Jurisprudence : Chbre mixte, Conclusions, 21-07-2023, n° 20-10.763

Chbre mixte, Conclusions, 21-07-2023, n° 20-10.763

A83462RK

Référence

Chbre mixte, Conclusions, 21-07-2023, n° 20-10.763. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105408919-chbre-mixte-conclusions-21072023-n-2010763
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AVIS DE Mme GUÉGUEN, PREMIÈRE AVOCATE GÉNÉRALE

Arrêt n° 293 du 21 juillet 2023 – Chambre mixte Pourvoi n° 20-10.763 Décision attaquée : 8 octobre 2019 de la cour d'appel de Poitiers la société Arbre construction C/ la société SPA Edilfibro _________________

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PLAN 1.- Présentation du pourvoi et des questions qu'il pose 1.1. - Les faits et la procédure à l'origine du pourvoi 1.2.- Les moyens présentés à l'appui du pourvoi principal et du pourvoi additionnel, et le renvoi en chambre mixte 1.2.1. - Le pourvoi additionnel 1.2.2. - Le pourvoi principal 1.2.2.1. - Le premier moyen 1.2.2.2. - Le deuxième moyen (qualifié de “subsidiaire”) 1.2.2.3. - Le troisième moyen (qualifié de “subsidiaire”) 1.2.3. - Le renvoi en chambre mixte 1.3. - Les questions auxquelles ce pourvoi nous conduit à répondre 2.- Eléments de réflexion et avis sur chacune des questions posées 2.1. - Sur la recevabilité du deuxième moyen du pourvoi principal 2.1.1. - L'irrecevabilité du moyen soulevée par la défense 2.1.2. - La recevabilité du moyen soutenue par la demanderesse 2.1.3. - Avis sur la recevabilité du moyen 2.2. - Sur les questions relatives à l'éventuelle substitution du délai de prescription prévu par l'article 2232 du code civil à celui prévu par l'article L. 1104 du code de commerce, au point de départ de ce dernier pour les actions récursoires s'il demeure applicable, et à la possibilité de suspendre ce délai jusqu'à l'assignation de l'entrepreneur 2.2.1. - Sur la substitution du délai de prescription prévu par l'article 2232 du code civil à celui prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce 2.2.2. - Sur le point de départ du délai prévu par l'article L.110-4 du code de commerce pour les actions récursoires et la possibilité de suspendre ce délai jusqu'à l'assignation de l'entrepreneur 2.3. - Sur l'atteinte disproportionnée au droit d'accéder au juge et au respect des biens 2.4.- Sur l'incidence de l'existence d'une hétérogénéité des différents contrats 3. - Avis sur les réponses à apporter aux moyens du pourvoi

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Ce pourvoi sera examiné par la chambre mixte avec les pourvois T 21-15.809, V 2117.789, et D 21-19.936, au cours d'une même audience. Son particularisme par rapport aux dossiers précités tient au fait que dans cette affaire, nous sommes face à une chaîne hétérogène de contrats, à savoir des contrats de vente de biens conclus pour l'exécution d'un contrat d'entreprise, et non, comme dans les autres dossiers, face à une chaîne homogène de contrats de vente d'un même bien.

1 - Présentation du pourvoi et des questions qu'il pose 1.1. - Les faits et la procédure à l'origine du pourvoi En 2003, la société Vallade Delage a confié à une entreprise, devenue la société Arbre Construction, des travaux de charpente, couverture et bardage d'un bâtiment agricole. Pour les réaliser, cette entreprise s'est fournie en matériaux auprès d'une société, devenue la société Bois&Matériaux, qui s'était approvisionnée auprès d'une société italienne, Edilfibro SPA, fabricante des plaques commandées. A la suite d'infiltrations dans le bâtiment survenues en 2012, la société Vallade Delage a assigné l'entrepreneur en référé expertise, lequel a assigné son fournisseur et le fabricant des plaques pour rendre l'expertise contradictoire à leur égard. Après le dépôt du rapport de l'expert, la société Vallade Delage a assigné1 l'entrepreneur, le fournisseur de celui-ci et le fabricant des plaques, afin d'obtenir l'indemnisation de ses préjudices. L'entrepreneur a alors formé une action récursoire contre son fournisseur et le fabricant sur le fondement de la garantie des vices cachés. L'entrepreneur, condamné par les premiers juges à indemniser la société Vallade Delage, mais débouté de son action récursoire, a formé appel de cette décision. Après s'être désisté de son appel à l'égard de la société Vallade Delage, il a obtenu la condamnation de son fournisseur et du fabricant à le garantir. Sur pourvoi du fabricant et pourvoi incident du fournisseur de matériaux, la chambre commerciale a cassé l'arrêt critiqué, qui avait écarté l'application des dispositions de l'article L.110-4 du code de commerce. Elle a retenu : « qu'en statuant ainsi, alors que l'action en garantie des vices cachés, même si elle doit être exercée dans les deux ans de la découverte du vice, est aussi enfermée dans le délai de prescription prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce, qui court à compter de la vente initiale, ce dont il résultait que, les plaques de couverture ayant été vendues et livrées en 2003, l'action engagée par la société Vallade Delage le 29 juillet 2013, était prescrite, ce qui, peu important que la société Arbre construction se soit désistée de son appel sur ce point, interdisait de déclarer recevables ses demandes en garantie dirigées contre les sociétés Bois et matériaux et Edilfibro, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; » (Com., 16 janvier 2019, pourvoi n° 17-21.477, publié au Bulletin).

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Par actes des 22, 24 et 29 juillet 2015.

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La cour d'appel de renvoi, faisant application des principes rappelés par cet arrêt, a déclaré prescrites les actions récursoires formées par l'entrepreneur, la société Arbre Construction. Celle-ci a formé un pourvoi principal contre cette décision, ainsi qu'un pourvoi additionnel contre l'ordonnance du juge de la mise en état du 8 octobre 2019 par laquelle ce dernier a révoqué l'ordonnance de clôture du 12 septembre 2019 pour fixer une nouvelle clôture au 8 octobre 2019 en maintenant l'audience de plaidoirie au 10 octobre 2019. 1.2. - Les moyens présentés à l'appui du pourvoi principal et du pourvoi additionnel, et le renvoi en chambre mixte 1.2.1. - Le pourvoi additionnel Il formule un moyen unique en deux branches. La première, qui est prise d'une violation des articles 15, 16, 784 et 907 du code de procédure civile, ensemble l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, soutient que le juge qui rend recevables de nouvelles conclusions, en révoquant l'ordonnance de clôture, doit mettre la partie adverse en mesure d'y répondre. La seconde, prise d'une violation des articles 455, 784 et 907 du code de procédure civile, fait valoir que le juge qui révoque l'ordonnance de clôture doit motiver sa décision par une cause grave révélée depuis qu'elle a été rendue. 1.2.2. - Le pourvoi principal Il fait grief à l'arrêt attaqué de déclarer prescrite l'action exercée par la société Arbre Construction contre les sociétés Bois&Matériaux et Edilfibro et, par conséquent, irrecevables les demandes formées contre elles. Pour obtenir la cassation de cet arrêt, il formule trois moyens. Le premier et le troisième moyens en deux branches chacun, et le deuxième moyen en six branches. 1.2.2.1. - Le premier moyen La première branche considère que la cassation préalable de l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 8 octobre 2019 entraînera la cassation par voie de conséquence de l'arrêt attaqué. La seconde branche soutient, subsidiairement, que le juge ne peut retenir dans sa décision que des éléments dont il a pu être débattu contradictoirement, ce qui n'a pas pu être le cas en raison de la révocation de l'ordonnance de clôture sans modification de la date de tenue de l'audience. 1.2.2.2. - Le deuxième moyen (qualifié de « subsidiaire ») Selon la première branche, le délai butoir général des actions civiles et commerciales prévu par l'article 2232 du code civil depuis la loi du 17 juin 2008 doit être substitué au délai prévu par l'article L.110-4 du code de commerce.

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Subsidiairement, la deuxième branche fait valoir qu'à supposer même que l'article L.110-4 du code de commerce soit applicable, il ne fixe pas de point de départ la prescription qu'il institue, ce qui conduit se référer celui fixé par l'article 2224 du code civil et retenir qu'en matière d'action récursoire en garantie des vices cachés, l'entrepreneur ne peut agir contre le vendeur et le fabricant avant d'avoir été lui-même assigné par le maître de l'ouvrage. Subsidiairement encore, la troisième branche soutient que la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir et qu'en matière d'action récursoire en garantie des vices cachés, l'entrepreneur ne peut agir contre le vendeur et le fabricant avant d'avoir été lui-même assigné par le maître de l'ouvrage, de sorte que le point de départ du bref délai qui lui est imparti par l'article 1648 du code civil est constitué par la date de sa propre assignation, le délai de l'article L. 110-4 du code de commerce étant alors suspendu jusqu' ce que sa responsabilité ait été recherchée par le maître de l'ouvrage. Selon la quatrième branche, le point de départ de la prescription de l'action de l'acquéreur final subrogé dans les droits de l'acquéreur intermédiaire, contre le fournisseur et le fabricant, doit être apprécié dans le chef de l'acquéreur intermédiaire. La cinquième branche reproche à l'arrêt attaqué d'avoir relevé, d'une part, que la société Arbre Construction aurait pu soulever la prescription de l'action du maître de l'ouvrage, et, d'autre part, qu'elle n'a pas tenté d'interrompre la prescription de son action l'égard du fabricant et du fournisseur, alors qu'elle ne pouvait pas interrompre la prescription l'encontre de ces derniers faute d'intérêt agir avant d'avoir été assignée par le maître de l'ouvrage, et qu'elle ne pouvait pas anticiper la décision de la Cour de cassation ayant considéré son action récursoire prescrite compte tenu de la contrariété de sa jurisprudence et de l'incertitude liée l'incidence de l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008. La sixième et dernière branche soutient que l'application d'un délai de prescription qui vient expiration avant que le demandeur puisse avoir connaissance des éléments lui permettant d'exercer son action porte une atteinte disproportionnée à son droit d'accéder au juge et au respect de ses biens en violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 1er du premier protocole additionnel cette Convention. 1.2.2.3. - Le troisième moyen (qualifié de « subsidiaire ») Il concerne uniquement le sort réservé aux demandes présentées par la société Arbre Construction à l'encontre de la société Edilfibro. La première branche fait valoir que la société Edilfibro étant une société italienne avec laquelle la société Arbre Construction n'avait pas conclu de contrat, cette dernière était recevable agir contre Edilfibro sur un fondement délictuel pour manquement l'obligation de délivrance d'un produit exempt de vice caché. La seconde branche reproche la cour d'appel de ne pas avoir recherché si la demande présentée sur le fondement de la garantie des vices cachés dans l'assignation délivrée la société Edilfibro n'avait pas le même objet que celle présentée sur un fondement délictuel et ne valait donc pas interruption du délai de prescription pour celle-ci.

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1.2.3. - Le renvoi en chambre mixte Cette affaire a, en premier lieu, été attribuée à la 2ème chambre civile, qui l'a examinée en formation restreinte le 8 février 2022, et a décidé de la transmettre pour attribution à la chambre commerciale. Le 4 janvier 2023, avant le dépôt du rapport du conseiller rapporteur de la chambre commerciale, le premier président a ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant une chambre mixte.

1.3. - Les questions auxquelles ce pourvoi nous conduit à répondre Il est préalablement rappelé qu'avant la transmission du dossier à la chambre commerciale pour attribution, un rapport a été déposé par un conseiller de la 2 ème chambre civile, lequel proposait de rejeter par une décision non spécialement motivée le moyen unique du pourvoi additionnel, ainsi que le premier moyen et le troisième moyen du pourvoi principal. Les motifs au soutien de ces propositions étant, à mon sens, totalement pertinents, seul le deuxième moyen du pourvoi principal retiendra l'attention à supposer qu'il puisse être considéré comme étant recevable. 

En effet, avant tout chose, il conviendra de répondre la contestation par la défense de la recevabilité du deuxième moyen du pourvoi principal pris en ses six branches.



Dans l'hypothèse où la recevabilité de ce moyen serait admise, ses différentes branches conduiront répondre des questions qui se posent également dans les pourvois V 21-17.789, et D 21-19.936 :

- le délai de prescription prévu par l'article 2232 du code civil doit-il être substitué au délai prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce pour encadrer l'action en garantie des vices cachés ? - si l'article L.110-4 du code de commerce est applicable, à quelle date le délai qu'il prévoit commence-t-il à courir en matière d'action récursoire en garantie des vices cachés ; le point de départ de la prescription de l'action du vendeur contre le fabricant doit-il être apprécié dans la personne du vendeur et non dans celle de l'acquéreur final, et ce délai de prescription peut-il être suspendu jusqu'à ce que l'entrepreneur ait été assigné par le maître de l'ouvrage ? - l'application d'un délai de prescription expirant avant que le demandeur ait connaissance des éléments lui permettant d'exercer son action porte-t-elle une atteinte disproportionnée à son droit d'accéder au juge et au respect de ses biens ? 

Il conviendra enfin de s'interroger sur l'incidence de l'existence d'une hétérogénéité des différents contrats en cause dans cette affaire.

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2. - Eléments de réflexion et avis sur chacune des questions posées 2.1. - Sur la recevabilité du deuxième moyen du pourvoi principal 2.1.1. - L'irrecevabilité du moyen soulevée par la défense Les sociétés Edilfibro et Bois&Matériaux font toutes deux valoir à titre liminaire que le deuxième moyen du pourvoi principal, pris en ses six branches, est irrecevable. Elles rappellent à cet égard l'arrêt de la chambre mixte du 30 avril 1971, qui a posé le principe de l'irrecevabilité du moyen contredisant une règle de droit précédemment affirmée par la Cour de cassation dans la même affaire : « la Cour de cassation ne peut être appelée à revenir sur la doctrine affirmée en son arrêt lorsque la juridiction de renvoi s'y est conformée; » (Ch. mixte., 30 avril 1971, pourvoi n° 6111.829, Bull Chambre mixte n°8 p.9)

Elles soulignent qu'il s'agit là d'une jurisprudence constante, dont il a encore été fait usage récemment, et citent : Civ. 3e, 5 mars 2020, n° 19-11.679 ; Soc., 25 sept. 2019, n° 18-13.789 ; Civ. 1ère, 5 juin 2019, n° 17-24.281; ajoutant qu'il importe peu qu'un revirement de jurisprudence soit intervenu entre temps (Ass. plén., 21 décembre 2006, pourvoi n° 05-11.966, Bull. 2006, Ass. plén., n° 14). Par ailleurs, si elles ne méconnaissent pas l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour du 2 avril 2021 (Ass. plén., 2 avril 2021, pourvoi n°19-18.814, publié au rapport), dont il résulte qu' «il y a lieu d'admettre la recevabilité d'un moyen critiquant la décision par laquelle la juridiction s'est conformée à la doctrine de l'arrêt de cassation qui l'avait saisie, lorsqu'est invoqué un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence, intervenu postérieurement à cet arrêt, et aussi longtemps qu'un recours est ouvert contre la décision sur renvoi » , elles font valoir qu'aucun changement de normes ni revirement de

jurisprudence n'est intervenu entre l'arrêt de cassation et le pourvoi contre l'arrêt de la cour de renvoi. 2.1.2. - La recevabilité du moyen soutenue par la demanderesse Pour s'opposer à l'irrecevabilité de son moyen soulevée par la défense, la société Arbre Construction se fonde exclusivement sur l'arrêt de la Cour du 2 avril 2021, précité, dont elle rappelle la motivation justifiant la prise en considération d'un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence. Elle considère que cette motivation est transposable au cas d'espèce et permet d'admettre la recevabilité du deuxième moyen du pourvoi principal. 2.1.3. - Avis sur la recevabilité du moyen La motivation de l'arrêt de la chambre commerciale du 16 janvier 2019 (Com., 16 janvier 2019, pourvoi n° 17-21.477, publié au Bulletin) a été rappelée ci-dessus au point 1.1. Elle est très claire sur l'enfermement du délai pour agir en garantie des vices cachés dans le délai de prescription prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce, lequel court à compter de la vente initiale.

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La juridiction de renvoi s'est conformée à la doctrine de cet arrêt en énonçant que: « L'action en garantie des vices cachés, si elle doit certes être exercée dans les deux ans de la découverte du vice, est aussi enfermée dans le délai de prescription prévu à l'article L.110-4 du code de commerce, lequel a pour point de départ la date de la vente initiale. / La société Arbre Construction ne peut donc se contenter de faire valoir qu'elle a introduit son action en garantie dans les deux ans de la révélation du vice apportée par les conclusions du rapport d'expertise déposé le 28 mai 2015, alors que si elle s'est conformée en cela aux exigences de l'article 1648 du code civil afférent à l'action résultant des vices rédhibitoires, il lui appartenait d'agir aussi avant l'expiration du délai de l'article L.110-4 lequel, ramené de cinq à dix ans par la loi du 18 juin 2008, et non encore échu à l'entrée en vigueur de ce texte, expirait donc le 18 juin 2013. / Son action envers les sociétés Bois & Nature [lire matériaux] et Edilfibro était donc prescrite lorsqu'elle les a fait assigner par actes signifiés le 17 septembre 2013. / Contrairement à ce que soutient la société Arbre Construction au visa de l'article 2232 du code civil, c'est bien le délai de l'article L.110-4 du code de commerce qui constitue le délai butoir de la prescription extinctive de l'action en garantie des vices cachés et ce, y compris depuis l'entrée en vigueur de la loi du 18 juin 2008 réformant la prescription. »

Ainsi, à la lumière de la jurisprudence antérieure à l'arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour du 2 avril 2021, les 1ère, 2ème, 3ème, 4ème et 6ème branches du moyen, qui tendent à contester tant le délai applicable pour enfermer l'action en garantie des vices cachés que le point de départ de ce délai, n'apparaissent pas recevables. Seule la 5ème branche paraît pouvoir échapper à cette irrecevabilité dès lors qu'elle est sans lien direct avec la doctrine de l'arrêt de la chambre commerciale du 16 janvier 2019. Cependant, et comme le souligne la demanderesse, l'arrêt de la Cour du 2 avril 2021 a ouvert une brèche dans sa jurisprudence établie depuis 1971. Certes, cette brèche est limitée à l'hypothèse d'un changement de norme intervenu postérieurement à l'arrêt de cassation saisissant la cour d'appel de renvoi qui s'est ensuite conformée à la doctrine de cet arrêt, mais, outre qu'un revirement de jurisprudence y est assimilé à un changement de norme, la motivation de la finalité de cette ouverture permet d'avoir une lecture moins stricte de l'hypothèse retenue. En effet, la motivation enrichie explicite le raisonnement suivi par la Cour de la manière suivante : « 9. [...] la prise en considération d'un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence, tant qu'une décision irrévocable n'a pas mis un terme au litige, relève de l'office du juge auquel il incombe alors de réexaminer la situation à l'occasion de l'exercice d'une voie de recours. L'exigence de sécurité juridique ne consacre au demeurant pas un droit acquis à une jurisprudence figée, et un revirement de jurisprudence, dès lors qu'il donne lieu à une motivation renforcée, satisfait à l'impératif de prévisibilité de la norme. / 10. Cette prise en considération de la norme nouvelle ou modifiée participe de l'effectivité de l'accès au juge et assure une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente en permettant à une partie à un litige qui n'a pas été tranché par une décision irrévocable de bénéficier de ce changement. / 11. Enfin, elle contribue tant à la cohérence juridique qu'à l'unité de la jurisprudence. »

Or, en l'espèce, s'il n'y a pas eu de changement de jurisprudence de la Cour entre l'arrêt rendu par la chambre commerciale, le 16 janvier 2019, et le dépôt du pourvoi de la demanderesse, le 14 janvier 2020, il convient d'observer que, quasi

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concomitamment à l'arrêt précité de la chambre commerciale, la 3 ème chambre civile avait rendu le 6 décembre 2018 (pourvoi n° 17-24.1112) une décision dans laquelle elle réaffirmait que : « le délai dont dispose l'entrepreneur pour agir en garantie des vices cachés à l'encontre du fabricant en application de l'article 1648 du code civil court à compter de la date de l'assignation délivrée contre lui, le délai décennal de l'article L. 110-4 du code de commerce étant suspendu jusqu'à ce que sa responsabilité ait été recherchée par le maître de l'ouvrage » .

La divergence de jurisprudence entre les deux chambres de la Cour était donc évidente, lorsqu'un mois plus tard la chambre commerciale a retenu de son côté que le délai de prescription prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce courait à compter de la vente initiale du bien. Compte tenu de ces circonstances, et du renforcement ultérieur des divergences constatées, tant sur le choix du délai enfermant celui prévu par l'article 1648 du code civil, que sur son point de départ, admettre la recevabilité du deuxième moyen du pourvoi principal, en s'appuyant sur la motivation de l'arrêt du 2 avril 2021, me paraît possible et même souhaitable pour contribuer « à la cohérence juridique » et « à l'unité de la jurisprudence». 2.2. - Sur les questions relatives à l'éventuelle substitution du délai de prescription prévu par l'article 2232 du code civil à celui prévu par l'article L. 1104 du code de commerce, au point de départ de ce dernier pour les actions récursoires s'il demeure applicable, et à la possibilité de suspendre ce délai jusqu'à l'assignation de l'entrepreneur La réflexion menée à l'occasion de la rédaction de l'avis donné sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, auquel il conviendra de se reporter, sert de base à celle qui permettra d'apporter réponse au deuxième moyen du présent pourvoi. 2.2.1. - Sur la substitution du délai de prescription prévu par l'article 2232 du code civil à celui prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce Point n'est besoin de revenir ici sur le raisonnement suivi au point 2.2. de l'avis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, et plus précisément au point 2.2.4. de celui-ci, au terme duquel il est démontré que seul le recours à l'usage d'un autre délai de prescription que le délai de prescription pour agir en garantie des vices cachés, dont le point de départ est glissant, permet d'éviter l'imprescriptibilité de l'obligation de garantie des vices cachés. D'ailleurs, force est de constater que ni le législateur national ni le législateur européen n'ont jamais souhaité une telle imprescriptibilité de l'obligation de garantie. En témoignent les textes applicables à la responsabilité du fait des produits défectueux (cf. avis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, point 2.3.3.3., p.26 § 5), mais aussi ceux relatifs à la garantie légale de conformité pour les biens prévus par les articles L.217-3 à L. 217-32 du code de la consommation3. 2

Arrêt cité au point 2.5.2. de l'avis relatif aux pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936.

A cet égard, il convient de souligner que l'article L. 217-3 du code de la consommation énonce: “ Le vendeur délivre un bien conforme au contrat ainsi qu'aux critères énoncés à l'article L.217-5. / Il répond 3

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Mais la question, bien que préalable à toute réflexion sur les questions posées, n'est pas expressément soulevée ici, car le présent pourvoi, comme les précédents déjà examinés, ne remet pas en cause la nécessité d'articuler deux délais, celui de l'obligation de garantie du vendeur, obligation ou droit de fond, et celui du droit d'agir pour obtenir la mise en oeuvre de cette garantie. L'interrogation porte uniquement sur le choix du délai à combiner avec celui de l'article 1648 du code civil. Sur ce point, il convient de se reporter au point 2.3., p. 16 et suivantes, de l'avis exprimé sur les mérites des pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936. Il y a lieu cependant de préciser encore certains points afin de tenter de répondre plus complètement à des arguments présentés dans le mémoire ampliatif ou les mémoires complémentaires de la demanderesse. Il en est ainsi de l'invocation de la décision du Conseil d'Etat, 7 me et 2 me chambres réunies, n° 416535, du 7 juin 2018, mentionné dans les tables du recueil Lebon. Le mémoire ampliatif fait en effet valoir qu'il n'apparaît pas possible d'enfermer la mise en oeuvre de l'action en garantie des vices cachés dans le délai de prescription prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce, car cette position est contraire à celle du Conseil d'Etat. Certes, dans cette décision, le Conseil d'Etat, alors qu'il faisait application des «règles résultant des articles 1641 à 1649 du code civil » à un marché public, a refusé d'enserrer le délai de l'action en garantie des vices cachés de l'article 1648 du code civil dans le délai de l'article L. 110-4 du code de commerce, mais il l'a fait uniquement en affirmant, sans autre développement, que : « toutefois, la prescription prévue par l'article L. 110-4 du code de commerce n'est pas applicable aux obligations nées à l'occasion de marchés publics ; » Ainsi, s'il peut s'en déduire qu'il a admis de faire application de la garantie des vices cachés aux marchés publics, mais n'a pas pour autant assujettis ces derniers au respect des droits et obligations applicables aux commerçants en vertu du code de commerce, il ne semble pas possible de considérer que cette simple affirmation aurait pour effet d'exclure la garantie des vices cachés de la prescription de l'obligation de garantie de tous les vendeurs commerçants lorsqu'ils interviennent en dehors de tout marché public. Cet argument n'apparaît donc pas de nature à modifier le raisonnement préalablement exposé.

des défauts de conformité existant au moment de la délivrance du bien au sens de l'article L. 216-1, qui apparaissent dans un délai de deux ans à compter de celle-ci. / [...] / Ce délai de garantie s'applique sans préjudice des articles 2224 et suivants du code civil. Le point de départ de la prescription de l'action du consommateur est le jour de la connaissance par ce dernier du défaut de conformité. ” (caractères gras et soulignement ajoutés).

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Il en est de même de l'argument tenant la reconnaissance par le législateur de l'application du délai butoir de l'article 2232 du code civil l'action en garantie des vices cachés. Citant les propos d'un auteur4, la demanderesse souligne que l'applicabilité de l'article 2232 du code civil à l'action en garantie des vices cachés est affirmée par le législateur lui-même à l'article L.217-15 alinéa 3 du code de la consommation5. Il convient cependant d'observer que ce texte, relatif à la garantie commerciale qu'un vendeur professionnel peut accorder à un consommateur en sus de ses obligations légales, dont la version citée a été en vigueur du 1er juillet 2016 au 1er octobre 2021, coexistait dans le même temps avec l'article L. 217-13 du code de la consommation, propre à la garantie légale, qui prévoyait que : « Les dispositions de la présente section ne privent pas l'acheteur du droit d'exercer l'action résultant des vices rédhibitoires telle qu'elle résulte des articles 1641 à 1649 du code civil ou toute autre action de nature contractuelle ou extracontractuelle qui lui est reconnue par la loi. »

Ce dernier texte relatif à la garantie légale de conformité ne faisait donc aucune référence à l'article 2232 du code civil, ce qui permet de douter d'une véritable reconnaissance de l'application du délai butoir de l'article 2232 du code civil à l'action en garantie des vices cachés. Mais il y a plus, c'est la disparition de toute référence à l'article 2232 du code civil dans la nouvelle rédaction de ces dispositions issues de l'ordonnance n°2021-1247 du 29 septembre 2021 relative à la garantie légale de conformité pour les biens, les contenus numériques et services numériques. En effet, depuis le 1er octobre 2021 l'article L. 217-22 du code de la consommation énonce : « La garantie commerciale est fournie au consommateur de manière lisible et compréhensible sur tout support durable, et au plus tard au moment de la délivrance du bien. Elle précise le contenu de la garantie commerciale, les modalités de sa mise en œuvre, son prix, sa durée, son étendue territoriale ainsi que le nom et les coordonnées postales et téléphoniques du garant. / En cas de non-respect de ces dispositions, la garantie commerciale demeure contraignante pour le garant. / En outre, la garantie commerciale indique, de façon claire et précise, qu'elle s'applique sans préjudice du droit pour le consommateur de bénéficier de la garantie légale de conformité, dans les conditions prévues au présent chapitre, et de celle 4

J.S. Borghetti, RDC 2019, p. 24.

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Article L.217-15 du code de la consommation dans sa version en vigueur du 1 er juillet 2016 au 1er octobre 2021 : “La garantie commerciale s'entend de tout engagement contractuel d'un professionnel à l'égard du consommateur en vue du remboursement du prix d'achat, du remplacement ou de la réparation du bien ou de la prestation de tout autre service en relation avec le bien, en sus de ses obligations légales visant à garantir la conformité du bien. / La garantie commerciale fait l'objet d'un contrat écrit, dont un exemplaire est remis à l'acheteur. / Le contrat précise le contenu de la garantie, les modalités de sa mise en œuvre, son prix, sa durée, son étendue territoriale ainsi que le nom et l'adresse du garant. / En outre, il mentionne de façon claire et précise que, indépendamment de la garantie commerciale, le vendeur reste tenu de la garantie légale de conformité mentionnée aux articles L. 217-4 à L. 217-12 et de celle relative aux défauts de la chose vendue, dans les conditions prévues aux articles 1641 à 1648 et 2232 du code civil. / Les dispositions des articles L. 217-4, L. 217-5, L. 217-12 et L. 217-16 ainsi que l'article 1641 et le premier alinéa de l'article 1648 du code civil sont intégralement reproduites dans le contrat. / En cas de non-respect de ces dispositions, la garantie demeure valable. L'acheteur est en droit de s'en prévaloir.”

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relative aux vices cachés, dans les conditions prévues aux articles 1641 à 1649 du code civil. Un décret fixe les modalités de cette information. » (caractères gras ajoutés).

Il n'est par conséquent absolument pas possible de déduire de la rédaction temporaire et contradictoire de l'ancien article L.217-15 alinéa 3 du code de la consommation une reconnaissance par le législateur de la substitution du délai de l'article 2232 du code civil au délai de prescription de l'article L.110-4 du code de commerce lorsque la vente ou les ventes de la chose atteinte d'un vice caché a été faite par un ou des commerçants. Il en résulte qu'ainsi qu'il a été démontré dans l'avis relatif aux pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, si l'article 2232 du code civil peut enserrer le délai de l'action en garantie des vices cachés lorsque la vente intervient entre non commerçants dès lors qu'il n'est plus possible d'avoir recours utilement à l'article 2224 du même code depuis l'entrée en vigueur de la réforme de la prescription en matière civile (cf. point 2.3.3.1 de l'avis précité), l'article L.110-4 du code de commerce doit demeurer le texte utilisé pour enserrer l'action en garantie des vices cachés lorsque la vente intervient entre commerçants ou entre commerçant et non commerçant. 2.2.2. - Sur le point de départ du délai prévu par l'article L.110-4 du code de commerce pour les actions récursoires et la possibilité de suspendre ce délai jusqu'à l'assignation de l'entrepreneur Nul besoin de reprendre ici les développements figurant sur ces points dans l'avis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936 auquel il convient de se reporter (points 2.3.3.2., 2.4.2., 2.5.3., 2.6) . Il suffit de rappeler que la rédaction de l'article L. 110-4 du code de commerce s'attache à la naissance de l'obligation du commerçant et que, lorsque l'opération en vertu de laquelle il est tenu est une vente, la naissance de l'obligation correspond au jour de la vente ou de la délivrance de la chose si elle est postérieure. Il faut ajouter que dans l'hypothèse de ventes successives d'un même bien, chaque nouvelle vente donne naissance à une nouvelle obligation de garantie à l'égard du nouvel acquéreur, et que l'obligation de garantie de chaque vendeur s'achève à l'issue du délai de prescription applicable à cette obligation. Il en résulte que, si l'obligation de garantie du vendeur ou d'un vendeur intermédiaire n'est pas achevée, l'acquéreur du bien ou un sous-acquéreur de celui-ci pourra mettre utilement en oeuvre la garantie des vices cachés, mais que si l'obligation de garantie du vendeur, fut-il un vendeur intermédiaire, est expirée, la mise en oeuvre de l'action en garantie des vices cachés ne permettra pas de faire renaître cette obligation. Ainsi, quand bien même cette mise en oeuvre serait faite en respectant le délai de deux ans à compter de la découverte du vice, elle serait impropre à permettre une quelconque indemnisation de l'acheteur par un vendeur, dont l'obligation de garantie est prescrite. Le fait que, pour le vendeur intermédiaire, la découverte du vice caché corresponde à la date à laquelle il a été assigné par l'acquéreur de son bien ou

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un acquéreur ultérieur du même bien, et non pas à une date antérieure à cette assignation, ne modifie pas le raisonnement précédent. En effet, cette assimilation de l'assignation à la découverte du vice au profit du vendeur intermédiaire, en sa qualité d'ancien acheteur du bien, si elle a pour effet de modifier le point de départ du délai de prescription de l'action en garantie des vices cachés, ne peut avoir d'incidence sur la prescription de l'obligation de garantie de chacun des vendeurs successifs, dès lors qu'il s'agit de deux délais de prescription bien distincts. Madame le professeur Julie Klein, citée par le mémoire en défense de la société Bois&Matériaux6 (mémoire en défense p.15), fait valoir que ces deux délais ne poursuivent pas la même fonction. Selon elle, l'un a pour fonction « de mesurer le temps d'une garantie offerte au créancier par le débiteur. Elle est alors un délai d'épreuve un mode d'extinction du droit à garantie », « destiné à permettre au vice de se manifester. Si le vice ne se manifeste pas pendant cette période, alors, il importe peu qu'il se révèle ou non postérieurement : le bien aura, pendant une période considérée comme suffisamment longue, répondu à l'usage que l'on pouvait en attendre », et l'autre « joue le rôle de délai de dénonciation ». (caractères gras ajoutés). Elle ajoute que lorsque la prescription éteint une garantie « elle ne repose sur aucune considération morale, et ne vient pas sanctionner l'inaction d'un créancier en mesure d'agir » et que « Dès lors, tant les conséquences traditionnellement attachées à l'adage Actioni non natae praescribitur qu'à l'adage Contra non valentem sur la détermination du point de départ de la prescription doivent être écartées ». Cette analyse de Madame Klein, dont on retrouve l'écho dans un commentaire de Madame Gourdy7, s'ajuste totalement à celle développée dans l'avis émis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, et vient corroborer l'inadaptation totale d'une suspension du délai de prescription prévu par l'article L. 110-4 du code de commerce lorsqu'il a pour but d'éteindre une garantie légale.

2.3 - Sur l'atteinte disproportionnée au droit d'accéder au juge et au respect des biens C'est la sixième branche du deuxième moyen du pourvoi principal qui interroge sur le point de savoir si l'application d'un délai de prescription expirant avant que le demandeur ait connaissance des éléments lui permettant d'exercer son action porte une atteinte disproportionnée à son droit d'accéder au juge et au respect de ses biens.

Citations extraites de la thèse de doctorat de Madame Klein “ Le point de départ de la prescription ”, Economica, 2013. 6

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Citée par le mémoire en défense de Bois&Matériaux p.16 : H. Gourdy, « La fonction du délai de prescription de droit commun en matière de garantie des vices cachés : une mise à l'épreuve », D. 2020, p. 919.

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La contestation de la recevabilité de cette sixième branche en raison de sa nouveauté est vaine, car il s'agit d'un moyen, qui n'appelle la prise en considération d'aucun élément de fait non présent dans l'arrêt attaqué, et, qui peut être qualifié de pur droit. Ainsi qu'il a été dit dans l'avis émis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936 (point 2.5.3.1. ), l'atteinte disproportionnée au droit d'accéder au juge, comme les adages latins « Actioni non natae praescribitur » et « Contra non valentem », a trait au droit d'agir qui, s'agissant de la garantie des vices cachés, a un point de départ non critiquable à cet égard dès lors qu'il correspond à la découverte du vice. La lecture des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) confirme cette analyse, qu'il s'agisse des arrêts Stagno c.Belgique (CEDH, 7 juillet 2009, req. n° 1062/07), Esim c.Turquie (CEDH, 17 septembre 2013, n° 59601/09), Moor c.Suisse (CEDH, 11 mars 2014, n° 52067/10) ou Kursun c.Turquie (CEDH, 30 octobre 2018, req. n° 22677/10). Or, ce qui est critiqué par le pourvoi ce n'est pas la prescription du délai pour agir en garantie des vices cachés, mais le fait que ce délai doive se combiner avec un autre délai de prescription, celui de l'obligation de garantie du vendeur, qui est un délai d'épreuve, lequel ne sanctionne aucune inaction du créancier du droit à garantie, mais protège le débiteur de la garantie de l'imprescriptibilité de son obligation. La prescription de l'obligation de garantie poursuit donc un but légitime, celui de garantir la sécurité juridique en mettant un terme aux actions au sens de l'arrêt Stubbings et autres c./ Royaume-Uni (CEDH, 22 octobre 1996, 22083/93 et 22095/93). Il convient de rappeler à cet égard que la transposition en droit français des textes européens relatifs à la responsabilité des produits défectueux (cf. avis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, point 2.3.3.3., p.26 § 5) ou à la garantie légale de conformité pour les biens évoquée ci-dessus (au point 2.2.1.) viennent témoigner du fait qu'un délai d'épreuve de cinq ans, lui-même susceptible d'interruption, n'apparaît pas excessivement rigoureux. 2.4.- Sur l'incidence de l'existence d'une hétérogénéité des différents contrats Ainsi qu'il a été précisé en introduction, le particularisme du présent pourvoi par rapport aux autres pourvois précités tient au fait que nous sommes face à une chaîne hétérogène de contrats, à savoir des contrats de vente de biens conclus pour l'exécution d'un contrat d'entreprise. Cette particularité est mise en exergue par la demanderesse qui souligne : « Le constructeur n'est nullement dans la position d'un vendeur dans le cadre d'une chaîne de ventes qui, certes, ne pourrait pas rechercher la garantie du vendeur initial mais pourrait rechercher celle de son propre vendeur. / D'une part, le constructeur lié au maître d'ouvrage par un contrat de louage d'ouvrage non translatif de propriété est soumis à un délai de garantie plus long (celui de la garantie décennale) que celui applicable à une vente, avec un point de départ qui est la réception de l'ouvrage, soit une date postérieure à la vente du produit. / D'autre part, à la différence d'un acquéreur final, le constructeur ne pourra pas solliciter la garantie de son propre vendeur. »

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Il ajoute : « si le délai quinquennal peut être adapté et pertinent pour des biens meubles simples ou des appareils électroniques, il ne l'est absolument pas s'agissant d'immeubles, ni de matériaux de construction dont la durée de vie est nettement plus longue et qui sont destinés à être incorporés ou assemblés dans un ouvrage immobilier dont la vocation est par nature de s'inscrire dans la durée et dont l'entrepreneur (acquéreur des matériaux avant de les intégrer à l'ouvrage) répondra pendant dix ans à compter de la réception. »

Cependant, cette argumentation peine à convaincre, car l'entrepreneur peut parfaitement solliciter la garantie de vices cachés auprès de son vendeur de matériaux, dès lors qu'il intente son action dans le délai de deux ans à compter de la découverte du vice, c'est à dire à compter de son assignation par le maître de l'ouvrage, mais effectivement il n'obtiendra cette garantie que si son vendeur y est encore tenu par le délai d'épreuve. Ce qui pose problème ce n'est donc pas le fait que les contrats de vente successifs soient précédés par un contrat de nature différente, le contrat d'entreprise, mais le fait que l'entrepreneur, qui peut se voir opposer une délai d'épreuve de cinq ans lorsqu'il sollicite la garantie de son vendeur, est, en ce qui le concerne, tenu à l'égard du maître de l'ouvrage pendant dix ans à compter de la livraison, de sorte qu'il peut se trouver encore tenu à l'égard de ce dernier alors même que son vendeur ne sera plus contraint de le garantir. On comprend bien entendu ce qui peut être ressenti comme une injustice, mais qui pourtant n'en est pas une, car cette différence de traitement a été expressément voulue par le législateur qui a décidé de soumettre les constructeurs à une garantie spécifique pour les responsabiliser davantage compte tenu de la nature des travaux qui leur sont confiés. Vouloir faire supporter aux vendeurs de matériaux un allongement de leur garantie à l'égard des constructeurs de manière à alléger les effets de la responsabilité de ces derniers équivaudrait, dans l'hypothèse de vices cachés, à amoindrir celle-ci en contrariété avec l'objectif recherché par le législateur. Or, il faut le souligner la garantie des vices cachés n'est pas fondée sur l'existence d'une faute prouvée du fabricant ou des vendeurs intermédiaires, mais sur une présomption de connaissance du vice, qui, comme il a été rappelé dans l'avis sur les pourvois V 21-17.789 et D 21-19.936, est une présomption irréfragable lorsqu'il s'agit d'un vendeur professionnel. Il ne s'agit donc pas de chercher le véritable responsable du vice caché, son « créateur », mais plus simplement d'offrir une protection plus ou moins grande à l'acheteur, dès lors que le profit réalisé à l'occasion de la vente doit entraîner, pour la moralisation des affaires, une responsabilité du vendeur à l'égard de l'acheteur du bien vendu, et ce, indépendamment de toute faute qu'il aurait commise. Dès lors, vouloir faire supporter à un vendeur de matériaux ou à un fabricant, qui n'avait pas absolument pas conscience du « vice » affectant le bien vendu, et n'a d'ailleurs peut-être commis aucune faute, une obligation de garantie d'une durée équivalente à celle du constructeur, au seul motif que c'est juste à l'égard de ce

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dernier, n'a pas de sens, car le constructeur et le vendeur de matériaux ou le fabricant sont dans des situations différentes à l'égard de leurs clients qui légitiment que le législateur les traite différemment. En conséquence, je suis d'avis que l'hétérogénéité des différents contrats telle qu'ici envisagée, à savoir un contrat d'entreprise pour l'exécution duquel sont conclus des contrats de vente, doit demeurer sans incidence sur la garantie des vices cachés.

3 - Avis sur les réponses à apporter aux moyens du pourvoi Comme indiqué au point 1.3 ci-dessus, à l'exception du deuxième moyen du pourvoi principal, tous les autres moyens présentés pourront faire l'objet d'un rejet non spécialement motivé. Je vous invite à déclarer le deuxième moyen du pourvoi principal recevable, en rappelant la motivation de votre arrêt d'Assemblée plénière du 2 avril 2021, et en l'adaptant très marginalement à l'hypothèse de la divergence de jurisprudence concomitante à l'arrêt de cassation ayant saisi la cour d'appel de renvoi et subsistant qu'à l'examen du pourvoi formé contre l'arrêt de la cour d'appel de renvoi. Compte tenu des éléments de réflexion exposés dans l'avis sur les pourvois V 2117.789 et D 21-19.936 et ci-dessus, ce deuxième moyen du pourvoi principal me paraît devoir être rejeté en relevant notamment que : - tout vendeur d'une chose est tenu à une obligation de garantie dont la durée se prescrit suivant les textes qui lui sont applicables, et que tel est le cas de chacun des vendeurs successifs en cas de ventes multiples d'un même bien, y compris lorsque les ventes successives sont intervenues pour l'exécution d'un contrat d'entreprise ou de construction conclu entre un entrepreneur et un maître d'ouvrage; - la mise en oeuvre de cette garantie par un acquéreur de la chose, qui peut être devenu un vendeur intermédiaire de celle-ci en cas de vente successives du même bien, doit être faite dans le délai de prescription de deux ans, qui court à compter de la découverte du vice caché par l'acquéreur final ou de l'assignation du vendeur intermédiaire en sa qualité de précédent acheteur du bien, mais aussi dans le délai pendant lequel le vendeur, dont la garantie est recherchée par un acquéreur, est encore tenu par son obligation de garantie, laquelle naît au jour de la vente qu'il a réalisée (ou de la délivrance de la chose si elle est postérieure), et trouve son fondement à l'article L. 110-4 du code de commerce lorsque la vente est faite entre commerçants ou un commerçant et un non commerçant.

Conclusion : avis de rejet du pourvoi principal et du pourvoi additionnel.

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