'est pas fondé ; », arrêt cité au rapport 12 Voir Soc., 21 juin 2006, pourvoi n° 05-42.432, 05-42.433, 05-42.434, 05-42.435, 05-42.436, 0542.437, 05-42.439, 05-42.438, 05-42.440, 05-42.418, 05-42.419, 05-42.420, 05-42.421, 05-42.422, 0542.423, 05-42.424, 05-42.425, 05-42.426, 05-42.427, 05-42.428, 05-42.429, 05-42.430, 05-42.431, Bull. 2006, V, n° 224 : « Mais attendu que la cour d'appel, appréciant sans dénaturation les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, a constaté l'absence de réelle spécificité du département cédé dans ses activités et dans son personnel, et a pu en déduire qu'il ne constituait pas une entité économique autonome, ce dont il résultait que les conditions d'application de l'article L. 122-12 du code du travail n'étaient pas réunies ; qu'elle a, par ces seuls motifs, légalement justifié ses décisions ; »
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- la société APL soutenant que la cession à FLSL s'insérait dans un projet plus vaste de collaboration avec le groupe de presse allemande DAPD, et notamment l'une de ses filiales SIPA Press, la cour d'appel retient que cette dernière ne prouve pas ses dires puisque seule la société FLSL est signataire de l'acte de cession, sans que le groupe DADP apparaisse ou que ces liens avec cette société soient établis 13 ; la société SIPA Press n'est que garant de la société FLSL à l'égard du seul vendeur ; - la cour d'appel a également relevé qu'une partie de la clientèle francophone, pourtant clientèle du service Français, n'a pas été cédée (il s'agit des « clients basés en Belgique, Luxembourg et au Maroc ») tandis que la clientèle Suisse pourra faire l'objet d'une cession par acte ultérieur et qu'en tout état de cause, la « clientèle rattachée au fond » ne sera effectivement transférée que si les clients acceptent le transfert de leur contrat à la société FLSL, sans que leur refus engage la responsabilité de la société APL. ; - la cour d'appel a, en outre, constaté que la société FLSL avait été constituée uniquement en vue de cette cession14, que ses statuts n'avaient été déposés qu'en octobre 2012 et que les informations contenues dans les notes remises au tribunal de commerce ayant prononcé sa liquidation ne faisaient état d'aucun patrimoine propre, ni d'activité propre ce dont elle en a déduit que la société APL ne lui avait transmis aucune clientèle, ce qui obérait les chances de la société FLSL d'avoir une activité viable ; - enfin, la cour d'appel a relevé la proximité dans le temps entre la cession du service Français, et des contrats de travail des salariés qui y travaillaient, la date de dépôt de la déclaration d'état de cessation des paiements et la mise en liquidation de la société FLSL, événements séparés de quelques mois. Il apparaît au vu de ces éléments que l'opération de cession du service Français était hasardeuse, car faite à une société sans existence, ni activité avant cette cession, dont il n'était pas établi qu'elle disposait de moyens propres et du soutien d'autres sociétés pour poursuivre l'activité cédée, et qui n'acquérait pas, de suite, l'ensemble de la clientèle rattachée au service Français. Par ailleurs, ces motifs ne font pas, à mon sens, peser sur la seule société APL la mise en liquidation judiciaire de la société FLSL, puisque sont relevés tous les éléments qui ont conduit à cette issue. Par ailleurs, si les arrêts indiquent que la société APL n'apportait pas d'informations sur son cessionnaire, il me semble que tant l'argumentation de celle-ci, qui soutenait que l'opération s'inscrivait dans un accord plus vaste, que le principe même d'un accord de cession, qui impose nécessairement de s'assurer que le cessionnaire pourra respecter les engagements qu'il prend à son égard, impliquaient que la société APL devait disposer d'un minimum d'informations sur la société FLSL qu'elle pouvait produire au soutien de ses moyens. En tout état de cause, ce n'est pas à raison de cette absence d'informations mais en se fondant sur l'acte de cession et les données produites devant le tribunal de commerce de Paris que la cour d'appel a caractérisé l'absence de viabilité de la société FLSL. Enfin, s'agissant des clientèles francophones, la cour d'appel s'est appuyée sur les termes de l'acte de cession, dont la dénaturation n'est pas soutenue, pour relever La cour d'appel relève que le contrat de cession « ne prévoyait aucun soutien financier clair de la part de DADP » 13
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Elle reprend même l'expression de « coquille vide » employés par les salariés.
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l'absence de cession immédiate et totale de certaines d'entre elles mais également sur le fait que les éléments incorporels cédés avaient une valeur trop modique pour les inclure. Je considère que la motivation de la cour d'appel suffit pour caractériser une fraude, même s'il ne s'agit pas de celle retenue par elle. Compte tenu de l'ancienneté du litige et des autres pourvois qui opposent la société APL à d'autres salariés du service Français, il me semble d'une bonne administration de la justice que la chambre statue au fond sur ces pourvois et retienne que celle-ci a commis une fraude aux dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail en cédant une unité économique autonome, alors qu'elle disposait des éléments pour apprécier le caractère irréaliste de cette opération et les risques qu'elle faisait peser sur les emplois des salariés qui y étaient affectés. Je suis donc d'avis de : - casser les arrêts uniquement en ce qu'ils ont dit que la fraude de la société APL était caractérisée par l'absence de transfert d'une unité économique autonome, - faire application des dispositions des articles L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile, - retenir que la fraude était caractérisée par les conditions auxquelles la société APL a accepté cette cession, - et de ne pas renvoyer l'affaire à une cour d'appel, puisqu'il ne reste plus rien à juger au fond.
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