AVIS DE Mme ROQUES, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 1104 du 6 novembre 2024 (B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 23-17.699⚖️ à
23-17.701⚖️ Décision attaquée : 28 février 2023 de la cour d'appel de Lyon Mme [L] [K], M. [J] [M] et M. [N] [O] C/ SAS Renault Trucks, SAS Fonderie [Localité 7], SAS Arquus, SAS Iveco France et SAS Meritor Axles France _________________
1. Faits et procédure Mme [K] et MM. [M] et [O] (ci-après les salariés) ont été respectivement engagés, en 1968, 1974 et 1975, par la société Berliet, aux droits de laquelle est venue la société Renault Véhicules Industriels puis la société Renault Trucks. Ils étaient tous en poste sur le site de [Localité 7]. La société Renault Trucks a procédé à plusieurs cessions de certaines de ses activités sur ce site aux sociétés Iveco France, fin 1998, Fonderie [Localité 7], en octobre 2004, et à la société Arquus en juin 2011. Courant 2009, il a été mis un terme aux contrats de travail de Mme [K] et M. [M].
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Cette rupture a donné lieu à la signature par chaque salarié d'une transaction avec leur employeur. Courant 2011, le contrat de travail de M. [O] a été transféré à la société Arquus. Il y a été mis un terme en juillet 2016, mois au cours duquel les parties ont également signé une transaction réglant les conséquences de cette rupture. Par arrêté en date du 25 octobre 2016, publié le 1 er novembre de la même année, pris en application de l'
article 41 de la loi du 23 décembre 1998🏛, l'établissement de [Localité 7] de la société Renault Trucks a été inscrit sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante (ACAATA) pour la période de 1964 à 1996. Courant 2017, les trois salariés ont saisi séparément le conseil des prud'hommes de Lyon aux fins d'indemnisation du préjudice d'anxiété subi par eux du fait de leur exposition à l'amiante. Par trois jugements en date du 8 avril 2021, le conseil des prud'hommes a déclaré les salariés irrecevables en leurs demandes en raison de la transaction qu'ils avaient signée avec leur employeur. Par trois arrêts rendus le 28 février 2023, la cour d'appel de Lyon a, notamment, intégralement confirmé ces décisions. Ce sont les arrêts attaqués par les trois salariés. Ils reprochent à la cour d'appel de les avoir déclarés irrecevables en leurs demandes. Ils soutiennent qu'elle a violé les
articles 2044 à 2052 du code civil🏛🏛 ainsi que l'article 41de la loi du 23 décembre 1998 en estimant que se heurtait à l'autorité de la chose jugée attachée à une transaction une demande d'indemnisation d'un préjudice né postérieurement à la signature de celle-ci. En réplique, les sociétés défenderesses concluent au rejet des pourvois.
2. Discussion et avis L'adage voulant que « mieux vaut un mauvais accord qu'un bon procès », le code civil contient des dispositions relatives à la transaction 1 qui permet à deux parties de mettre fin à leur litige ou de prévenir un litige à naître en concluant un accord comportant des concessions réciproques.
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À savoir les articles 2044 et suivants
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Cette transaction étant une convention, elle doit remplir les mêmes conditions de validité que tout contrat2. Comme elle interdit aux parties d'introduire ou de poursuivre tout action en justice ayant le même objet, les articles 2048 et 2049 prévoient que : - cet objet, à savoir la renonciation à des droits, actions et prétentions « ne s'entend que de ce qui est relatif au différend qui y a donné lieu », - elle ne règle que le différend qui s'y trouve compris, qui transparaît de la manifestation de volonté des parties, telle que résultant des « expressions spéciales ou générales » ou au regard de la « suite nécessaire de ce qui est exprimé » dans l'acte. Enfin, toute action en justice introduite malgré l'existence d'une transaction, signée entre les mêmes parties et portant sur le même objet, est irrecevable, l'article 2052 dans sa rédaction antérieure à la loi du 18 novembre 2016 prévoyant expressément que cette convention avait autorité de la chose jugé En droit du travail, la transaction est admise notamment pour régler les conséquences de la rupture du contrat de travail. Mais, elle peut aussi intervenir en cours d'exécution de ce contrat pour prévenir ou mettre un terme à un litige entre l'employeur et l'un de ses salariés. Elle peut ainsi fort bien porter sur l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété subi par des salariés exposés, dans le cadre de l'exécution de leur contrat de travail, à de l'amiante. Ce préjudice a été consacré par la jurisprudence de la chambre sociale, par un arrêt du 11 mai 20103 comme le rappelle Mme Valéry dans son rapport. La chambre l'a défini comme le fait d'être placé « dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante » et d'être « amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse ». Elle a également précisé, dans plusieurs arrêts, que ce préjudice « ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante, [et] est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par les salariés ; [...] il naît à la date à laquelle les salariés ont connaissance de l'arrêté ministériel d'inscription de l'établissement sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA »4.
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C'est-à-dire que, comme le prévoit l'
article 1128 du code civil🏛, les parties doivent être capables de contracter, doivent avoir donner leur consentement à la transaction de façon libre et éclairée et celle-ci doit avoir un objet certain et licite. 3
Soc., 11 mai 2010, pourvoi n° 09-42.241⚖️4
Voir, notamment,
Soc., 22 novembre 2017, pourvoi n° 16-20.666, 16-20.873, 16-20.667, 16-20.668⚖️, Bull. 2017, V, n° 203, Soc., 5 avril 2018, pourvoi n° 17-10.402 et Soc., 25 janvier 2023, pourvoi n° 21-21.658
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Les pourvois posent donc la question suivante : lorsque l'arrêté ministériel portant inscription sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l'ACAATA intervient postérieurement, la transaction peut-elle être utilement opposée aux salariés qui ignoraient l'existence de leur préjudice lorsqu'ils l'ont signée ? Cette question n'est pas totalement inédite. En effet, la chambre a déjà eu l'occasion de se prononcer sur les effets d'une transaction suite à la consécration d'un préjudice d'anxiété, par l'inscription de l'employeur sur la liste dite ACAATA. Elle a donné plein effet à une transaction conclue entre un employeur et des salariés lorsque celle-ci avait été signée après l'arrêté portant inscription sur la liste dite ACAATA, alors même cette transaction avait été signée bien avant que le préjudice d'anxiété soit consacré par l'arrêt de 2010 précité5. Elle a, ainsi, estimé que les salariés n'étaient pas recevables à agir en justice pour solliciter la réparation de leur préjudice d'anxiété. La chambre a retenu une solution identique dans l'hypothèse où la transaction avait été signée antérieurement à l'arrêté portant inscription de l'employeur sur la liste ACAATA. Elle l'a notamment énoncé dans des arrêts rendus les 21 février et 6 octobre 2017 6. Dans ces espèces, les cours d'appel avaient accueilli les demandes d'indemnisation des salariés aux motifs tantôt que leur préjudice d'anxiété n'était né qu'après la signature des transactions, de sorte qu'ils n'avaient pu renoncer à un droit qui n'existait pas lors de leur signature, tantôt que les termes des transactions étaient généraux et ne visaient pas expressément la renonciation à solliciter la réparation d'un « préjudice d'anxiété amiante ». Les solutions ainsi retenues par la chambre sont le fruit d'une évolution de sa jurisprudence7, suite à une décision rendue par l'assemblée plénière le 4 juillet 19978 précisément dans une espèce qui mettait en cause une transaction signée par un employeur et l'un de ses salariés. Alors qu'était contesté l'objet de la transaction, et notamment le fait qu'elle ait pu emporter renonciation de la part du salarié à d'autres droits que ceux qu'il tenait 5
Solution notamment énoncée dans les arrêts suivants :
Soc., 11 janvier 2017, pourvoi n° 15-20.040⚖️, Bull. 2017, V, n° 7 et Soc., 25 janvier 2023, pourvoi n° 21-21.645, 21-19.996 6
Soc., 21 février 2017, pourvoi n° 15-28.720 et autres et Soc., 6 octobre 2017, pourvoi n° 16-23.896, 16-23.946, 16-23.901, 16-23.902, 16-23.925, 16-23.903, 16-23.906, 16-23.934, 16-23.891 7
Voir pour un rappel de cette évolution l'avis de Mme Molina sous l'arrêt du 17 novembre 2021 (et plus précisément les pages 4 et 5) 8
Ass. plén., 4 juillet 1997, pourvoi n° 93-43.375, Bulletin 1997, Ass. Plén. n° 10
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d'une clause de non-concurrence, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a énoncé ce qui suit : « Mais attendu qu'ayant relevé qu'aux termes de la transaction "forfaitaire et définitive" constatée par le procès-verbal du 8 juillet 1986, "la partie demanderesse renonce à toutes réclamations de quelque nature qu'elles soient à l'encontre de la partie défenderesse relatives tant à l'exécution qu'à la rupture de son contrat de travail", le conseil de prud'hommes a fait l'exacte application tant des textes susvisés que de l'article 2044 du Code civil ; » Ainsi, les termes généraux d'une transaction ne font pas obstacle à ce que celle-ci produise plein effet et opère extinction des droits des parties. Et, ce n'est qu'en présence de stipulations précises, qui circonscrivent l'objet de la transaction, que la chambre a pu décider que celle-ci ne s'opposait pas à ce qu'une partie agisse en justice pour solliciter le paiement de certaines sommes non comprises dans cet objet9. Faire évoluer cette jurisprudence, y compris pour le seul préjudice d'anxiété, ne me semble pas opportun. Il est vrai que la chambre a rendu une décision qui diffère un peu de celles qui viennent d'être exposées. Dans un arrêt en date du 17 novembre 202110, elle a rejeté le pourvoi de l'employeur qui contestait la recevabilité de la demande d'indemnisation d'une de ses salariées au titre de son préjudice d'anxiété. Elle a, en effet, estimé que, bien que les parties aient signé une transaction en 1999 et que l'arrêté portant inscription sur la liste ACAATA soit postérieur, la transaction n'avait pu porter que sur les faits survenus antérieurement à sa signature. Or, puisque le contrat de travail s'était poursuivi, sa demande indemnitaire au titre de son préjudice d'anxiété « portait sur des faits survenus pendant la période d'exécution du contrat de travail postérieure à la transaction et dont le fondement était révélé postérieurement à la transaction ». Toutefois, il ne me semble pas que cet arrêt, au demeurant non publié, puisse être appliqué dans les présentes espèces.
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Voir par exemple
Soc., 20 février 2019, pourvoi n° 17-19.676 : «⚖️ Attendu que pour déclarer irrecevable la demande de l'employeur au titre du remboursement d'une partie de l'aide à la création d'entreprise, l'arrêt retient que la transaction intervenue le 11 octobre 2011 entre le salarié et l'employeur a acquis à cette date l'autorité de la chose jugée en dernier ressort ; Qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que l'article 8 du protocole transactionnel stipulait que la transaction réglait irrévocablement tout litige lié à l'exécution et à la rupture du contrat de travail, en dehors de l'application des autres mesures du dispositif d'accompagnement social, la cour d'appel a violé les textes susvisés; » 10
Soc., 17 novembre 2021, pourvoi n° 20-17.989
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En effet, la décision de la chambre est, en partie, fondée sur le fait que le contrat de travail s'était poursuivi après la signature de la transaction. Ainsi, cette transaction n'avait eu pour objet que de solder les comptes entre les parties à un moment précis de leur relation contractuelle. Mais, elle n'avait pas exclu toute action fondée sur des faits survenus ultérieurement, comme pouvait l'être l'inscription sur la liste dite ACAATA et donc la consécration dans son principe d'un préjudice d'anxiété subi par les salariés11. En revanche, lorsque la transaction est conclue en parallèle de la rupture du contrat de travail, les parties s'engagent nécessairement, sauf stipulations contraires, à solder définitivement leurs comptes. Or, dans nos espèces, les transactions ont été signées en parallèle de la rupture des contrats de travail des salariés. En outre, elles ne sont pas toutes rédigées dans les mêmes termes, comme le souligne Mme Valéry dans son rapport. En effet, les deux premières transactions, signées par Mme [K] et M. [M], sont rédigées dans des termes généraux. Elles prévoient néanmoins que : - la première « déclare renoncer irrévocablement à toute instance ou action née ou à naître au titre de l'exécution ou de la rupture de son contrat de travail » et « se déclare remplie de ses droits », - le second « renonce à tous les droits et actions ayant trait à l'exécution de son contrat de travail et à sa rupture qu'il pourrait tenir tant du droit commun que des dispositions de la convention collective, de son contrat de travail ou de toute autre disposition ». La transaction signée par M. [O] est rédigée de façon plus précise puisqu'elle indique que le salarié « se déclare intégralement rempli de ses droits nés ou à naître », mention suivie d'une énumération desdits droits parmi lesquels figurent les « dommages et intérêts au titre d'un harcèlement moral et/ou sexuel et/ou manquement à une obligation de sécurité résultat ». Cette liste s'achève par une formule de renonciation plus générale aux droits « de quelque nature que ce soit consécutifs à la conclusion, l'exécution ou la rupture de son contrat de travail ». Il convient également de préciser qu'à la date de signature de cette troisième transaction, soit le 8 juillet 2016, le tribunal administratif de Lyon, par jugement du 28 avril 2015, confirmé par arrêt de la cour administrative d'appel de Lyon du 12 janvier 2016, avait enjoint au ministre chargé du travail d'inscrire l'établissement 11
Pour un exemple contraire dans lequel les parties, bien que poursuivant leur relation contractuelle, ont exclu toute contestation ultérieure sur un objet expressément déterminé, à savoir une prime de production, voir
Soc., 23 septembre 2020, pourvoi n° 18-19.684⚖️6
de [Localité 7] de la société Renault Trucks sur la liste des établissements ouvrant droit au bénéfice de l'ACAATA. L'arrêté portant inscription a été pris en novembre 2016. Cet historique peut peut-être expliqué que la dernière transaction ait visé également les manquements de l'employeur à son obligation de sécurité. Ainsi, il ne me semble pas possible de considérer que cette dernière transaction n'a pas inclus dans son objet le préjudice d'anxiété du salarié. Mais, conformément à la jurisprudence rappelée auparavant, je considère que les termes des trois transactions sont suffisamment explicites, pour emporter renonciation à toute action ultérieure relative à l'exécution ou la rupture des contrats de travail, en ce compris une demande d'indemnisation au titre du préjudice d'anxiété. L'extinction de toute possibilité de contentieux ultérieur est l'un des attraits de la transaction. Elle est fondée sur la force obligatoire qui est attachée à cette convention, qui, comme tout autre contrat, est la loi des parties et induit que celles-ci ne s'engagent pas à la légère. Revenir sur cette solution, même pour le seul préjudice d'anxiété, serait à mon sens amoindrir l'intérêt et les effets des transactions. En outre, l'irrecevabilité de toute action ultérieure n'est pas une sanction appliquée spécifiquement au préjudice d'anxiété. Elle vaut pour tous les litiges nés ou à naître qui ont donné lieu à une transaction signée par un employeur et un ou plusieurs de ses salariés. En effet, la chambre l'a également mise en oeuvre dans d'autres hypothèses telles qu'une demande de versement d'une « retraite supplémentaire » ou d'indemnisation de la perte des droits à la retraite résultant d'une absence de cotisation de l'employeur 12. Dans ces espèces, la révélation du préjudice avait eu lieu après la signature de la transaction et, pour la seconde affaire, le fait générateur, à savoir le non-paiement des cotisations retraite par l'employeur, était survenu pendant la période d'exécution du contrat de travail, soit antérieurement à la transaction. Il s'agissait donc de situations semblables à celles des pourvois qui nous intéressent, dans lesquelles l'arrêté portant inscription sur la liste ACAATA est postérieur à la transaction mais la période d'exposition visée est, elle, antérieure à la signature de cet acte. 12
Voir
Soc., 30 mai 2018, pourvoi n° 16-25.426⚖️, Bull. 2018, V, n° 96 et
Soc., 6 septembre 2023, pourvoi n° 21-24.407⚖️7
Il ne me semble donc pas justifié d'appliquer des solutions différentes à des hypothèses similaires. Enfin, une fois signée, la transaction n'est pas inattaquable puisque, comme toute convention, sa nullité peut être recherchée dès lors que le consentement d'une partie a été vicié. Et, à mon sens, cette voie était sans doute la plus adaptée dans les présentes espèces, si les salariés estimaient qu'ils n'avaient pas mesuré l'ampleur de leurs engagements et s'étaient mépris sur l'étendue de leurs renonciations. Certes, il est vrai que l'issue de cette action en nullité n'est pas la même, puisque si elle aboutit, elle remet en cause l'intégralité de la transaction et induit la restitution des sommes perçues, quand l'action en paiement la laisse subsister. Il n'en reste pas moins que les salariés disposent d'une voie de droit pour contester les transactions signées. Pour toutes ces raisons, je considère que les juges du fond fait une exacte application des textes relatifs à la transaction et je suis d'avis de rejeter les pourvois.
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