Jurisprudence : Cass. civ. 1, Conclusions, 06-12-2023, n° 22-15.558

Cass. civ. 1, Conclusions, 06-12-2023, n° 22-15.558

A83942RC

Référence

Cass. civ. 1, Conclusions, 06-12-2023, n° 22-15.558. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105408967-cass-civ-1-conclusions-06122023-n-2215558
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AVIS COMPLÉMENTAIRE DE Mme MALLET-BRICOUT, AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 648 du 6 décembre 2023 (B) – Première chambre civile Pourvoi n° 22-15.558 Décision attaquée : 10 mars 2022 de la cour d'appel de Paris M. [U] [Z] [P] [S] C/ le procureur général près la cour d'appel de Paris _________________ Cet avis complémentaire vient en suite et en complément d'un premier avis déposé le 26 mai 2023, dans lequel j'ai soulevé la question de la pertinence de la reconnaissance d'un effet direct à l'AGCS (ou GATS en anglais) et demandé le renvoi de ce dossier en formation de section, au regard de l'importance de la question posée et dans l'attente d'une étude complémentaire à mes recherches que j'ai sollicitée auprès du Service de la documentation, des études et de la recherche de la Cour de cassation (SDER). Pour mémoire, le moyen unique formulé par le demandeur contre l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 10 mars 2022 est le suivant : « Le moyen reproche à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR rejeté la demande d'inscription d'un juriste (M. [S], l'exposant) au tableau de l'ordre des avocats à un barreau ; ALORS QU'il résulte de l'accord général sur le commerce des services (AGCS), directement applicable dans l'ordre juridique interne nonobstant toute disposition contraire ou incompatible, que les ressortissants des pays signataires ont la faculté d'accéder dans un autre Etat signataire aux activités de commerce de services soumises à des conditions de diplôme ou d'expérience dans les mêmes conditions que celles posées aux nationaux ; qu'entre les Etats signataires de

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l'AGCS la condition de réciprocité dans l'accès à la profession d'avocat est réputée acquise et n'appelle aucune justification ou vérification particulière, y compris lorsque le candidat n'exerce pas déjà cette profession dans son pays d'origine ; qu'en retenant que, de nationalité béninoise, l'exposant, qui sollicitait son inscription au barreau, ne pouvait bénéficier de la réciprocité prévue par l'AGCS dès lors qu'il n'était pas avocat au Bénin, la cour d'appel a violé l'article VII de l'accord général sur le commerce des services, ensemble l'article 11 1° de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971. » Le moyen se fonde donc sur la violation de l'article VII de l'AGCS, ainsi que de l'article 11-1° de la loi du 31 décembre 19711. Il considère notamment que l'AGCS est « directement applicable dans l'ordre juridique interne nonobstant toute disposition contraire ou incompatible » et « qu'entre les Etats signataires de l'AGCS la condition de réciprocité dans l'accès à la profession d'avocat est réputée acquise et n'appelle aucune justification ou vérification particulière, y compris lorsque le candidat n'exerce pas déjà cette profession dans son pays d'origine ». Par ces affirmations, le pourvoi repose sur le postulat que l'AGCS aurait un effet direct dans l'ordre interne ; il considère ensuite qu'il convient d'interpréter largement son article VII, en admettant que le « fournisseur de services », au sens de cette disposition, pourrait être un candidat à la profession d'avocat - et non seulement une personne déjà avocat dans son pays d'origine. Cet avis complémentaire vient simplement confirmer et préciser, sur la base de l'étude réalisée par le SDER, la Partie III de mon premier avis, consacrée à l'AGCS et son article VII. L'étude réalisée par le SDER confirme en effet que le postulat sur lequel repose le pourvoi est erroné au regard de la jurisprudence de la CJCE/CJUE. La Cour de Justice s'est en effet prononcée sur cette question à plusieurs reprises et n'a jamais varié dans sa position : Elle considère que l'AGCS « fait partie du droit de l'Union »2, mais l'on sait que l'extériorité des accords conclus par la Communauté puis par l'Union européenne empêche de leur appliquer automatiquement la présomption d'effet direct déduite par la Cour de « la nature spécifique et des caractères propres »3 de l'ordre juridique européen. La Cour considère ainsi qu'« une disposition d'un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d'application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu'à l'objet et à la nature de l'accord, elle comporte une obligation claire et précise qui n'est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte ultérieur »4. Elle vérifie donc, au cas par

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Sur l'article 11 et les conditions d'accès à la profession d'avocat en France, voir mon premier avis, Partie I. 2

Voir not. CJUE, 6 octobre 2020, Commission européenne c. Hongrie, n° 66/18, pt 71.

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V. Denys Simon, Le système juridique communautaire, éd. PUF, 3e éd., 2001, , n° 321, p. 403.

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CJCE, 30 septembre 1987, Demirel, 12/86, Rec. CJCE, p. 3747, pt 14.

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cas, si les dispositions d'un accord externe sont « de nature à engendrer pour les justiciables […] le droit de s'en prévaloir en justice »5. Les accords OMC, dont fait partie l'AGCS, relèvent de ces principes. Ces accords ne se prononcent pas sur leur effet direct dans les ordres juridiques des parties contractantes6 ; dès lors, la question relève exclusivement de la fonction judiciaire. Or, la Cour de Justice a étendu aux accords OMC la jurisprudence dégagée s'agissant du GATT dans l'arrêt International Fruit Company précité : examinant « l'esprit, l'économie et les termes de l'Accord général » (pt. 20) pour statuer sur la portée juridique de l'article XI du GATT, la Cour a considéré que « cet accord, fondé, aux termes de son préambule, sur le principe de négociations entreprises sur “une base de réciprocité et d'avantages mutuels”, est caractérisé par la grande souplesse de ses dispositions, notamment de celles qui concernent les possibilités de dérogation, les mesures pouvant être prises en présence de difficultés exceptionnelles et le règlement des différends entre les parties contractantes » (pt. 21). Elle en a dès lors déduit que, « placé dans un tel contexte, l'article XI de l'Accord général n'est pas de nature à engendrer, pour les justiciables de la Communauté, le droit de s'en prévaloir en justice » (pt. 27). Sous réserve de deux exceptions7, cette position a été confirmée dans l'arrêt Portugal c. Conseil en 19998, s'agissant des accords OMC de manière générale. La Cour de Justice a notamment fondé sa solution sur le caractère négocié des accords OMC, qui domine leur esprit (« le système résultant desdits accords n'en réserve pas moins une place importante à la négociation entre les parties », pt. 36), et a relevé que les accords OMC « ne déterminent pas les moyens de droit propres à assurer leur exécution de bonne foi dans l'ordre juridique interne desdites parties contractantes » (pt. 41). Elle a par ailleurs souligné le refus de certains Etats parties de faire produire un effet direct aux accords OMC (pts. 45 et 46) et a conclu que « compte tenu de leur nature et de leur économie, les accords OMC ne figurent pas en principe parmi les normes au regard desquelles la Cour contrôle la légalité des actes des institutions communautaires » (pt. 47). Pour finir, elle a relevé que « cette interprétation correspond, au demeurant, à l'énoncé du dernier considérant du préambule de la décision 94/800 aux termes duquel, “par sa nature, l'accord instituant l'Organisation mondiale du commerce, y compris ses annexes, n'est pas susceptible d'être invoqué directement devant les juridictions communautaires et des États membres” » (pt. 48).

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CJCE, 12 décembre 1972, International Fruit Company, aff. jointes 21/72 à 24/72, Rec. CJCE, p. 1219, spéc. pt 8. 6

Une proposition d'intégration d'une clause relative à l'effet direct a d'ailleurs été accueillie négativement par les États-Unis et la Communauté européenne au cours des négociations (v. J. Mestre, ME. Pancrazi, N. Vignal, I. Grossi, A-S. Mestre-Chami, J. Wathelet, Droit commercial, t. II, 31ème éd. LGDJ, 2021, n° 505). 7

Voir CJCE, 22 juin 1989, Fediol c. Commission, 70/87, spéc. pts 19 à 22, et CJCE, 7 mai 1991, Nakajima c. Conseil, C-69/89, spéc. pts 30-31. Ces exceptions ne sont pas susceptibles de s'appliquer à l'espèce (voir mon premier avis p. 9). 8

CJCE, 23 novembre 1999, Portugal c. Conseil, C-149/96.

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Dans deux arrêts ultérieurs, la CJUE a conforté sa jurisprudence en l'étendant au cas dans lequel l'incompatibilité des règles communautaires avec celles de l'OMC a été constatée par une décision de l'Organe de Règlement des Différends (ORD) de l'OMC : dans les arrêts Biret International SA (2003) et Léon Van Parys (2005), la Cour a en effet réaffirmé la solution dégagée dans l'arrêt Portugal c. Conseil et exclu la possibilité de faire produire un effet direct aux décisions de l'ORD 9, en arguant notamment d'un risque de déséquilibre dans l'application des règles de l'OMC (arrêt Léon Van Parys, pt. 53). La solution adoptée par la Cour de Justice sur la question d'un éventuel effet direct des accords OMC est donc bien assise, dans le sens du refus d'un tel effet, en dépit du positionnement de certains avocats généraux de la CJUE en faveur de l'effet direct et de l'existence de discussions doctrinales depuis plusieurs années sur ce sujet. En effet, trois avocats généraux de la Cour de Justice ont défendu la possibilité de reconnaître un effet direct à ces accords, dans les affaires précitées Portugal c. Conseil (1999), Biret International SA (2003) et Léon Van Parys (2005), mais ils n'ont pas été suivis par la Cour de Justice (y compris réunie en grande chambre). Leurs arguments tenaient au caractère politique du positionnement du Conseil et de la Cour10, qui serait selon eux fondé sur le refus de certaines parties contractantes de voir reconnaître un effet direct aux accords OMC, outre un argument de logique institutionnelle communautaire11, et la relativisation du caractère négocié des accords12. La doctrine française est controversée sur cette question, dans la suite notamment des arguments soulevés par les avocats généraux de la Cour de Justice et de la motivation des arrêts rendus par la Cour : plusieurs auteurs soutiennent la position de la Cour de

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CJCE, 30 septembre 2003, Biret International SA, C-93/02 P, pts 52 et s., et CJCE, grande chambre, 1er mars 2005, Léon Van Parys, C-377/02, pts 39 et s. : « même en présence d'une décision de l'ORD constatant l'incompatibilité de mesures prises par un membre avec les règles de l'OMC, le système de règlement des différends au sein de cette organisation n'en réserve pas moins, ainsi que la Cour l'a déjà relevé, une place importante à la négociation entre les parties » (arrêt Léon Van Parys). 10

Voir notamment les conclusions des avocats généraux Alber et Tizzano, récusant l'argument tiré de la réciprocité en considérant que celui-ci « “constitue plutôt un argument de politique commerciale exprimé sous forme juridique sous l'étiquette du ‘principe de réciprocité' ”, voire, pourrait-on ajouter d'une façon plus drastique, un simple prétexte pour éviter de se conformer à une obligation formellement constatée par l'organe compétent » (CJCE, conclusions de M. Tizzano présentées le 18 novembre 2004, Léon Van Parys, C-377/02, pt 67, citant CJCE, conclusions de M. Alber présentées le 15 mai 2003, Biret International SA, C-93/02 P, point 102). 11

Voir les conclusions de l'avocat général Saggio dans l'affaire Portugal c. Conseil (1999), pt. 20: « les accords de l'OMC, par leur nature de convention internationale, lient toutes les institutions (en vertu de l'article 228, paragraphe 7, du traité […]) et constituent, par conséquent, une source du droit communautaire, ce qui implique, d'une part, que la Cour de justice est tenue d'en garantir le respect tant par les institutions communautaires que par les États membres et, d'autre part, que le Conseil ne peut pas, par un acte de droit dérivé, limiter la compétence de la Cour ni décider d'exclure la compétence des juridictions nationales pour appliquer lesdits accord ». 12

Voir les conclusions précitées de M. Alber, pt. 75, et les conclusions précitées de M. Tizzano, pt. 64.

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Justice, soulignant notamment la rareté des normes internationales d'effet direct 13, se référant au mécanisme même des accords OMC, qui ne prévoit pas d'effet direct ni d'obligation d'adopter des mesures de transposition14, ou encore acquiesçant à la justification politique d'un nécessaire équilibre dans l'application des règles de l'OMC 15. A l'inverse, les auteurs défavorables à la solution adoptée par la Cour de justice mettent en avant son manque de rigueur juridique et son caractère politique16, ainsi que son caractère absolu qui menace selon eux l'effectivité des règles de l'OMC 17. Des auteurs soulèvent par ailleurs des arguments comparatifs entre le système du GATT (1947) et celui de l'OMC qui a pris sa suite, avec selon eux un caractère plus contraignant, notamment par la mise en place d'un mécanisme de règlement des différends18. Sur l'AGCS plus spécialement, les opinions doctrinales sont également diversifiées, des auteurs soulignant clairement qu'il n'a pas d'effet direct19, tandis que d'autres 13

Voir D. Carreau, Répertoire de droit international, V° « Traité international », sept. 2010 (MAJ avril 2019), n° 114. 14

Voir en particulier la thèse de Frédéric Schmied, Les effets des accords de l'OMC dans l'ordre juridique de l'Union européenne et de ses États membres, éd. Fondation Varenne, 2012, spéc. n° 469 et suiv. 15

Voir D. Simon, Le système juridique communautaire, op.cit., n° 321 ; F. Schmied, Les effets des accords de l'OMC dans l'ordre juridique de l'Union européenne et de ses États membres, op.cit., n° 472 ; D. Carreau, Répertoire de droit international, op.cit., n° 114-115 : « la remarque, tout en relevant davantage du “politique” que du juridique, ne manque pas de poids : un traité dont certaines dispositions ont été reconnues par le juge d'effet direct (ou self-executing) échappe ainsi aux États qui les ont négociées, signées et ratifiées par l'action combinée de leurs pouvoirs exécutif et législatif pour relever désormais du pouvoir judiciaire. On comprend la prudence du juge devant un tel transfert de compétence ». 16

Voir notamment, O. Blin, La Communauté européenne, le GATT et l'Organisation mondiale du commerce. Contribution à l'étude des rapports institutionnels entre la Communauté européenne et les organisations internationales, th. dactyl., Toulouse, 1997, p. 169, qui dénonce la « faible argumentation juridique » de la Cour au profit de « considérations politico-économiques ». Voir aussi les observations de D. Carreau, P. Julliard, R. Bismuth, A. Hamann, Droit international économique, 6e éd. Dalloz, 2017, n° 175-176. 17

Voir J-P. Colson et P. Idoux, Droit public économique, 9e éd. LGDJ, 2018, n° 170.

18

Voir F. Berrod, RTDeur. 2000, p. 2489 (comm. de l'arrêt Portugal c. Conseil). Mais l'on a vu que la jurisprudence postérieure de la CJCE/CJUE n'a conféré aucun effet direct aux décisions de l'ORD (cf. cidessus). 19

T. Tuot, AJDA. 2006, p. 934 (à propos de l'appréciation de la conformité de la délibération d'une commune à l'AGCS) ; O. Cachard, Droit du commerce international, 3e éd. LGDJ, 2018, n° 367 (à propos spécialement de l'article VII de l'AGCS : l'auteur souligne que l'article VII de l'AGCS, en ce qu'il constitue une « invitation à la reconnaissance mutuelle des normes techniques […], n'est pas contraignant ». Il estime que l'article revêt un « caractère simplement incitatif [qui …] exclut, en la matière, l'octroi immédiat et inconditionnel du traitement de la nation la plus favorisée ».

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considèrent que l'AGCS et l'ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce) se distinguent des autres accords OMC en ce qu'ils ont des individus pour destinataires, ce qui leur permet d'en déduire l'existence d'un effet direct20. Deux auteurs de thèses de doctorat21 soutiennent par ailleurs qu'il appartient aux juges nationaux de décider si les dispositions de l'ADPIC ou de l'AGCS sont invocables directement par les particuliers, considérant que les domaines concernés (brevets et services) relèveraient des compétences nationales. Cette position a toutefois été récemment démentie par la CJUE, qui a jugé que «les engagements pris dans le cadre de l'AGCS relèvent de la politique commerciale commune [… et donc] de la compétence exclusive de l'Union »22. Ainsi, les critiques d'une partie de la doctrine française et de certains avocats généraux de la Cour de Justice n'ont pas été entendues par la Cour, y compris dans ses décisions récentes23. La Cour considère que l'Union européenne a une compétence exclusive pour déterminer les effets des Accords sur les services, car il s'agit selon elle d'accords relevant de la politique commerciale commune, et elle n'a jamais reconnu d'effet direct à l'AGCS dans ses décisions. La CJUE ayant autorité pour décider si une norme de l'Union européenne a ou non un effet direct, le juge national, s'il se prononce sur ce point, reste soumis à cette autorité.

20 Voir D. Carreau, P. Julliard, R. Bismuth, A. Hamann, Droit international économique, op.cit., n° 519-

520 et n° 1010 : « si la question pouvait être controversée pour le commerce international des marchandises, seuls les produits étant couverts, il n'en va pas de même en matière de commerce international des services : le GATS précise de la manière la plus formelle que le régime qu'il pose s'applique non seulement à l'opération, à la prestation de services elle-même, mais aussi à ses fournisseurs (art. II : 1, V : 6, VI : 2 a), VII : 13, VIII, IX, XI :1, XVII et XXVIII c)). Et par fournisseur de services, il faut entendre toute personne (physique ou morale) “qui fournit un service” (art. XXVIII g)). […] En spécifiant bien que le GATS s'appliquait aux fournisseurs de services, il rentre ainsi ipso jure dans le “patrimoine juridique” des particuliers. Ceux-ci pourront l'invoquer en justice devant leurs juges naturels qui auront, en raison de la supériorité du droit conventionnel posé par l'article XVI : 4 de l'Accord instituant l'OMC, écarté les normes internationales contraires. Cet effet de levier bien connu apparaît, sur le plan juridique, comme le meilleur garant de l'effectivité du GATS. On n'en regrettera que davantage la prise de position de la CJUE réduisant – à tort et on l'espère provisoirement – cette analyse». 21

O. Blin, th. précitée, p. 205 ; F. Schmied, th. précitée, n° 488 et 513.

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CJUE, grande chambre, 6 octobre 2020, Commission c. Hongrie, C-66/18, pts 73-74. Voir également CJUE, avis du 16 décembre 2017, Accord de libre-échange UE-Singapour, 2/15, pts 36 et 54. 23

A cet égard, il peut être souligné que l'arrêt rendu par la CJUE le 6 octobre 2020 Commission européenne c. Hongrie, précité, ne revient pas sur la jurisprudence constante de la Cour de Justice. Il porte en effet sur une question différente de celle de savoir si l'AGCS est ou non d'effet direct (voir mon premier avis p. 10). Le Service de la documentation, des études et de la recherche de la Cour de cassation a confirmé que la question qui était posée à la CJUE était de savoir si un Etat peut être condamné en manquement pour violation d'une règle du droit de l'OMC. La CJUE a simplement dû répondre à la question (déjà résolue) de savoir si le droit de l'OMC fait partie du droit de l'Union. La doctrine qui a commenté cet arrêt ne fait d'ailleurs aucun lien entre cette décision et la question de savoir si l'AGCS a ou non un effet direct.

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Or la première chambre civile a consacré en 2007 un effet direct à l'AGCS24 en dépit de la jurisprudence contraire de la CJCE/CJUE, outre l'existence d'autres signaux dans le sens de l'absence d'effet direct19. Il semble que la Cour de cassation se soit fondée sur une délibération et des rapports du Conseil National des Barreaux20 ; or le CNB n'a pas davantage que le juge national autorité pour décider de l'effet direct d'un Accord pris dans le cadre de l'Organisation Mondiale du Commerce. En conclusion, il me semble, à l'aune de ces développements, que la première chambre civile peut difficilement maintenir sa jurisprudence de 2007, sauf à continuer de se placer en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne. . Il pourrait être envisagé de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice sur l'effet direct spécialement de l'AGCS et notamment de son article VII, puisque la Cour a récemment jugé que les engagements pris dans le cadre de l'AGCS « relèvent de la compétence exclusive de l'Union » (arrêt Commission c. Hongrie, 2020, précité), donc de son autorité, et qu'elle ne s'est jamais prononcée jusqu'à présent sur l'effet direct de cet Accord en particulier21. La jurisprudence constante de la CJCE/CJUE sur les accords OMC sans distinguer l'AGCS (ou l'ADPIC) des autres accords, incite toutefois à la prudence sur la pertinence d'une telle question préjudicielle. En effet, l'arrêt Portugal c. Conseil envisage clairement l'absence d'effet direct de manière globale, pour tous les accords OMC sans distinction, se référant à leur « nature » et à leur « économie », et notamment à la place centrale qu'occupent les négociations dans le mécanisme même de l'OMC (voir les « listes d'engagements » établies par les Etats membres22). La Cour de Justice justifie sa position notamment sur la volonté (transversale à tous les Accords) de préserver un équilibre dans l'application des règles de l'OMC entre les Etats membres, et elle a maintenu cette position dans deux arrêts au début des années 2000 à propos du mécanisme de règlement des différends (ORD) pourtant considéré comme un pas vers davantage de contrainte23.

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Voir Civ1. 16 janvier 2007, n° 06-12122, publié (implicite mais clair), et Civ.1. 22 novembre 2007, n° 05-19128, publié (explicite). 19 Voir mon premier avis, pp. 7-10. 20

Voir mon premier avis, note 11.

21

Une recherche effectuée au 14/09/2023 sur le site CURIA ne fait état d'aucune question préjudicielle sur ce texte, qui serait archivée ou en cours de traitement. 22

Sur lesquelles voir mon premier avis, pp. 7-8 , 10 et 12, notamment à propos des services juridiques.

23

Ainsi, lorsque l'ORD accorde à un Etat de prendre des mesures de restriction, c'est l'Etat qui décide des mesures, il n'y a pas d'effet direct attaché aux décisions de l'ORD (v. arrêts Biret International SA et Léon Van Parys, précités).

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Elle a en outre réaffirmé en 1999 deux exceptions à l'absence d'effet direct, qui avaient déjà été reconnues dans le cadre du GATT de 1947, et ce par une formulation stricte qui semble n'autoriser aucune autre hypothèse : « ce n'est que dans l'hypothèse où la Communauté a entendu donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre de l'OMC, ou dans l'occurrence où un acte communautaire renvoie expressément à des dispositions précises des accords OMC, qu'il appartient à la Cour de contrôler la légalité de l'acte communautaire en cause au regard des règles de l'OMC » (arrêt Portugal c. Conseil, précité). Pour l'ensemble de ces raisons, il me semble qu'aucun signal n'a été lancé par la Cour de Justice dans le sens d'une évolution possible de sa solution pour tel ou tel Accord spécifique conclu dans le cadre de l'OMC. . Si la perspective de soulever une question préjudicielle n'est alors pas retenue, mon avis sur la solution à apporter à l'espèce est le suivant. Dans l'arrêt attaqué, la cour d'appel de Paris motive sa décision de rejet de la demande d'inscription au barreau de Seine-Saint-Denis de M. [P] [S] en quatre étapes de raisonnement. Elle vérifie, en premier lieu, « si la loi du Bénin permet aux ressortissants français d'accéder à la profession d'avocat dans les mêmes conditions que ses ressortissants » (p. 4), à l'aune de l'article 5 de la loi béninoise n° 65-6 du 20 avril 1965, pour en conclure que le principe de réciprocité sur la condition de nationalité ne peut découler de la seule application des lois française et béninoise. Elle s'intéresse, en second lieu, à l'éventuelle existence d'une convention qui aurait été signée entre le Bénin et la France prévoyant cette réciprocité. Sur ce point, la cour d'appel constate tout d'abord que l'accord de coopération judiciaire du 27 février 1975 signé entre la France et le Bénin ne concerne que l'exercice de la profession d'avocat et non l'accès à cette profession (p. 4)24. Elle considère ensuite que « s'agissant de l'AGCS (GATS) annexé à l'accord de Marrakech de 1994 instituant l'OMC, dont la France comme le Bénin sont signataires », M. [P] [S] ne peut davantage s'en prévaloir efficacement. Elle souligne, à cet égard, que « depuis la ratification du GATS, la réciprocité est acquise de plein droit par le CNB au bénéfice des ressortissants des pays membres de l'OMC », mais qu'« il importe que le ressortissant d'une Etat n'appartenant pas aux Communautés européennes ou n'étant pas partie à l'accord sur l'EEE soit « fournisseur de services » dans son pays d'origine, en l'occurrence soit avocat, pour qu'il puisse invoquer l'existence de la condition de réciprocité découlant dudit accord, au soutien d'une demande d'inscription au barreau, sur le fondement de l'article 11-1° de la loi du 31 décembre 1971 » (p. 5). La cour conclut alors que « M. [P] [S] qui n'est pas avocat au Bénin et qui sollicite son inscription au barreau ne peut bénéficier de la réciprocité prévue par le GATS ». En troisième lieu, la cour d'appel relève que « les parties s'accordent sur une absence de réciprocité de fait entre les deux Etats » (p. 5). Et enfin, en quatrième lieu, la cour rejette l'argument d'une éventuelle discrimination à l'encontre de M. [P] [S] en raison de sa nationalité, car la loi du 31 décembre 1971 ne distingue pas selon les nationalités, mais impose une condition de réciprocité pour toute personne étrangère ne relevant pas de l'UE ou de l'EEE (p. 5). 24

Sur la loi béninoise de 1965 et l'accord de coopération judiciaire de 1975, voir mon premier avis, Partie II (pp. 6-7).

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C'est donc la deuxième étape du raisonnement qui est critiquée par le pourvoi, uniquement sous la perspective de l'interprétation qu'il conviendrait de faire, selon le pourvoi, de l'expression « fournisseur de services » à l'article VII de l'AGCS. Or, la cour d'appel de Paris se fonde sur le postulat que « depuis la ratification du GATS, la réciprocité est acquise de plein droit par le CNB au bénéfice des ressortissants des pays membres de l'OMC », alors qu'on a vu que cette affirmation est en réalité démentie par la jurisprudence de la Cour de Justice. Son raisonnement sur ce point ne peut être suivi en l'état de la jurisprudence de la CJUE ; pour cette raison, l'arrêt attaqué me parait mériter la cassation. Néanmoins, l'argumentation retenue par l'unique moyen du pourvoi ne saurait elle aussi être retenue, dans la mesure où elle repose sur le même postulat à mon sens erroné d'un effet direct conféré à l'AGCS, et critique seulement l'interprétation stricte que la cour d'appel de Paris a fait de l'expression « fournisseur de services », qui figure à l'article VII de l'AGCS. La cassation pourrait alors intervenir sur le fondement d'un moyen de pur droit relevé d'office, permettant de préciser le raisonnement à tenir pour l'application de l'article 111° de la loi du 31 décembre 1971 à la situation du demandeur, candidat étranger hors UE et EEE à l'accès à la profession d'avocat. Une lecture souple de la condition de réciprocité posée dans cette disposition me paraît pouvoir être retenue, conformément aux développements exposés dans la Partie IV de mon premier avis (pp. 13-16), au bénéfice des candidats étrangers hors UE et EEE à l'inscription au tableau. Une telle lecture concerne uniquement le 1° de l'article 11 ; ces candidats étrangers restent par ailleurs soumis aux autres conditions posées par le législateur français pour accéder à la profession d'avocat, notamment quant à l'obtention de diplômes ou à l'expérience acquise en France. En l'espèce, M. [P] [S] est titulaire d'un diplôme de master en droit de l'entreprise, spécialité droit social, délivré par l'université de Cergy-Pontoise, et il a exercé durant plus de huit ans les fonctions de juriste, à titre bénévole, dans une organisation syndicale en France. Il remplit donc les autres conditions posées par la loi du 31 décembre 1971 (art. 11) et le décret du 27 novembre 1991 (art. 98-5°), et me paraît dès lors pouvoir être inscrit au barreau de Seine-Saint-Denis sous réserve de réussir l'examen de contrôle des connaissances en déontologie et réglementation professionnelle prévu aux articles 11 in fine de la loi de 1971 et 98-1 du décret de 199125. 25

Art. 98-1 : « Les personnes bénéficiant d'une des dispenses prévues à l'article 98 doivent avoir subi avec succès devant le jury prévu à l'article 69 un examen de contrôle des connaissances en déontologie et réglementation professionnelle. Le programme et les modalités de cet examen sont fixés par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice, après avis du Conseil national des barreaux. Nul ne peut se présenter plus de trois fois à l'examen de contrôle des connaissances. » La décision du Conseil de l'Ordre en date du 4 novembre 2020 relative à la demande d'inscription de M. [P] [S] a relevé cette exigence (V. production en annexe du mémoire ampliatif, p. 3 in fine).

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