Cass. soc., Conclusions, 19-04-2023, n° 21-21.053
A83742RL
Référence
AVIS DE Mme BERRIAT, PREMIÈRE AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 502 du 19 avril 2023 – Chambre sociale Pourvoi n° 21-21.053 Décision attaquée : 15 avril 2021 de la cour d'appel de Caen Association Institution Familiale Sainte-Thérèse C/ Mme [O] [L] _________________
Faits et procédure Employée par l'association comme psychologue depuis novembre 2002, la salariée a été licenciée pour faute grave le 9 avril 2018 en raison de l'envoi, le 26 février précédent, d'un courrier au directeur du foyer dans lequel elle exerçait. La lettre de licenciement reproche notamment à la salariée d'avoir, dans cet écrit, « gravement mis en cause l'attitude et les décisions prises par le directeur » et « porté des attaques graves à l'encontre de plusieurs de [ses] collègues ». La salariée avait en effet dénoncé le départ de l'un de ses collègues dans les mois suivant l'arrivée du directeur, le comportement agressif de celui-ci à l'égard des psychologues, la dégradation de leurs conditions matérielles de travail, la suppression des réunions des cadres, des difficultés de remboursement de ses frais de déplacement, l'absence de proposition de renouvellement d'un poste de psychologue au sein d'une mission dans laquelle elle s'était fortement investie, enfin l'absence de réaction du conseil d'administration de l'association lorsque les délégués du personnel l'avaient alerté sur des conditions de travail délétères. Le conseil de prud'hommes a rejeté les demandes d'indemnisation présentées par la 1
salariée au titre du harcèlement moral et dit que son licenciement reposait sur une cause réelle et sérieuse. La cour d'appel, au contraire, a reconnu l'existence d'un harcèlement moral donnant droit à indemnisation et jugé que le licenciement était nul. L'association a formé un pourvoi régulier contre cet arrêt et présente trois moyens.
Discussion Les deux premiers moyens ne sont pas de nature à entraîner la cassation, pour les raisons exposées par madame le rapporteur dans sa proposition de rejet non spécialement motivé. Le troisième moyen, articulé en quatre branches, reproche à l'arrêt d'avoir jugé que le licenciement de la salariée était nul. Les première et deuxième branches soutiennent que la formulation de la lettre de licenciement n'autorisait pas la salariée à revendiquer l'application des dispositions protectrices de l'article L. 1152-2 du code du travail et que l'arrêt l'aurait dénaturée. La troisième branche expose que le juge ne peut prononcer la nullité du licenciement que si le salarié a qualifié les agissements visés de harcèlement moral. La quatrième branche relève que la salariée n'avait à aucun moment employé le terme de harcèlement dans sa lettre du 26 février 2018. En réponse à ce moyen, le mémoire en défense vous invite à abandonner la jurisprudence définie par votre arrêt publié du 13 septembre 2017, n° 15-23.045, qui censurait la décision par laquelle une cour d'appel avait fait bénéficier un salarié des dispositions protectrices des articles L. 1152-2 et L. 1152-3 « alors qu'il résultait de ses constatations que le salarié n'avait pas dénoncé des faits qualifiés par lui d'agissements de harcèlement moral ». ____________ A l'origine de cet arrêt de 2017, un salarié avait été licencié pour avoir, aux termes de la lettre de licenciement « essayé, pour détourner l'attention, de créer l'illusion d'une brimade (...) en proférant des accusations diffamatoires avant que [l'employeur] ait pu découvrir les pratiques déloyales [du salarié] » et « affirmé par écrit dans un mail [qu'il subirait] des comportements « abjects, déstabilisants et profondément injustes » . Son employeur lui avait donc reproché de s'être plaint, à tort et sans aucune justification, d'être victime de comportements abjects, déstabilisants et profondément injustes, circonstance que la cour d'appel avait analysée comme visant « des agissements de harcèlement moral, même si ces termes ne sont pas formellement employés ». Votre chambre avait censuré cet arrêt en employant une formule succincte et de ce fait très générale. Cette décision à surpris. Comme l'indique Madame le rapporteur, les commentaires de la doctrine sur l'arrêt du 13 septembre 2017 s'inquiètent du formalisme de la décision et se montrent unanimement critiques, à l'exception d'un auteur1. Les articles cités au rapport peuvent être résumés en mentionnant qu'il est reproché à cette décision : 1
Julien Icard CSBP, n° 300, p.469.
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d'avoir rendu une décision prêtant à confusion et paradoxale en ce sens que le salarié qui aura dénoncé des faits de harcèlement moral qui n'en sont pas sera protégé, tandis que le salarié réellement victime de harcèlement dont la dénonciation n'aura pas respecté les formes ne sera pas protégé 2; de ne pas respecter l'article 12 du code de procédure civile qui fait obligation au juge de « donner ou restituer leur exacte qualification aux faits » qui lui sont soumis et de faire peser une telle qualification sur un salarié, par hypothèse non juriste 3; d'avoir simplement voulu limiter l'effet contaminant de la mention d'une dénonciation pour harcèlement moral4; de restreindre la portée d'un dispositif conçu pour protéger le salarié 5
Ces auteurs relèvent que la solution retenue par l'arrêt du 13 septembre 2017 ne devrait pas manquer d'être étendue au harcèlement sexuel et aux discriminations en raison de la similarité de la rédaction des articles relatifs à la nullité des actes contraires à l'interdiction de ces agissements6. Ils expriment le souhait que l'arrêt du 13 septembre 2017 se borne à imposer au salarié l'obligation de présenter des éléments circonstanciés de nature à permettre au juge de qualifier les faits de harcèlement moral. Cette lecture de l'arrêt ne va pas de soi mais le présent pourvoi vous donne l'occasion d'apporter la clarification souhaitée. Vous pouvez, pour cela, vous fonder sur votre arrêt publié du 19 octobre 2011, n° 10-16.444, au visa des articles L. 1152-2 et L. 1152-3. A propos d'une salariée licenciée pour avoir, sans les qualifier de harcèlement moral, «dénoncé aux membres du conseil d'administration de l'association des agissements inacceptables de violence morale, altérant sa santé mentale et dégradant ses conditions matérielles en vue de compromettre son avenir professionnel », la chambre sociale avait jugé que « sauf mauvaise foi, un salarié ne peut être sanctionné pour avoir dénoncé des faits de harcèlement moral ». En censurant l'arrêt qui, après avoir constaté que la salariée avait été licenciée pour avoir dénoncé des faits de harcèlement moral, ne prononçait pas la nullité de son licenciement, votre chambre avait donc implicitement admis que la salariée pouvait bénéficier de la protection de l'article L. 1152-3 sans avoir procédé elle-même à la qualification des faits. Plutôt que d'exiger du salarié s'estimant victime d'un harcèlement moral, et demain d'un harcèlement sexuel ou de discriminations, qu'il qualifie lui-même juridiquement les faits qu'il affirme avoir subi, votre chambre pourrait donc accepter de faire jouer la protection de l'article L. 1152-3 au bénéfice du salarié qui s'abstient de qualifier les faits, à condition qu'il invoque des agissements susceptibles d'être qualifiés par le juge de harcèlement moral.
2 JP Lhernoud, jurisprudence sociale Lamy, n° 439, 10 octobre 2017, C Leborgne-Ingelaere, JCP 2017,
ed.S, n° 45, P. 1359 ,P. Lockiec et J. Porta, Recueil Dalloz 2018 p. 813, RJS 2017, n° 724 . 3 JP Lhernoud, jurisprudence sociale Lamy, n° 439, 10 octobre 2017, J. Cortot, Dalloz actualité 6 octobre
2017. 4 JP Lhernoud, jurisprudence sociale Lamy, n° 439, 10 octobre 2017. 5 J. Cortot, Dalloz actualité 6 octobre 2017. 6 Articles L. 1132-4, L. 1152-3 et L. 1153-4 du code du travail.
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Si l'objectif poursuivi en 2017 était d'éviter une instrumentalisation de la règle posée par les articles L. 1152-2 et L. 1152-3, l'évolution proposée paraît plus efficace en ce qu'elle renforce le pouvoir d'appréciation du juge du fond au lieu de soumettre la solution du litige au mots choisis par le salarié, lesquels dépendent plus des connaissances juridiques dont il dispose que des agissements subis. Cette évolution est d'autant plus nécessaire que, par un arrêt du 16 septembre 2020 cité au rapport, vous avez permis à l'employeur qui n'avait pas mentionné la mauvaise foi du salarié dans la lettre de licenciement, de l'invoquer devant le juge7. L'employeur bénéficie ainsi d'une possibilité d'améliorer sa défense, alors même que l'arrêt du 13 septembre 2017 la refuse au salarié. Si vous acceptiez de voir déclarer nul le licenciement du salarié qui décrit les agissements de l'employeur sans les qualifier, vous mettriez fin à ce déséquilibre qui n'a pas échappé à la doctrine, ainsi que le relève Madame le rapporteur. D'autre part, par une convention de 2019 sur la violence et le harcèlement, l'OIT a notamment prévu que « Tout Membre doit prendre des mesures appropriées pour: a) suivre et faire appliquer la législation nationale relative à la violence et au harcèlement dans le monde du travail; b) garantir un accès aisé à des moyens de recours et de réparation appropriés et efficaces ainsi qu'à des mécanismes et procédures de signalement et de règlement des différends en matière de violence et de harcèlement dans le monde du travail, qui soient sûrs, équitables et efficaces, tels que: i) des procédures de plainte et d'enquête et, s'il y a lieu, des mécanismes de règlement des différends au niveau du lieu de travail; ii) des mécanismes de règlement des différends extérieurs au lieu de travail; iii) des tribunaux et autres juridictions; iv) des mesures de protection des plaignants, des victimes, des témoins et des lanceurs d'alerte contre la victimisation et les représailles;(...) e) prévoir que les victimes de violence et de harcèlement fondés sur le genre dans le monde du travail auront effectivement accès à des mécanismes de plainte et de règlement des différends, à un soutien, à des services et à des moyens de recours et de réparation tenant compte des considérations de genre, sûrs et efficaces; (...) g) garantir que tout travailleur a le droit de se retirer d'une situation de travail dont il a des motifs raisonnables de penser qu'elle présente un danger imminent et grave pour sa vie, sa santé ou sa sécurité, en raison de violence et de harcèlement, sans subir de représailles ni autres conséquences indues, et le devoir d'en informer la direction; h) veiller à ce que l'inspection du travail et d'autres autorités compétentes, le cas échéant, soient habilitées à traiter la question de la violence et du harcèlement dans le monde du travail, notamment en ordonnant des mesures immédiatement exécutoires ou l'arrêt du travail lorsqu'il existe un danger imminent pour la vie, la santé ou la sécurité, sous réserve de tout droit de recours judiciaire ou administratif qui pourrait être prévu par la législation.8 ». Alors que la loi n° 2021-1458 du 8 novembre 2021 a autorisé la ratification de cette Convention, la France a fait le choix d'attendre qu'elle soit ratifiée par l'Union européenne. Toutefois le Gouvernement français, qui a récemment relancé des discussions interministérielles en ce sens, pourrait décider finalement de ratifier la Convention sans plus attendre, comme l'ont fait la Grèce, l'Italie, l'Espagne, l'Irlande et 7 Soc 16 septembre 2020, n° 18-26.696 P. 8 Convention n° 190 sur la violence et le harcèlement 2019, article 10.
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comme pourrait le faire prochainement l'Allemagne 9. Cette Convention, dont l'application n'implique pas une modification de notre droit, renforce cependant la nécessité de donner une pleine efficacité aux dispositions protectrices des salariés telles que celles prévues aux articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail. Enfin, les juges du fond ont impérativement besoin d'une clarification car les cours d'appel rendent un nombre croissant d'arrêts dans cette matière. Les recherches effectuées par le SDER sur la base de données Jurica font ressortir qu'entre 2013 et 2022 les cours d'appel ont rendu 4481 décisions au visa de l'article L. 1152-3, soit en moyenne 450 par an, passant progressivement de 41 décisions en 2013 à 814 en 2022 10. ______________ En l'espèce, les termes de harcèlement moral ne figurent pas dans le courrier de la salariée qui a entraîné son licenciement. Cependant, c'est bien ainsi que sont qualifiés les agissements de l'employeur dans les conclusions de la salariée devant la cour d'appel11. Si vous reveniez sur votre jurisprudence de 2017 vous pourriez donc admettre, prenant ensemble les quatre branches du moyen, que le licenciement d'un salarié qui refuse de subir des agissements qu'il décrit précisément, sans toutefois les qualifier de harcèlement moral, est nul conformément aux articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail.
Avis de rejet.
9 Informations fournies par la Direction générale du Travail. 10 :-
2013 : 41 décisions 2017 : 686 décisions 2021 : 593 décisions -
2014 : 341 décisions 2018 : 368 décisions 2022 : 814 décisions
11 Pages 38 à 43 des conclusions de la salariée.
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2015 : 407 décisions 2019 : 374 décisions -
2016 : 500 décisions 2020 : 357 décisions -