AVIS DE Mme TUFFREAU, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 514 du 6 juin 2024 (B+R) –
Deuxième chambre civile Pourvoi n° 22-11.736⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 10 décembre 2021 La société [3] C/ M. [W] [J] _________________
La présente affaire porte sur la production de la retranscription d'un enregistrement audio pris à l'insu de son auteur, dans le cadre d'une instance en reconnaissance, d'une part, du caractère professionnel d'un accident du travail et, d'autre part, de la faute inexcusable de l'employeur. Elle appelle ainsi à mettre en œuvre les critères posés par l'
Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans son arrêt du 22 décembre 2023 (Ass. plén., 22 décembre 2023, pourvoi n° 20-20.648⚖️), aux termes duquel : « dans un procès civil, le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une preuve obtenue ou produite de manière illicite ou déloyale, porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
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1. Faits et procédure Monsieur [J], salarié de la société [3], a déclaré avoir été victime le 18 mars 2016 d'un accident de travail, en l'espèce une agression physique sur son lieu de travail, de la part du gérant de la société. L'employeur a émis des réserves quant à l'existence de cet accident du travail. Le 28 juin 2016, la caisse a notifié la prise en charge de l'accident déclaré au titre de la législation relative aux risques professionnels. Après un recours infructueux devant la commission de recours amiable, l'employeur a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Melun. Le salarié a saisi le même tribunal en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur le 22 septembre 2016. Les deux instances ont été jointes. Par jugement du 14 septembre 2018, le tribunal a dit que l'accident était dû à la faute inexcusable de l'employeur, ordonné avant-dire droit une expertise médicale judiciaire sur la réparation des préjudices, dit que la décision de prise en charge l'accident était opposable à l'employeur et que l'intégralité des conséquences financières de la faute inexcusable sera supportée par celui-ci. Sur appel de la société, la cour d'appel de Paris, par arrêt du 10 décembre 2021, a confirmé le jugement. Devant le tribunal comme la cour d'appel, l'employeur soutenait que l'enregistrement versé aux débats par le salarié, lequel attestait de la tenue d'une altercation au cours de laquelle le gérant avait tenu des propos injurieux et porté des coups sur son salarié, avait été obtenu de manière déloyale. Il ajoutait que, si le droit de la preuve pouvait justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie privée, c'était à condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi. La cour d'appel n'a pas écarté ce moyen de preuve en jugeant que le recours à l'enregistrement se révélait indispensable dans la démonstration de la preuve des violences dans la mesure où, si trois autres salariés étaient présents au moment des faits, « il apparaît tout à fait légitime pour Monsieur [J] de recourir à un enregistrement et de ne pas se reposer sur les seuls témoignages de ses collègues de travail qui ne sont pas indépendants vis-à-vis de leur employeur compte tenu du lien de subordination qui régit leurs relations ». Elle ajoutait que, « s'agissant de la condition de proportionnalité de l'atteinte à la vie privée par rapport au but poursuivi, il convient de préciser que l'altercation enregistrée est intervenue dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d'un client de l'entreprise. Également, Monsieur [J] s'étant borné à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu'il prétend avoir subies et n'ayant fait procéder à un constat d'huissier que pour contrecarrer la contestation de l'employeur quant à l'existence de cette altercation verbale et physique, l'atteinte à la vie privée de l'employeur est bien proportionnée au but poursuivi ».
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À l'appui de son pourvoi, la société se prévaut d'une méconnaissance de l'article 6, et subsidiairement 8, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, et de l'
article 9 du code de procédure civile🏛, faisant valoir que l'enregistrement de propos réalisés à l'insu de leur auteur constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve.
2. Analyse Tant les fondements juridiques que les évolutions jurisprudentielles s'agissant de la production d'une preuve illicite ou déloyale ont été détaillés de manière exhaustive dans le rapport de Monsieur Dominique Ponsot, à l'occasion de l'arrêt du 22 décembre 2023. Il sera uniquement rappelé que, dans un arrêt du 7 janvier 2011, la Cour de cassation avait posé pour principe qu' « il résulte des articles 9 du code de procédure civile, 6§1 de la
Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛 et du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, que l'enregistrement d'une conversation téléphonique réalisé à l'insu de l'auteur des propos tenus constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve. » (Ass. plén., 7 janvier 2011, pourvoi n° 09-14.667, 09-14.316, Bull. 2011, Ass. plén. n° 1). Cependant, la Cour de cassation admettait depuis quelques années que, dans un procès civil, le droit la preuve pouvait justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. Elle jugeait notamment que « l'illicéité d'un moyen de preuve […] n'entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l'utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle d'un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. » (Soc., 25 novembre 2020, pourvoi n° 1719.523 ;
Soc., 10 novembre 2021, pourvoi n° 20-12.263⚖️) Avec l'arrêt du 22 décembre 2023, la Cour de cassation reconnaît désormais la recevabilité des preuves obtenues déloyalement, sous les mêmes conditions d'être indispensables et proportionnées au but poursuivi. Il ressort de cette nouvelle jurisprudence que l'enregistrement audio, fait à l'insu de l'employeur, et sa retranscription, ne doivent pas être automatiquement écartés. Il appartient d'abord au juge de vérifier que la production de cette pièce, obtenue de manière déloyale, est indispensable à l'exercice du droit à la preuve, puis d'effectuer un contrôle de proportionnalité. C'est ce qu'a fait la chambre sociale récemment, dans un arrêt du 17 janvier 2024 (
Soc., 17 janvier 2024, pourvoi n° 22-17.474⚖️). Dans cette affaire, le salarié, qui soutenait que son licenciement était nul ou subsidiairement sans cause réelle et sérieuse comme étant constitutif à un harcèlement moral, produisait la retranscription de son entretien avec les membres du CHSCT (aujourd'hui le CSE) ayant réalisé une enquête sur l'existence d'un harcèlement à son encontre, enregistrement qui avait été 3
obtenu de manière clandestine à l'insu des membres du CHSCT. La chambre sociale a estimé que l'enregistrement clandestin de l'entretien n'était pas indispensable à l'exercice du droit à la preuve, plusieurs éléments de preuve pouvant permettre au salarié d'obtenir satisfaction : « justifie légalement sa décision d'écarter des débats un enregistrement clandestin d'une réunion du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) la cour d'appel qui a, d'une part relevé que le médecin du travail et l'inspecteur du travail avaient été associés à l'enquête menée par le CHSCT et que le constat établi par le CHSCT dans son rapport d'enquête du 2 juin 2017 avait été fait en présence de l'inspecteur du travail et du médecin du travail, d'autre part retenu, après avoir analysé les autres éléments de preuve produits par le salarié, que ces éléments laissaient supposer l'existence d'un harcèlement moral, faisant ainsi ressortir que la production de l'enregistrement clandestin des membres du CHSCT n'était pas indispensable au soutien des demandes du salarié. »
Si l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a ouvert la voie à l'admissibilité des preuves obtenues de manière déloyale, elle a encadré cette admissibilité par des conditions strictes laissées à l'appréciation du juge. Ces conditions tiennent au caractère indispensable et proportionné au but poursuivi de ces preuves. En l'espèce, le moyen de preuve dont il est sollicité l'irrecevabilité consiste dans la retranscription d'un enregistrement effectué par le salarié sur son téléphone portable au cours de l'altercation avec son employeur, à l'insu de ce dernier. Il n'y a donc pas de doute sur le fait que cet enregistrement puisse être qualifié de déloyal. Il y a donc lieu d'examiner si, d'une part, la production de cette preuve est indispensable à la preuve des faits dont le salarié se prévaut et, d'autre part, si l'atteinte au respect de la vie privée dont il en résulte est proportionnée au but poursuivi.
I.
Le caractère indispensable de la preuve déloyale
La preuve est indispensable si les autres éléments éventuellement apportés au débat ne sont pas suffisants pour établir la réalité des faits. La preuve déloyale peut ainsi venir renforcer des autres éléments de preuve qui, seuls, seraient insuffisants pour emporter la conviction (voir en ce sens
Soc., 4 octobre 2023, pourvoi n° 22-18.217⚖️ à propos de la production de photographies qui n'étaient pas le seul élément de preuve apporté par l'employeur puisqu'il disposait également d'attestations écrites d'autres salariés). En l'espèce, le salarié sollicitait la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur, à la suite d'une agression physique commise par ce dernier, lui ayant causé des « contusions multiples des membres et du cou ». L'employeur contestait toute agression physique. Dans sa motivation, la cour d'appel avait précédemment relevé que le salarié produisait un dépôt de plainte ainsi que des certificats médicaux, dont l'un faisait état de « contusions de la face antérieure du genou gauche, contusions avec œdème temporal gauche, traumatisme crânien bénin, ecchymose linéaire oblique 3 mm de large sur 5 mm de long, antéro-externe de la base du cou ». Il était également fait état des témoignages d'un client et des salariés présents, mais uniquement s'agissant de l'altercation verbale. Ces éléments étaient donc insuffisants pour démontrer que 4
les blessures du salarié trouvaient leur origine dans l'altercation avec l'employeur. Puis, la cour d'appel a estimé qu'« il apparaît tout à fait légitime pour Monsieur [J] de recourir à un enregistrement et de ne pas se reposer sur les seuls témoignages de ses collègues de travail qui ne sont pas indépendants vis-à-vis de leur employeur compte tenu du lien de subordination qui régit leurs relations ». Elle relève par ailleurs qu'un client était également présent lors de l'altercation, mais qu'il était en réalité associé à l'employeur dans une autre société de sorte que « Monsieur [J] était justifié à penser que son témoignage pourrait être affecté par l'existence de ce lien économique. » Elle en conclut que « le recours à l'enregistrement se révèle indispensable pour Monsieur [J] dans la démonstration de la preuve des violences qu'il a subies. » Il aurait été préférable que la cour d'appel indique que la « production » de l'enregistrement se révélait indispensable, mais cette erreur de plume me semble être sans conséquence, car l'on comprend, à la lecture de la motivation de la cour d'appel, que les autres preuves produites par le salarié étaient insuffisantes pour démontrer la réalité des violences subies.
II.
Le contrôle de proportionnalité
Le caractère indispensable de la production de la preuve déloyale est toutefois insuffisant. Il faut que l'atteinte que cette production porte à un droit de la partie adverse soit strictement proportionnée au but poursuivi. Dans la présente espèce, la cour d'appel a procédé à ce contrôle de proportionnalité entre d'une part le droit à la preuve du salarié d'établir la réalité de l'accident du travail et, d'autre part, l'atteinte à la vie privée de l'employeur, dont ce dernier faisait état. Après avoir relevé que l'altercation était intervenue dans un lieu ouvert au public, au vu et su de tous, la cour d'appel a jugé que le salarié s'était borné à produire « un enregistrement limité à la séquence des violences qu'il prétend avoir subies et n'ayant fait procéder à un constat d'huissier que pour contrecarrer la contestation de l'employeur quant à l'existence de cette altercation verbale et physique ». La cour d'appel a dès lors procédé au contrôle de proportionnalité pour conclure, à juste titre, que l'atteinte à la vie privée n'était pas disproportionnée. Au vu de ces éléments, l'ensemble des moyens tirés de l'irrecevabilité de la retranscription de l'enregistrement peuvent être rejetés.
AVIS DE REJET
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