Cass. crim., Conclusions, 18-05-2022, n° 21-86.685
A83902R8
Référence
AVIS DE M. BOUGY, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 358 du 18 mai 2022 – Chambre criminelle Pourvoi n° 21-86.685 Décision attaquée : cour d'appel de Colmar, 30 juin 2021 _________________
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE Mme [X] [K] et M. [D] [B] ont été poursuivis du chef de vol en réunion pour avoir le 29 juillet 2019, frauduleusement soustrait le portrait du Président de la République accroché dans la mairie de [Localité 1] (département de Bas-Rhin). Cette action, revendiquée par le groupe Action non violente COP 21, visait à protester contre l'action insuffisante de l'Etat face aux changements climatiques. Initialement condamnés par ordonnance pénale, ils ont formé opposition et ont été relaxés par jugement du tribunal correctionnel de Strasbourg. Saisie d'un appel du procureur de la République contre ce jugement, la cour d'appel de Colmar a rendu le 30 juin 2021 un arrêt infirmant la décision et condamnant chacun des prévenus à une amende de 400 euros avec sursis. C'est l'arrêt attaqué.
ANALYSE SUCCINCTE DU MOYEN Mme [X] [K] et M. [D] [B], par mémoire ampliatif commun, ont relevé un moyen unique de cassation, articulé en 8 branches, pris de la violation des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 593 du code de procédure pénale. En substance, ils font grief à l'arrêt attaqué de les avoir condamnés pour vol en réunion alors que l'ingérence résultant de l'incrimination de vol ne répondait pas à l'exigence de proportionnalité posée par l'article 10 de la Convention (1 re branche), que les motifs développés par la cour d'appel pour écarter cette proportionnalité n'étaient ni pertinents, ni suffisants (2e branche), en particulier celui selon lequel les auteurs disposaient d'autres moyens légaux pour faire connaître leur désaccord avec le Gouvernement (3e branche), ou celui hypothétique selon lequel il existerait un risque de voir se développer d'autres actions causant un préjudice plus important (4e branche), ou celui selon lequel le portrait n'avait pas été restitué (5 e et 6e branches). Il était également observé que cet examen de la proportionnalité devait inclure, outre la sanction elle-même, le caractère dissuasif d'une enquête pénale et d'une déclaration de culpabilité (7e branche) et l'ampleur des moyens déployés par l'Etat pour identifier les auteurs de ces actions (8e branche).
DISCUSSION Observation liminaire : L'introduction et les parties 1 et 2 sont communes aux 2 dossiers examinés à l'audience du 16 février sous les numéros de pourvoi 21-86.647 et 21-86.685.
Si le mobile d'une infraction est indifférent à la caractérisation de celle-ci, il peut néanmoins être pris en compte dans un débat sur l'existence d'un fait justificatif, rendant non pénalement responsable l'auteur des faits. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme selon laquelle, en application de l'article 10 § 2 de la Convention européenne, chaque Etat signataire doit s'assurer que l'incrimination d'un comportement ne constitue pas, dans les circonstances de l'espèce, une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression, a été prolongée par la jurisprudence de la Cour de cassation, qui l'a appliquée notamment à propos de faits reprochés à une journaliste, ou d'autres reprochés à des militants politiques ou à des défenseurs d'une cause d'intérêt général. Il est donc possible de considérer qu'a émergé récemment, à la faveur de cette jurisprudence, un fait justificatif nouveau qui tiendrait à la garantie de la liberté d'expression1.
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La liberté d'expression, un nouveau fait justificatif ? Aurélie Cappello. AJ Pénal 2020 p.339
3 L'arrêt attaqué par le pourvoi concerne l'action de militants de la cause environnementale qui se sont emparé d'un portrait du Président de la République accroché dans une mairie pour souligner le fait que l'Etat n'avait pas, selon eux, respecté les engagements pris pour lutter contre le réchauffement climatique. Des poursuites pénales du chef de vol en réunion ont été engagées par le parquet territorialement compétent, comme dans d'autres parquets dans le ressort desquels une action similaire avait été organisée. La défense s'est appuyée sur l'article 10 de la Convention pour justifier l'infraction commise. La chambre criminelle, par un arrêt du 22 septembre 2021 2, a cassé la décision d'une autre cour d'appel ayant refusé de rechercher, ainsi qu'il le lui était demandé dans les conclusions de la défense, si les poursuites pénales engagées du chef de vol en réunion ne constituaient pas en l'espèce une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression des prévenus. L'arrêt attaqué par le pourvoi se situe dans le prolongement de cette jurisprudence à laquelle il se réfère expressément puisque la cour d'appel a jugé que l'incrimination ne constituait pas en l'espèce une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression des prévenus, pour entrer en voie de condamnation à l'encontre de ceux-ci. Le pourvoi critique la motivation de l'arrêt, considérant qu'il ne procède pas à un réel contrôle de proportionnalité, et invite en conséquence la Cour de cassation à préciser l'étendue de son contrôle et la méthode devant être retenue par les juges du fond pour effectuer le contrôle de proportionnalité. 1. L'étendue du contrôle effectué par la Cour de cassation quant au contrôle de proportionnalité sur l'article 10 de la Convention La cour européenne des droits de l'homme effectue, lorsqu'elle est saisie d'une violation de l'article 10 de la Convention, un contrôle de proportionnalité portant aussi bien sur la substance des idées exprimées que sur leur mode d'expression. Elle ne cantonne pas la liberté d'expression à l'expression écrite ou verbale d'une idée, mais considère qu'elle inclut également le mode d'expression de ses idées, même s'il passe par des actions incriminées pénalement, examinant concrètement, au cas par cas, si l'exercice de poursuites pénales ne constitue pas une atteinte disproportionnée. Elle a développé une méthode selon laquelle, après avoir vérifié qu'il existait bien une ingérence à un droit fondamental protégé, elle s'assure que cette ingérence est légale, légitime et nécessaire dans une société démocratique, ce dernier indicateur nécessitant un contrôle de proportionnalité.
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Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n n° 20-85.434, publié au Bulletin
La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans l'arrêt du 22 septembre 2021 déjà cité, juge que « l'incrimination d'un comportement constitutif d'une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression. Ne justifient pas leur décision les juges qui énoncent que cette liberté ne peut jamais justifier la commission d'un délit pénal sans rechercher, ainsi qu'il leur était demandé, si l'incrimination pénale des comportements poursuivis ne constituait pas, en l'espèce, une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression. »3 Elle impose donc aux juges de procéder à ce contrôle de proportionnalité lorsque le moyen est soulevé, mais n'effectue pas elle-même le contrôle puisque cela supposerait d'apprécier les faits in concreto, ce qui n'entre pas dans sa mission4. On soulignera dans la motivation de l'arrêt du 22 septembre 2021 l'emploi de l'expression « en l'espèce » qui renvoie à cet examen in concreto préconisé par la Cour européenne des droits de l'homme, ainsi que la formule « dans certaines circonstances » qui appelle trois questions : quelles sont ces circonstances, qui les définit, qui les contrôle ? Quelles sont ces circonstances ? La Cour européenne des droits de l'homme ne les définit pas précisément, renvoyant à l'examen in concreto de chaque situation.Par application du principe de subsidiarité5, l'Etat français pourrait définir plus précisément les circonstances permettant d'invoquer ce qui serait constitutif d'un fait justificatif. Lorsqu'un fait justificatif est envisagé dans le code pénal, la loi précise les circonstances dans lesquelles il peut être invoqué. A titre d'exemple, selon l'article 122-5 du code pénal, la légitime défense ne peut être retenue que si l'acte répond à une agression actuelle et injuste et que si la riposte est simultanée et proportionnée. Le principe de subsidiarité permet également aux juges de l'Etat membre de préciser ce cadre juridique. Selon le Professeur Xavier Pin6, votre chambre a commencé à le faire dans son arrêt du 20 février 2020 7, « en formulant un critère de nécessité (la « démarche de protestation politique » et deux critères de gravité, qui constituent les conditions et les limites de la justification (la « nature » et le « contexte » des agissements) ».
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Crim., 22 septembre 2021, pourvoi n n° 20-85.434, publié au Bulletin
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Voir les articles L.411-2 du code de l'organisation judiciaire, 591 du code de procédure pénale
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Selon le Préambule de la Convention européenne des droits de l'homme, ce principe de subsidiarité laisse aux parties contractantes le soin de garantir le respect des droits et libertés définis par la Convention et les protocoles et les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu'elles estiment appropriées en jouissant d'une « marge d'appréciation sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l'homme. ». 6 7
Justification, liberté d'expression et protestation politique, Xavier Pin, RSC 2020 p.909
Crim. 26 février 2020, pourvoi n°19-81.827 relatif à une militante Femen ayant renversé et dégradé la statue de cire de [P] [J] au Musée Grévin après avoir dénudé sa poitrine, portant l'inscription « Kill [J] »
5 S'il n'est pas contestable que la Cour de cassation puisse, en application de l'article 593 du code de procédure pénale, contrôler le respect par les juridictions du fond de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, encore faut-il déterminer l'étendue de ce contrôle. Doit-elle se limiter à vérifier que la motivation des juges du fond est suffisamment développée et conforme au texte de la Convention européenne tel qu'interprété par la Cour européenne des droits de l'homme ou doit-elle définir elle-même les critères de nature à faciliter et uniformiser les décisions des juges du fond ? Il serait à mon avis souhaitable que votre chambre précise les critères au vu desquels la liberté d'expression peut justifier un comportement infractionnel, en veillant à ce que ce cadre juridique soit compatible avec le cadre défini par la Cour européenne des droits de l'homme. C'est d'ailleurs le souhait exprimé par plusieurs auteurs. Ainsi, Mme Aurélie Cappello observe qu'il reste à déterminer « les conditions d'application de ce nouveau fait justificatif, point sur lequel la Cour de cassation est pour le moins évasive.8 » Le professeur Xavier Pin, bien que moins critique, considère que le risque d'arbitraire est limité dès lors que « la hiérarchie des normes est sauve » et rappelle que si la loi ne fournit pas les critères du contrôle de proportionnalité, « comme c'est le cas pour les causes justificatives générales reconnues par le code pénal, il appartient à la Cour de cassation de le faire. » Quels critères seraient alors susceptibles d'être retenus ? 2. La définition de critères quant à l'examen de proportionnalité 2.1 : L'état de la jurisprudence de la CEDH quant à l'examen de proportionnalité au regard de l'article 10 : A titre préalable, il convient de rappeler que selon la Cour européenne, « la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun.9 » Elle appelle particulièrement à garantir une protection renforcée des discours politiques, dès lors que « l'article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou de questions d'intérêt général.10 » 8
La liberté d'expression, un nouveau fait justificatif ? AJ Pénal 2020 p.339
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CEDH, arrêt du 23 avril 2015, Morice c.France, n° 29369/10
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CEDH, arrêt du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France, n°15271/16
Cette protection renforcée a pour conséquence que les juges saisis de tels moyens doivent apporter dans ce domaine une « motivation circonstanciée » quant au contrôle de proportionnalité auquel ils ont procédé. Pour le reste, elle encourage les juridictions nationales à une approche in concreto de ce contrôle de proportionnalité et se réserve le droit de contrôler la qualité de la motivation développée.
2.2 : La recherche de critères pertinents pour procéder au contrôle de proportionnalité : Le contrôle de proportionnalité auquel est appelé le juge français saisi d'une atteinte à la liberté d'expression suppose à mon sens de raisonner en trois temps : - l'auteur des faits s'est-il exprimé dans le cadre d'un discours politique ou sur une question d'intérêt général ? - l'action incriminée était-elle nécessaire ? - l'action incriminée était-elle proportionnée ? 2.2.1 : L'auteur des faits s'est-il exprimé dans le cadre d'un discours politique ou sur une question d'intérêt général ? S'agissant du droit protégé, le juge doit s'interdire de prendre en considération la nature ou la justesse de la cause défendue, de par son devoir d'impartialité. Il sortirait de son rôle s'il décidait qui sont les « bons militants » et qui sont les « mauvais militants». Seul le législateur parait à même de réserver un sort différent à certaines causes « lorsque l'idéologie qui a dicté le comportement est considéré par le législateur comme particulièrement dommageable », pour reprendre l'expression d'Alice Dejean de la Bâtie.11 Tel est le cas de la loi du 27 janvier 2017 venue généraliser les circonstances aggravantes de racisme et d'homophobie et créer une circonstance aggravante de sexisme. Le juge doit simplement s'assurer que les faits commis entrent bien dans « un discours de nature politique ou un débat d'intérêt général », ou, pour reprendre la formulation employée par votre chambre dans l'arrêt du 26 février 2020, dans « une démarche de protestation politique ». 2.2.2 : L'action incriminée était-elle nécessaire à l'expression libre du mis en cause ? La simple référence à une démarche de protestation politique n'est pas en soi suffisante pour justifier l'infraction commise. Il ne s'agit pas en effet de créer une 11
Droit pénal et mobiles militants : de l'indifférence à la déférence. Alice Dejean de la Bâtie. AJ Pénal 2020 p.21
nouvelle cause d'immunité dont bénéficierait toute personne revendiquant le statut de militant, mais de permettre de justifier une infraction pénale par le respect de la liberté d'expression du militant. Avant même d'examiner la question sous l'angle de la proportionnalité, il est donc nécessaire de s'assurer que le comportement incriminé en cause était bien nécessaire à l'expression d'une opinion. Car c'est bien la protection de la liberté d'expression qui doit être protégée au titre de l'article 10, et non toute activité d'opposition ou de résistance à une politique ou à une autorité politique. Il est admis que relève de l'exercice de la liberté d'expression l'action menée par des militants ayant pour objectif de donner une publicité à des revendications en attirant l'attention du public et des pouvoirs publics.12 Mais lorsque l'acte incriminé a déjà permis aux militants de s'exprimer, il n'y a plus de raison de faire bénéficier de ce fait justificatif la commission d'une nouvelle infraction ou même le refus de contribuer à réparer le dommage causé par l'infraction commise. Le vol en réunion reproché aux décrocheurs fournit une illustration intéressante. L'action militante se décompose en deux temps : le décrochage du portrait, suivi de la médiatisation attendue par les militants pour s'exprimer, et le refus de restituer ensuite le portrait tant que le Gouvernement n'aura pas modifié sa politique. Ce deuxième temps ne relève pas de l'exercice d'une liberté d'expression, mais d'une pression sur le Gouvernement pour qu'il oriente différemment sa politique. Il ne serait donc pas logique de justifier le vol faute par les militants d'être resté dans les limites de la liberté d'expression. Au titre du contrôle de la nécessité, il y a lieu également de s'interroger sur la nécessité d'un lien explicite entre l'action incriminée et le message passé. Certaines actions militantes sont explicites et univoques. Tel est le cas de la militante Femen s'étant introduit au Musée Grévin jusqu'à la représentation en cire du Président [J] et ayant fait apparaître en se dénudant partiellement un message inscrit sur sa poitrine marquant son opposition au président russe. Mais en est-il de même lorsque le message politique ne peut être déduit de l'action incriminée, mais suppose, pour être compris, de se référer aux publications et aux commentaires qui l'ont accompagné. Une réponse générale n'est sans doute pas possible, puisqu'il s'agit là encore d'une appréciation qui varie selon les circonstances de l'espèce, mais la question doit être posée, car il parait logique que le lien entre l'action et l'opinion apparaisse de façon claire et univoque. 2.2.3 : L'action incriminée était-elle proportionnée à l'expression libre du mis en cause ? Une fois cette étape franchie, il convient de procéder au contrôle de proportionnalité luimême. Il suppose de mettre en balance la gravité des faits commis et les 12
On peut lire à ce sujet : Droit pénal et mobiles militants : de l'indifférence à la déférence. Alice Dejean de la Bâtie, AJ Pénal 2020 p.21
conséquences de l'incrimination ou de sa répression sur la liberté d'expression de la personne poursuivie. Dans le premier plateau de la balance, la gravité de l'infraction est assurément le critère le plus pertinent, cette gravité pouvant s'apprécier au regard du préjudice subi, ou encore, pour reprendre la formulation de l'article 10 § 2 de la Convention, au regard de l'atteinte portée « à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. ». C'est au vu de ce critère que sera exclue la justification de toute infraction ayant causé volontairement une atteinte corporelle. Le contexte de l'acte incriminé est un critère déjà utilisé par la chambre criminelle13. Il est utile pour vérifier si la personne poursuivie a réellement agi dans une démarche de protestation politique (voir paragraphe 2.2.1). Il peut l'être aussi pour apprécier la proportionnalité, les circonstances ayant accompagné les faits, notamment la nature violente ou non des propos ayant accompagné les faits ou le fait pour les auteurs d'avoir agi de façon clandestine, apportant des éléments d'appréciation intéressants. La nature de l'infraction commise est un critère déjà mentionné dans l'arrêt sur l'action de la militante Femen. Un examen plus transversal de la jurisprudence montre que la chambre criminelle a fait usage de cette règle de la proportionnalité à propos d'infractions contre les biens (escroquerie14, vol en réunion), mais aussi d'infractions contre les personnes (exhibition sexuelle15). La nature de l'infraction ne constitue donc pas en soi un critère pertinent. Si, en pratique, on imagine mal qu'un crime ou qu'une infraction ayant causé un préjudice corporel puisse être justifié par l'article 10, le filtre se fera plutôt par l'appréciation de la gravité des faits. Dans le second plateau de la balance se situe le critère de la gravité des conséquences de l'incrimination. Peuvent être examinés à ce titre la nature et le quantum de la peine prononcée et, éventuellement, les conséquences secondaires liées aux mesures d'enquête, aux mesure restrictives de droit, au caractère dissuasif pouvant inciter les militants à faire usage de leur liberté d'expression A ce titre, le critère de l'existence d'autres moyens d'exprimer son opinion peut être pris en considération. S'il ne peut à lui seul faire obstacle à la prise en compte de l'article 10 pour justifier un comportement incriminé, il peut avoir sa place dans une mise en balance des intérêts en présence, l'absence de tout autre moyen de s'exprimer ayant un poids plus élevé qu'une situation où l'acte incriminé relèverait uniquement d'un choix stratégique des militants.
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Crim., 26 février 2020, pourvoi n°19-81.827, déjà cité plus haut
3. L'examen de l'arrêt attaqué et du moyen du pourvoi L'arrêt de la cour d'appel de Colmar du 30 juin 2021 a infirmé la décision de relaxe prise en première instance et a condamné chacun des prévenus à 400 euros d'amende avec sursis. En réponse au moyen portant sur l'atteinte à la liberté d'expression, il indique à juste titre qu'il convient « de rechercher in concreto si une déclaration de culpabilité des prévenus pour vol en réunion constituerait une ingérence disproportionnée dans leur liberté d'expression, démarche à laquelle n'a pas réellement procédé le tribunal. » Il s'appuie ensuite sur deux circonstances pour conclure que cette déclaration de culpabilité constitue une ingérence proportionnée à la liberté d'expression des prévenus : - les prévenus disposaient d'autres moyens tout à fait légaux pour exprimer leur opinion sur les manquements reprochés au Gouvernement dans la lutte contre le réchauffement climatique, - ils ont refusé de rendre le portrait volé tant que la politique du Gouvernement n'aurait pas changé dans le sens souhaité. Le pourvoi propose un moyen unique en 8 branches. La première branche suggère à la Cour de cassation de procéder elle-même au contrôle de proportionnalité et de constater que l'incrimination n'est pas proportionnée. Je suis d'avis de rejeter le moyen en sa première branche, la Cour de cassation ne pouvant apprécier in concreto la proportionnalité entre les faits incriminés et l'atteinte à la liberté d'expression, dès lors qu'elle n'a pas qualité à apprécier les faits. Les branches 2 à 7 reprochent à l'arrêt de ne pas s'être appuyé sur des motifs pertinents et suffisants pour procéder au contrôle de proportionnalité annoncé. La 8e branche fait grief à l'arrêt de ne pas répondre aux conclusions du mémoire portant sur l'ampleur des moyens déployés par l'Etat pour identifier les auteurs des « décrochages ». Le premier axe de motivation de la cour d'appel comprend trois étapes : les prévenus disposaient de moyens légaux pour faire connaître leur protestation contre l'inaction supposée du gouvernement en matière de réchauffement climatique ; ils ont choisi ce moyen d'action parce que les précédents n'avaient pas été suffisants pour modifier la politique de celui-ci ; cette attitude contient en germe de possibles nouvelles dérives aux conséquences plus graves si leurs revendications n'étaient toujours pas satisfaites. Le pourvoi critique cet argument en soulignant notamment que la Cour européenne des droits de l'homme a jugé que la liberté d'expression portait aussi bien sur le contenu du
message que sur les modalités selon lesquelles il s'exprime. Il observe également qu'en envisageant les dérives possibles de ces militants dans le futur, la cour d'appel ne met pas en balance les conséquences des actes commis avec les atteintes à la liberté d'expression, mais seulement d'actes qui n'ont pas été commis, mais pourraient l'être à l'avenir, ce qui ne peut être pris en compte dans le contrôle de proportionnalité. Le second axe de motivation développé par la cour d'appel porte sur le refus de restitution du portrait par les prévenus. « En second lieu, il a déjà a été rappelé que les prévenus et particulièrement Mme [K] qui a reconnu avoir détenu le portrait (procès-verbal n°9) avaient refusé de restituer le portrait malgré une demande amiable du maire de [localité 1]. C'est ainsi que le maire a maintenu sa plainte — sa position étant alors de la retirer si le portrait était restitué (procès-verbal 10) — et que les gendarmes se sont assurés le 30 août 2019 (après la manifestation de Bayonne) auprès des services municipaux de l'absence de restitution avant de procéder à l'interpellation des prévenus en septembre et octobre 2019. A l'audience devant la cour encore, il a été affirmé par les prévenus que la ligne du mouvement était de ne pas restituer les portraits tant que la politique du Gouvernement n'aurait pas changé dans le sens souhaité. Très probablement si le portrait présidentiel avait été restitué, le maire aurait retiré sa plainte et les prévenus se seraient épargnés sinon des poursuites pénales, du moins pour Mme [K] une perquisition à son domicile, opération que celle-ci a trouvé disproportionnée ainsi qu'il a été indiqué dans les conclusions et à l'audience. Pour autant l'effet médiatique de l'action militante du 29 juillet, associée aux autres actions du même type menées dans toute la France, aurait été exactement le même étant observé qu'il était encore possible de restituer les portraits après la manifestation du 25 août 2019 et avant que les poursuites ne soient engagées. »
La motivation développée par la cour d'appel aurait sans doute gagné à faire apparaître plus clairement son évaluation des éléments mis en avant par la défense, notamment quant aux conséquences de ces poursuites sur la liberté d'expression des prévenus. Elle est également inopérante sur certains points comme l'observation faite sur les risques de commissions d'actes plus graves si le Gouvernement ne satisfaisait pas les demandes des militants. Elle est néanmoins suffisante dès lors qu'en constatant souverainement que le refus par les prévenus de restituer le portrait volé ne pouvait être justifié par l'exercice de leur liberté d'expression, elle démontrait que l'acte incriminé n'était pas nécessaire à l'exercice du droit protégé et ne pouvait donc être justifié par celui-ci. Au vu de ce seul constat, l'examen de proportionnalité était devenu superfétatoire. Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi.
PROPOSITION Avis de rejet.