Cass. civ. 1, Conclusions, 10-01-2024, n° 22-10.278
A83952RD
Référence
AVIS DE Mme CARON-DÉGLISE, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 1 du 10 janvier 2024 (B) – Première chambre civile Pourvoi n° 22-10.278 Décision attaquée : Cour d'appel de Douai du 14 octobre 2021 Mme [K] [B] C/ M. [E] [G] _________________
I - Rappel des faits et de la procédure et question de droit. Les faits et la procédure ont été exactement exposés par le conseiller rapporteur. Rappelons que Mme [K] [B] et M. [E] [G], mariés le [Date Mariage 1] 2008 à [Localité 1] sous le régime de la séparation de biens, ont divorcé par consentement mutuel par jugement du 3 décembre 2014. Suivant exploit du 21 juillet 2017, Mme [K] [B] a fait assigner son ex-époux devant le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Béthune aux fins de le voir, au visa des articles 1479 et 1543 du code civil, condamné au paiement de la somme principale de 80.000 euros représentant une créance entre époux.
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Par jugement du 19 novembre 2019, le juge aux affaires familiales a déclaré Mme [K] [B] recevable en sa demande mais l'en a déboutée. Par l'arrêt attaqué du 14 octobre 2021, la cour d'appel de Douai a confirmé le jugement entrepris et toutes ses dispositions et, y ajoutant, a débouté Mme [K] [B] de sa demande subsidiaire tendant à la condamnation de M. [E] [G] à lui payer la somme de 80.000 euros au titre de l'enrichissement sans cause. Le pourvoi comporte un moyen unique. Il critique cette décision au motif que « le rejet de la demande fondée sur l'existence d'un prêt entre époux, résultant de l'absence de caractérisation d'une obligation de restitution, rend recevable l'action subsidiaire en enrichissement sans cause ; qu'au cas présent, la cour d'appel a rejeté la demande subsidiaire de Mme [B] fondée sur l'enrichissement sans cause au motif que « le recours à la notion d'enrichissement sans cause n'a qu'un caractère subsidiaire et ne peut en l'espèce permettre de contourner l'absence de preuve suffisante d'une obligation de restitution au titre du remboursement de prêt » (arrêt attaqué, p. 5) ; qu'en statuant ainsi cependant que le rejet de la demande fondée sur l'existence d'un contrat de prêt rendait recevable l'action subsidiaire en enrichissement sans cause, la cour d'appel a violé l'article 1371 du code civil. » Il interroge la Cour sur la subsidiarité de l'action de in rem verso, tout particulièrement lorsque la demande en paiement de l'époux est fondée à titre principal sur un contrat sans pouvoir en démontrer l'existence.
II - Discussion et Avis. A titre liminaire, nous pouvons nous interroger sur la loi applicable en l'espèce. La notion d'enrichissement injustifié a été introduite aux articles 1303 à 1303-4 du code civil par l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. L'article 1303-3, en particulier, dispose que « l'appauvri n'a pas d'action sur ce fondement lorsqu'une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription ». Cependant, il apparaît que l'ordonnance du 10 février 2016 ne peut trouver application en la cause puisque, dans un arrêt de la première chambre civile du 3 mars 2021 (1ère Civ., 3 mars 2021, pourvoi n° 19-19.000, P), la loi applicable aux conditions d'existence de l'enrichissement injustifié est celle du fait juridique qui en est la source - versement de Mme [B] à son époux en 2012 - alors que la loi applicable à la détermination du calcul de l'indemnité est la loi nouvelle. Il conviendra donc de faire application des dispositions antérieures à l'ordonnance du 10 février 2016 et notamment de l'article 1371 du code civil, visé par le moyen, également dans sa rédaction antérieure, ce texte ayant servi de fondement juridique à la construction jurisprudentielle de la notion d'enrichissement sans cause.
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L'article 1371 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, dispose que les « quasi-contrats sont les faits purement volontaires de l'homme, dont il résulte un engagement quelconque envers un tiers, et quelquefois un engagement réciproque des deux parties ».
2.1. La notion d'enrichissement sans cause et son caractère subsidiaire. – La notion d'enrichissement sans cause. La théorie de l'enrichissement sans cause est une règle prétorienne ancienne 1, consacrée par la réforme du droit des obligations du 10 février 2016 à l'article 1303 du code civil, dans un chapitre spécifique intitulé « enrichissement injustifié ». Fondée sur un principe d'équité, cette théorie est une règle de redistribution prescrivant de rendre à chacun son dû et de compenser le transfert de valeur d'un patrimoine à l'autre par l'octroi d'une indemnité à l'appauvri, à la charge de l'enrichi. 2 Cette théorie a été intégrée par la réforme du 10 février 2016 qui est elle-même le produit de différents travaux académiques : l'avant-projet Catala3, l'avant-projet Terré4, dont les préconisations ont été particulièrement suivies et les avant-projets de la Chancellerie. Si le législateur a remplacé l'expression « enrichissement sans cause » par celle d' « enrichissement injustifié », l'influence du concept de cause demeure toutefois selon certains auteurs5 . En tout état de cause, selon le rapport au Président de la République, l'abandon du terme « permettra à la France de se rapprocher de la législation de nombreux droits étrangers ». Soulignons toutefois la substitution du terme « injustifié » à l'absence de cause suscite des réserves6.
1 Cass. Req. 15 juin 1892, GAJC, t. 2, 12ème éd., n° 239, DP 1892.1.596, S. 1893.1.281, note Labbé
; Civ. 2 mars 1915, Bulle. Chambre civile, n° 28 ; 1ère Civ., 25 février 2003, n° 00-18.572, Bull. civ., I, n° 55 ; RTD civ. 2003.280, obs. J. Hauser
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V. Rapport au président de la République relatif à l'ordonnance n ° 2016-131 du 10 févr. 2016, JO 11 févr., texte n° 25. ; Molière, La consécration de l'enrichissement injustifié : premiers regards sur le projet d'ordonnance et premières propositions de remaniement, LPA 15 mai 2015, nos 96-97, p. 6 ; A. Bénabent, Droit des obligations, 15e éd., 2016, LGDJ 3 P. Catala, Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, sous la dir. de
Catala, 2005, La Documentation française, 2006 4 F. Terré, Pour une réforme du régime général des obligations, 2013, Dalloz 5 v. M. Mekki, Panorama, Droit des contrats, D. 2017., p. 382 et 383 6 v. F. Chénedé, " Le nouveau droit des obligations et des contrats, Consolidations, innovations,
perspectives", 2016, Dalloz, chapitre 34, no 34-22, p. 230 ; G. Chantepie et M. Latina, " La réforme du
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En tout état de cause, cette théorie de l'enrichissement sans cause sur laquelle la chambre doit se pencher à l'occasion du présent pourvoi s'est construite progressivement avant la réforme. Par sa généralité, elle s'est déployée dans diverses situations, notamment, en droit de la famille7 et plus particulièrement aux concubins lors de la liquidation de leurs biens8. – Le caractère subsidiaire de l'action. L'expression latine «de in rem verso » désigne un type d'actions subsidiaires, connues du droit romain, qui correspond à plusieurs actions (l' « enrichissement sans cause », la « gestion d'affaires », la « répétition de l'indû ») nommées quasi-contrats par le code civil. En matière d' « enrichissement sans cause », l'action revêt un caractère subsidiaire, en ce sens qu'elle « ne peut être admise qu'à défaut de toute autre action ouverte au demandeur »9, cette subsidiarité ne constituant pas une fin de non-recevoir au sens de l'article 122 du code de procédure civile mais une condition inhérente à l'action10. Ce principe de subsidiarité de l'action avait été dégagé très tôt par la Cour de cassation dans l'arrêt Clayette du 12 mai 191411 et a été ensuite réaffirmé afin que cette action ne soit pas utilisée comme une technique pour contourner ou « suppléer une autre action que le demandeur ne peut intenter par suite d'une prescription, d'une déchéance ou forclusion ou par l'effet de l'autorité de la chose jugée ou parce qu'il ne peut apporter les preuves qu'elle exige ou par suite de tout autre obstacle de droit »12. Dans le même sens, l'absence de preuve d'un contrat de prêt ne peut permettre de recourir à une action fondée sur l'enrichissement injustifié13. L'application rigoureuse de cette position a conduit la Cour de cassation à retenir que le principe de subsidiarité pouvait faire échec à ce qu'un entrepreneur en bâtiment qui avait réalisé des travaux dans les propriétés de son ex-concubine sans pouvoir démontrer l'existence d'un contrat de louage d'ouvrage ne puisse pas droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l'ordre du Code civil ", 2016, Dalloz, no 743, p. 642 s. 7 A. Gouttenoire-Cornut, Collaboration familiale et enrichissement sans cause, Dr. fam. 1999.
Chron. 19 8 A. Sinay-Cytermann, Enrichissement sans cause et communauté de vie. Incidences de la loi du
10 juillet 1982, D. 1983. Chron. 160 9 3ème Civ., 29 avr. 1971, pourvoi n° 70-10.415, Bull. civ. III, n° 277 10 1ère Civ., 4 avril 2006, pourvoi n° 03-13.986, Bull., I, n° 194 11 Civ. 12 mai 1914, S. 1918, I, p. 41, note E. Naquet 12 3ème Civ., 29 avr. 1971, pourvoi n° 70-10.415 précité 13 v. not. 1ère Civ., 10 juill. 2013, pourvoi n° 12-15.334, RTD civ. 2013. 821, obs. J. Hauser
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ensuite invoquer l'enrichissement sans cause14. Mais, à l'inverse et ensuite, la Cour de cassation a assoupli sa position et a cassé des arrêts qui s'étaient limités à affirmer que la subsidiarité de l'action en enrichissement sans cause ne pouvait permettre de contourner les règles du contrat de société de fait évoqué à titre principal, considérant que le rejet de la demande principale fondée sur la société de fait rendait au contraire recevable la demande subsidiaire15. Il en va de même en cas de rejet de l'action fondée sur l'existence d'un contrat de mandat de gestion 16. La question est en effet de déterminer les arguments en vertu desquels l'action principale a été écartée. Reprenant les motifs de la jurisprudence 17, s'il s'agit d'un « obstacle de droit », tels que la prescription, la forclusion ou la déchéance notamment, qui sont des causes d'extinction de l'action qui en ferment donc l'accès, l'action subsidiaire ne peut prospérer. Mais en dehors de ces hypothèses et de l'effet de l'autorité de la chose jugée, comment interpréter l'expression « parce qu'il ne peut apporter les preuves qu'elle exige ou par suite de tout autre obstacle de droit ». Les deux expressions lues ensemble sont particulièrement imprécises, la question de la preuve ne pouvant selon nous être réduite à la notion d' « obstacle de droit » et apparaissant dans certains cas relever davantage de celle d' « obstacle de fait ». Le nouvel article 1303-3 du code civil issu de l'ordonnance de 2016 - non applicable en l'espèce - n'est pas plus éclairant puisqu'il dispose que l'appauvri n'a pas d'action sur le fondement de l'enrichissement injustifié « lorsqu'une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription ». Relevons cependant que l'expression « parce qu'il ne peut apporter les preuves qu'elle exige » n'a pas été reprise. Sans doute est-il nécessaire de bien distinguer ce qui relève précisément des obstacles de droit et de considérer que la subsidiarité de l'action fondée sur l' « enrichissement sans cause » n'implique pas automatiquement qu'elle soit fermée en son principe dès lors que l'action principale a échoué pour manque ou insuffisance de preuve de l'engagement. D'autant que, rappelons le, l'action subsidiaire fondée sur l' « enrichissement sans cause » ne pourra prospérer au fond que si les conditions - que nous examinerons infra - en sont remplies.
14 3ème Civ.,
29 avril 1971, pourvoi n° 70-10.415, Bull., III, n° 277 ; v. aussi 1ère Civ., 2 avril 2009, pourvoi n° 08-10.742, Bull., I, n° 74 ; 1ère Civ., 31 mars 2011, pourvoi n° 09-13.966, Bull., I, n° 6, arrêts cités par le mémoire en défense 15 1ère Civ., 5 mars 2008, n° 07-13.902, Dr. fam. 2008, n° 52 et n°95, obs. V. L.-T. - Contra : CA
Chambéry, 25 mars 2008, Dr. fam. 2008, n° 136, note V. Larribau-Terneyre ; 1ère Civ., 6 mai 2009, n° 08-14.469 ; 1ère Civ., 4 mai 2017, pourvoi n° 16-15.563, Bull. 2017, I, n° 103 16 1ère Civ., 25 juin 2008, n° 06-19.556, Bull. civ. I, no 185 ; AJ fam. 2008. 394, obs. F. C. 17 v. not. 1ère Civ., 10 juillet 2013, pourvoi n° 12-15.334 précité
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La question reste débattue tout comme la position adoptée par la jurisprudence en matière de prêt18. A. Gouëzel, en particulier, explique19 : « 16. Lorsque la demande principale rejetée faute de preuve repose sur un autre contrat, la jurisprudence est (...) incertaine. La plupart des arrêts refusent le recours à l'enrichissement sans cause en raison de son caractère subsidiaire ; tel est le cas en particulier lorsqu'est évoqué à titre principal un prêt, dont la preuve n'est pas rapportée. Cependant quelques décisions remarquées se prononcent en sens inverse. 17. La tendance dominante de la jurisprudence s'explique aisément : si le demandeur n'invoque l'action de in rem verso que de maière subsidiaire, c'est qu'il considère lui-même que la situation relève normalement d'une autre action, celle qui est invoquée à titre principal. Il n'y a pas de lacune devant être comblée par l'admission de l'enrichissement sans cause. 18. Ce raisonnement n'emporte cependant pas la conviction, et cela pour deux raisons. D'une part, il est contestable au regard du mécanisme de la demande subsidiaire. Comment admettre qu'une action puisse aboutir si elle est présentée à titre principal, mais échouer si elle l'est à titre subsidiaire ? C'est mettre le plaideur dans une situation impossible car on l'oblige sans raison à choisir entre deux fondements, alors qu'une situation juridique peut légitimement être appréhendée suivant plusieurs angles, et que l'issue d'une demande est toujours incertaine. La solution est d'autant moins satisfaisante que le principe de la concentration des moyens issu de la jurisprudence Cesareo rend indispensable le recours aux demandes subsidiaires. 19. D'autre part, ne faut-il pas considérer que, si le contrat n'est pas prouvé, le demandeur n'a en réalité jamais disposé d'une action lui permettant d'obtenir remboursement ? Idem est non esse aut probari : c'est la même chose de ne pas être et de ne pas être prouvé ; « pas de preuve, pas de droit » . Dès lors, il n'est pas question de contrournement d'une action normale ; la subsidiarité ne devrait pas être un obstacle. Plus encore, si la questions de la preuve du contrat se pose, c'est que l'autre partie en dénie l'existence. Il serait logique de tirer les conséquences de cette dénégation : soit ses relations avec l'appauvri sont fondées sur un autre contrat, soit elles sont de nature quasi contractuelle. En fermant automatiquement la voie quasi contractuelle en raison de sa subsidiarité, on donne à l'enrichi « le beurre et l'argent du beurre » ! (...) 18 F. Chénedé, "Le nouveau droit des obligations et des contrats 2019-2020", Dalloz, 2ème éd.,
134.33 19 A. Gouëzel, "Retour sur la subsidiarité de l'enrichissement sans cause en cas d'échec de l'action
principale faute de preuve", Recueil Dalloz 2017, p. 1591
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21. (...) Certaines décisions sont justifiées et doivent être maintenues, mais elles peuvent l'être en s'appuyant sur une autre condition de l'enrichissement sans cause : l'absence de faute de l'appauvri. (...) 22. Les arrêts relatifs au prêt appellent une appréciation plus nuancée. A l'inverse de ce que décide la jurisprudence, le rejet de la demande principale faute de preuve ne devrait, selon nous, pas faire échec à la demande subsidiaire fondée sur l'enrichissement sans cause. Toutefois, cela ne signifie pas que l'action doit systématiquement aboutir ; encore faut-il que toutes ses conditions soient réunies, ce qui suppose en particulier la preuve de l'absence de cause - ou, pour reprendre une terminologie issue de l'ordonnance du 10 février 2016, de justification - de l'enrichissement. Or l'inexistence du prêt est, de ce point de vue, insuffisante ; la cause peut encore résider dans une donation. Si le demandeur souhaite aboutir sur le terrain quasi-contractuel, il lui faut donc prouver l'absence d'intention libérale. Il en va de même dans l'affaire commentée : la subsidiarité ne fait pas échec à l'action de in rem verso de l'agent d'assurance, mais celle-ci devra établir que ses paiements ne procédaient pas d'une donation. La solution nous semble alors équilibrée : si la preuve du prêt n'est pas établie, l'enrichi déniant son existence, et si l'intention libérale est exclue, on ne voit pas pourquoi l'action en enrichissement sans cause devrait être fermée. » 2.2. Les conditions de l'enrichissement sans cause. L'ancien article 1371 du code civil énonçait que « les quasi-contrats sont les faits purement volontaires de l'homme dont il résulte un engagement quelconque envers un tiers, et quelquefois un engagement réciproque des deux parties »20. De cet article, la jurisprudence a déduit une double condition : 1) L'aspect économique de la situation entre les parties. pour apprécier l'existence ou non d'un déséquilibre entre les parties, il revient à celui qui invoque l'enrichissement sans cause de l'autre de rapporter la triple preuve de : a) son appauvrissement, b) l'enrichissement de l'autre et c) la corrélation entre l'appauvrissement et l'enrichissement21. Il faut entendre par appauvrissement toute forme de perte, quelle qu'en soit la nature. Elle peut ainsi être d'ordre matériel et consister en une diminution du patrimoine par suite de la perte d'un bien qui intègre le patrimoine de l'autre ou 20 ce dispositif se retrouve à l'actuel article 1300 : « les quasi-contrats sont les faits purement
volontaires dont il résulte un engagement de celui qui en profite sans y avoir droit, et parfois un engagement de leur auteur envers autrui » 21 On retrouve ces conditions à l'article 1303 du code civil : « Celui qui bénéficie d'un enrichissement
injustifié au détriment d'autrui doit, à celui qui s'en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l'enrichissement et de l'appauvrissement »
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encore une perte financière, par exemple du fait du remboursement des échéances du prêt par un concubin destiné à financer l'achat du bien appartenant à l'autre concubin22. La perte pécuniaire peut également porter sur une absence de rémunération. Cependant, tout appauvrissement n'est pas toujours évaluable en argent. La perte peut être d'ordre intellectuel, lorsque c'est le temps qui est consacré à l'autre, ou lorsque c'est un sacrifice réalisé pour l'autre. Ainsi, une simple assistance sur le plan administratif pour la bonne marche de l'entreprise artisanale de maçonnerie constituée avec le concubin ne constitue qu'une simple entraide, insuffisante pour caractériser une indemnisation sur le fondement de la théorie de l'enrichissement sans cause23. De même, il n'y a pas appauvrissement lorsqu'un concubin collabore ponctuellement à l'exploitation de son compagnon24. Il faut entendre par enrichissement tout profit, tout avantage, tout bénéfice ayant procuré son utilité à autrui, soit du fait de l'augmentation de l'actif de l'autre, soit du fait de la diminution de son passif ou encore du fait de l'absence de dépense. Cet enrichissement obéit à certaines caractéristiques, appréciées souverainement par les juges du fond en fonction des cas d'espèce. Ainsi en est-il, par exemple, lorsque la somme investie est importante, ou encore lorsqu'elle revêt une nature exceptionnelle, si bien qu'elle ne pourrait être assimilée aux dépenses et aux charges de la vie courante25 . Ensuite, cet enrichissement ne doit pas résulter d'une intention libérale 26. Dans le cas contraire, l'opération devrait être qualifiée de donation. Entre l'appauvrissement et l'enrichissement, il doit exister un lien de corrélation, c'est-à-dire un transfert de valeur entre deux patrimoines créant un déséquilibre. Pour pouvoir l'apprécier, il est nécessaire d'évaluer le montant de l'appauvrissement ou de l'enrichissement, lors de l'introduction de l'instance27. 22 1ère Civ., 11 sept. 2013, no 11-27.740, RTD civ. 2013. 821, obs. J. Hauser 23 1ère Civ., 20 janv. 2010, no 08-16.105, Bull. civ. I, no 15 ; Dr. fam. 2010, no 25, [1re esp.], note
V. Larribau-Terneyre ; RTD civ. 2010. 307, obs. J. Hauser 24 1ère Civ., 8 oct. 2014, no 13-18.563, RTD civ. 2015. 107, obs. J. Hauser 25 CA Paris, 24 oct. 2003, Gaz. Pal. 30 oct. 2004, p. 11, note G. Kessler ; CA Bordeaux, 17 juin 1998,
Dr. fam. 1999, n° 1, note H. Lécuyer ; pour un exemple lors d'une réparation d'un véhicule d'une valeur de 28 000 francs jugée trop importante pour être qualifiée de dépenses ménagères (Toulouse, 12 juillet 2001, RTD civ. 2002. 274, obs. J. Hauser ; v. aussi : 1ère Civ., 24 sept. 2008, n° 0611.294,D. 2009. 140, note J.-J. Lemouland[2e esp.], RJPF 2008-12/19, note F. Vauvillé 26 1ère Civ., 20 janv. 2010, n° 08-13.400, Bull. civ. I, n° 14, [2e esp.] ; Dr. fam. 2010, n° 25, note
V. Larribau-Terneyre ; RTD civ. 2010. 307, obs. J. Hauser 27
1ère Civ., 13 févr. 2013, n° 09-16.741, RTD civ. 2013. 354, obs. J. Hauser
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L'absence de fondement, de justification ou de cause au déséquilibre. Il est nécessaire de démontrer que la corrélation est « sans cause », c'est-à-dire, sans fondement, sans justification. C'est une preuve négative à rapporter. Ainsi, la théorie de l'enrichissement injustifié ne peut être invoquée lorsque l'enrichissement du concubin se justifie par l'existence de l'exécution d'une convention ou d'une obligation naturelle28. 2)
Il doit en outre être établi qu'aucune compensation n'est intervenue de sorte que, lorsque des contreparties sont constatées entre concubins, l'enrichissement sans cause doit être écarté. Ainsi en est-il par exemple lorsque l'un des concubins a procuré une aide, financière, professionnelle ou pécuniaire, alors que l'autre l'a hébergé gratuitement29. A l'inverse, l'appauvrissement n'est pas justifié, par exemple lorsque le concubin participe à la construction d'un appartement de sa concubine, tout en lui versant une somme de 4 000 francs, puis de 5 000 francs au titre de son hébergement30. Ou encore lorsque le concubin prête une somme très importante à sa concubine pour qu'elle puisse apurer ses dettes, sans rien percevoir en contrepartie31. Toutefois, tous les travaux de rénovation ne relèvent pas de l'action de in rem verso. Ainsi, lorsque le concubin finance des travaux sur un immeuble de sa concubine avec l'intention de s'installer avec sa compagne, cet investissement n'est pas injustifié : le concubin a un intérêt personnel dans cette rénovation et l'action ne saurait, dès lors, prospérer32. Lorsque la théorie de l'enrichissement injustifié a vocation à s'appliquer, « l'indemnité d'enrichissement sans cause est égale à la plus faible des deux éléments représentatives, l'une de l'appauvrissement et l'autre de l'enrichissement subsistant dans le patrimoine de l'enrichi à la date de l'exercice de l'action »33.
28 C'est ce qu'expriment désormais clairement les dispositions de l'article 1303-1 du code civil, selon
lesquelles « L'enrichissement est injustifié lorsqu'il ne procède ni de l'accomplissement d'une obligation par l'appauvri ni de son intention libérale » 29 1ère Civ. 1re, 6 oct. 2010, n° 09-68.557, RTD civ. 2011. 107, obs. J. Hauser ;
1ère Civ., 12 nov. 1998, n° 96-21.198, Dr. fam. 1999, no 12, note H. Lécuyer CA Toulouse, 29 mars 2000, RTD civ. 2001. 112, obs. J. Hauser ; CA Toulouse, 28 mars 2000, Dr. fam. 2001, n° 3, note H. Lécuyer 30 CA Paris, 24 oct. 2003, Gaz. Pal. 30 oct. 2004, p. 11, note G. Kessler ; dans le même sens : CA
Pau, 17 déc. 2001, Dr. fam. 2002, no 79, note H. Lécuyer 31 1ère Civ., 25 nov. 2009, n° 08-20.74, RTD civ. 2010. 84, obs. J. Hauser
32 1ère Civ., 24 sept. 2008, no 07-11.928, D. 2009. 140, note J.-J. Lemouland [1re esp.] ; AJ fam. 2008.
432, obs. F. Chénedé [2e esp.] ; CA Paris, 22 janv. 2004, RTD civ. 2004. 268, obs. J. Hauser 33 1ère Civ., 25 nov. 2009, n° 08-20.741, RTD civ. 2010. 84, obs. J. Hauser
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Cette position prétorienne est légalisée à l'article 1303 du code civil. Selon cet article, « Celui qui bénéficie d'un enrichissement injustifié au détriment d'autrui doit, à celui qui s'en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l'enrichissement et de l'appauvrissement ». L'article 1303-4 ajoute : « L'appauvrissement constaté au jour de la dépense, et l'enrichissement tel qu'il subsiste au jour de la demande, sont évalués au jour du jugement. En cas de mauvaise foi de l'enrichi, l'indemnité due est égale à la plus forte de ces deux valeurs ». Au-delà de cette évaluation, le législateur donne pouvoir au juge, en vertu de l'article 1303-2, alinéa 2, le pouvoir de modérer l'indemnisation « si l'appauvrissement procède d'une faute de l'appauvri ».
AVIS. En l'espèce, pour écarter la demande subsidiaire de l'épouse fondée sur l'enrichissement sans cause de son conjoint, la cour d'appel relève notamment qu' «il existait des relations d'affaires entre les ex-époux et par conséquent des flux financiers», qu'une cession de parts sociales était intervenue en 2012 entre Mme [B] d'une part et, d'autre part, M. [G] et l'EURL Stratégie et Développement dont ce dernier était gérant-associé, que le capital social de cette société correspondait exactement au même montant que celui du chèque de 80.000 euros émis par l'épouse à l'ordre de son conjoint (d'abord le 29 août 2008, puis après rature le 29 août 2012). La cour rappelle que la simple remise de fonds ne suffit pas à justifier l'obligation de les restituer et considère, confirmant le premier juge, que les pièces produites aux débats ne suffisent pas à « caractériser une obligation de restitution à hauteur de la somme de 80.000 euros », soulignant que « la notion d'enrichissement sans cause n'a qu'un caractère subsidiaire et ne peut en l'espèce permettre de contourner l'absence de preuve suffisante d'une obligation de restitution au titre d'un remboursement de prêt ». Après dépôt de son rapport, le conseiller rapporteur a adressé aux parties un avis visant les dispositions de l'article 1015 du code de procédure civile, indiquant la possibilité de soulever d'office un moyen tiré du caractère subsidiaire de l'enrichissement sans cause de l'article 1371 du code civil, dans sa rédaction applicable à l'espèce. Mme [K] [B] réplique que, dans le cadre de la cassation sans renvoi envisagée par le rapport, la question est de savoir si l'enrichissement de l'époux - souverainement admis par les juges du fond et non contesté - est justifié par une intention libérale de l'épouse ? Elle soutient qu'il est de jurisprudence constante que l'intention libérale ne se présume pas et qu'elle doit être prouvée par celui qui invoque la donation donc en l'espèce par M. [E] [G] (v. par exemple : 1ère Civ., 1er octobre 1986, pourvoi n° 10
85-13.514, Bull. n° 230 ; 3ème Civ., 3 février 1999, pourvoi n° 97-12.744 ; Com., 4 décembre 1990, pourvoi n° 88-18.566). Elle fait valoir qu'il existe un faisceau d'indices démontrant l'absence de cette intention, dont l'attitude procédurale de l'époux qui n'a jamais prétendu que la somme de 80.000 euros lui a été remise au titre d'une quelconque intention libérale. En conséquence, Mme [K] [B] conclut que, dans l'hypothèse d'une cassation sans renvoi, la Cour doit condamner M. [E] [G] à lui verser la somme de 80.000 euros au titre de son enrichissement sans cause. M. [E] [G] soutient que le resserrement de la condition de subsidiarité de l'enrichissement sans cause envisagé par la Cour exige de se pencher sur les conditions constitutives du quasi-contrat au sens de l'article 1371 du code civil. Et de ce point de vue, la charge de la preuve de l'absence d'intention libérale repose sur le demandeur invoquant l'enrichissement sans cause en vertu d'une jurisprudence constante ( 1ère Civ., 19 janvier 1988, pourvoi n° 85617.618, Bull. 1988, I, n° 16 ; 1ère Civ., 6 février 2001, pourvoi n° 99-10.745 ; 1ère Civ., 24 octobre 2006, pourvoi n° 05-18.023, Bull. 2006, I, n° 439), une seule décision contraire étant citée au rapport avec une motivation d'espèce très spécifique (1ère Civ., 4 mars 1997, pourvoi n° 94-21.976). Il fait valoir qu'en l'espèce Mme [K] [B] n'apporte pas cette preuve et conclut au rejet du pourvoi, aucun élément ne permettant à la Cour de statuer au fond, par application de l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire, en considérant que les conditions de l'enrichissement seraient réunies au profit de l'épouse. Pour notre part, si nous admettons le principe jurisprudentiel selon lequel « la preuve de la remise de fonds à une personne ne suffit pas à justifier l'obligation pour celle-ci de restituer la somme qu'elle a reçue », nous considérons à la suite de V. Forti et de F. Chénedé que « l'enrichissement injustifié, loin d'éluder la règlementation applicable, permet seulement de suppléer son absence ». Dès lors, l'échec dans la procédure principale faute de pouvoir démontrer l'existence du lien de droit contractuel ne signifie nullement l'absence de lien de droit entre les parties, surtout lorsque l'une d'elles dénie l'existence d'un contrat. D'autant qu'une même situation juridique peut souvent être appréhendée sous plusieurs angles juridiques et que la subsidiarité permet précisément de soumettre les fondements de l'action au débat contradictoire et à l'analyse des juges. Ainsi que le souligne A. Gouëzel, « il serait logique de tirer conséquences de cette dénégation : soit ses relations avec l'appauvri sont fondées sur un autre contrat, soit elles sont de nature quasi-contractuelle. En fermant automatiquement la voie quasi-contractuelle en raison de sa subsidiarité, on donne à l'enrichi «le beurre et l'argent du beurre » ! ». Nous pouvons donc retenir qu'il ne saurait y avoir automatiquement de contournement des règles juridiques applicables à une situation de remise de fonds lorsque l'action principale s'est heurtée au défaut de preuve d'une obligation de remboursement ou de restitution. Il est des cas où, par exemple, un écrit n'a pu être matérialisé notamment en cas d'impossibilité morale ou matérielle, ou a disparu, 11
sans qu'une faute caractérisée n'ait été commise. C'est d'ailleurs assez fréquemment le cas dans les relations conjugales, familiales ou d'affection. Alors, lorsque l'action de droit commun a échoué, il nous apparaît souhaitable d'avoir recours à l'action subsidiaire qu'est l'action fondée sur l' « enrichissement sans cause». Cette action est précisément subsidiaire sur le plan procédural et doit de surcroît être formalisée dans les écritures par application du principe de concentration des écritures issu de la jurisprudence Cesareo. Il appartient donc au juge, dans le cadre de son pouvoir d'appréciation, de vérifier si les critères de l' « enrichissement sans cause » sont ou non remplis aux cas particuliers de chaque espèce (appauvrissement de celui qui l'invoque, enrichissement du défendeur à l'action, lien de causalité entre l'appauvrissement et l'enrichissement, absence de cause, absence d'intention libérale et, le cas échéant, faute de l'appauvri). En conséquence, et en l'espèce, en rejetant la demande subsidiaire de Mme [K] [B] fondée sur l'enrichissement sans cause au motif que « le recours à la notion d'enrichissement sans cause n'a qu'un caractère subsidiaire et ne peut en l'espèce permettre de contourner l'absence de preuve suffisante d'une obligation de restitution au titre du remboursement de prêt », alors que d'une part, le rejet de la demande fondée sur l'existence d'un contrat de prêt rendait recevable l'action subsidiaire en enrichissement sans cause et que, d'autre part, la preuve de l'intention libérale de l'épouse - qui lui incombait - n'était pas rapportée, la cour d'appel a violé les dispositions de l'article 1371 du code civil, dans sa rédaction applicable à l'espèce. Nous concluons donc à la cassation partielle de l'arrêt attaqué sur ce seul chef de dispositif. En application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile, nous estimons que cette cassation partielle peut intervenir sans renvoi, la Cour disposant dans les décisions des juges du fond des éléments suffisants pour statuer au fond dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice. En effet, il résulte des éléments de fait exposés dans le jugement et dans l'arrêt qu'une somme de 80.000 euros a été remise par l'épouse à l'époux au moyen d'un chèque qu'il a encaissé sans que soit démontré par celle-ci la preuve de l'absence d'intention libérale alors que la charge incombe au demandeur invoquant l'enrichissement sans cause en vertu d'une jurisprudence constante34.
34 1ère Civ., 19 janvier 1988, pourvoi n° 85617.618, Bull. 1988, I, n° 16 ; 1ère Civ., 6 février 2001,
pourvoi n° 99-10.745 ; 1ère Civ., 24 octobre 2006, pourvoi n° 05-18.023, Bull. 2006, I, n° 439
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