CAA Bordeaux, 3e, 04-07-2023, n° 21BX02286
A476098S
Référence
Procédure contentieuse antérieure :
La société Liebherr a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le Grand port maritime de Bordeaux à lui verser la somme de 1 095 138 euros, majorée de 40 euros pour chaque facture de situation non réglée en application de l'article 9 du décret n° 2013-269 du 29 mars 2013🏛, et assortie des intérêts moratoires.
Par un jugement n° 2003206, 2003207 du 29 mars 2021, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné le Grand port maritime de Bordeaux à payer à la société Liebherr la somme de 1 095 048 euros, assortie des intérêts moratoires établis selon une majoration de huit points du taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, ainsi que la somme de 120 euros au titre de l'indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 28 mai 2021 et le 22 septembre 2022, le Grand port maritime de Bordeaux, représenté par Me Lepron, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 29 mars 2021 ;
2°) de rejeter la demande présentée par la société Liebherr ;
3°) de mettre à la charge de la société Liebherr la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Il soutient que :
- la demande présentée par la société Liebherr devant le tribunal administratif était irrecevable, faute de mémoire préalable au sens des dispositions de l'article 42 du CCAG-MI ; le courrier du 30 mars 2020 de la société Liebherr ne peut être regardé comme un mémoire en réclamation dès lors qu'il comporte, en outre, une demande de paiement du solde du marché, d'un montant de 165 930 euros, et a ainsi un objet distinct du différend né de son refus de procéder à un nouveau paiement des acomptes réclamés afférents à l'exécution des situations n°2 à 4 ;
- la demande de paiement du solde du marché en cause est prématurée ; une telle demande ne peut intervenir qu'à compter de la réception des prestations du marché en application de l'article 12.8.1 du CCAG-MI ;
- il s'est valablement libéré de son obligation envers la société Liebherr en procédant en toute bonne foi au paiement des acomptes du marché au profit d'une tierce personne ayant l'apparence de son créancier, et alors même que ses règlements ont été effectués sur un compte bancaire qui s'est révélé a posteriori frauduleux ; un faisceau d'éléments l'a conduit légitimement à penser que la demande de changement d'identité bancaire émanait bien de la société Liebherr, dès lors que son comptable a été contacté directement par un tiers via la messagerie interne et ce, concomitamment au dépôt des factures sur le système Chorus, et que ce tiers a emprunté le nom patronymique de ses interlocuteurs du service comptabilité de la société Liebherr ; ainsi que le prévoit l'article 1342-3 du code civil🏛, ce paiement était donc libératoire ;
- le caractère prétendument libératoire du paiement effectué entre les mains d'un tiers à la suite d'une escroquerie, par le biais d'une usurpation d'identité, contrevient au principe dégagé par la jurisprudence " Mergui " du Conseil d'Etat ;
- aucun manquement à ses obligations contractuelles ne peut lui être imputé dès lors qu'un changement de coordonnées bancaires du titulaire du marché, simple mesure d'exécution, ne constitue pas une modification contractuelle nécessitant la passation d'un avenant ;
- le tribunal ne pouvait lui opposer sa prétendue négligence pour ne pas avoir procédé à des vérifications suffisantes, en l'absence de tout doute raisonnable quant à l'identité des auteurs de la demande de changement de domiciliation bancaire.
Par un mémoire en défense, enregistré le 3 septembre 2021, la société Liebherr, représentée par Me Llorens, conclut au rejet de la requête du Grand port maritime de Bordeaux et à ce qu'il soit mis à la charge de ce dernier la somme de 6 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- sa demande de première instance était recevable ; les premiers juges ne se sont pas mépris sur la portée du mémoire en réclamation qu'elle a adressé au Grand port maritime de Bordeaux le 30 mars 2020, le mettant expressément en demeure, dans les délais prescrits, de lui régler les sommes dues au titre de l'exécution des situations n° 2 à 4 ; l'existence d'un différend avec le Grand port maritime de Bordeaux est né du refus du maître de l'ouvrage de faire droit à sa demande de paiement de la somme totale de 1 095 138 euros au motif du caractère prétendument libératoire du versement de cette somme entre les mains d'une tierce personne ; son courrier du 30 mars 2020 fait expressément référence au différend né du refus du maître de l'ouvrage de lui payer les sommes dues en exécution des situations n° 2 à 4, précise le montant de ces sommes et les justifications y afférentes, et indique que le paiement effectué par le Grand port maritime de Bordeaux entre les mains d'un tiers n'est pas libératoire à son égard ; contrairement à ce que soutient le Grand port maritime de Bordeaux, l'objet du courrier en cause est le paiement du solde dû au titre des factures émises en exécution des prestations réalisées et non une demande de règlement du solde du marché ; c'est dès lors à bon droit que le tribunal a assimilé son courrier du 30 mars 2020 au mémoire en réclamation prévu à l'article 42.2 du CCAG-MI ;
- la circonstance qu'elle se soit opposée, par ailleurs, à la signature du projet de décompte général qui lui a été notifié, est sans incidence sur la recevabilité de sa demande tendant au paiement des acomptes correspondant aux situations n°2, 3 et 4, déduction faite d'un trop-versé relatif à la situation n°1 ; ce n'est que le 20 mai 2020 que la situation n°5 a fait l'objet d'un règlement, soit en cours d'instance ;
- il appartenait au maître de l'ouvrage de procéder au paiement des sommes dues en exécution des clauses du marché ;
- le Grand port maritime de Bordeaux ne pouvait se dispenser de conclure un avenant pour acter la modification du contrat résultant du changement de domiciliation bancaire, ce qu'il n'a pas fait en l'espèce ; le relevé d'identité bancaire joint à l'acte d'engagement est intégré dans son offre ; le maître de l'ouvrage aurait dû, dès réception d'une telle demande de changement d'identification bancaire, procéder à des vérifications avant de régler les sommes en litige compte tenu de la falsification grossière du relevé d'identité bancaire communiqué, et alors même que le courrier émanait en apparence de ses services où figurait son en-tête, dès lors que le relevé est libellé en portugais et que l'établissement bancaire indiqué est différent de celui mentionné par elle dans l'acte d'engagement ;
- le maître de l'ouvrage aurait dû l'alerter avant tout règlement, de sorte qu'elle l'aurait ainsi pu l'informer qu'elle ne lui avait adressé aucune demande de modification du relevé d'identité bancaire ;
- le paiement indu à une tierce personne, y compris par le biais d'une escroquerie par usurpation d'identité, n'était pas libératoire à l'égard du créancier et ne dispensait pas le Grand port maritime de Bordeaux de régler les sommes qui lui dues, à charge pour ce dernier de récupérer ces sommes auprès de la personne qui a usurpé son identité ;
- le moyen soulevé par le maître de l'ouvrage, tiré de l'application des dispositions de l'article 1342-3 du code civil, est ainsi sans effet sur l'existence de sa dette à son égard.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la commande publique ;
- le code civil ;
- la loi n° 2013-100 du 28 janvier 2013🏛 ;
- le décret n° 2013-269 du 29 mars 2013🏛 ;
- l'arrêté du 16 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics industriels ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Agnès Bourjol,
- les conclusions de Mme Isabelle Le Bris, rapporteure publique.
- et les observations de Me Triquet Le Bœuf, représentant le Grand port maritime de Bordeaux et les observations de Me Picoche, représentant la société Liebherr.
1. Le Grand port maritime de Bordeaux a, par acte d'engagement du 9 avril 2019, confié à la société Liebherr la fourniture et la mise en service d'une grue à tour sur portique sur le site du pôle naval de Bassens, pour un montant total de 1 724 300 euros hors taxes. L'article 5.4 du cahier des clauses administratives particulières du marché prévoyait, après paiement d'un acompte de 20 %, un calendrier de paiement échelonné sur cinq situations. La société Liebherr a perçu le 10 juin 2019 un versement initial d'un montant de 398 232 euros correspondant à la situation n° 1. En revanche, elle n'a pas perçu les acomptes suivants correspondant aux situations nos 2, 3 et 4 aux échéances convenues, échelonnées jusqu'en décembre 2019. Le Grand port maritime de Bordeaux lui a fait savoir le 30 janvier 2020 que, victime d'une escroquerie, il avait procédé au virement des sommes dues sur un compte bancaire frauduleux. Par un courrier du 11 mars 2020, il a indiqué à la société Liebherr qu'il estimait que ces versements étaient libératoires et qu'il refusait en conséquence de procéder à tout nouveau paiement à son profit.
2. La société Liebherr a alors saisi le tribunal administratif de Bordeaux d'une demande tendant à la condamnation du Grand port maritime de Bordeaux à lui verser la somme de 1 095 138 euros, augmentée des intérêts moratoires avec capitalisation, en paiement des situations n°2 à 4. Par un jugement n° 2003206, 2003207 du 29 mars 2021, dont le Grand port maritime de Bordeaux relève appel, le tribunal administratif de Bordeaux l'a condamné à verser à la société Liebherr la somme demandée 1 095 048 euros, assortie des intérêts moratoires établis selon une majoration de huit points du taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement les plus récentes, en vigueur au premier jour du semestre de l'année civile au cours duquel les intérêts moratoires ont commencé à courir, le point de départ du délai étant fixé le 22 décembre 2019 sur la somme de 580 755 euros et le 13 janvier 2020 sur la somme de 514 383 euros, ainsi que la somme de 120 euros au titre de l'indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement.
Sur la recevabilité de la demande présentée par la société Liebherr devant le tribunal administratif :
3. L'article 9 du cahier des clauses administratives particulières du marché en cause renvoie, au titre des documents généraux applicables au marché, au cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés publics industriels (CCAG-MI) approuvé par arrêté du 16 septembre 2009. Aux termes de l'article 42 relatif aux " Différends entre les parties " du CCAG-MI : " 42.1. Le pouvoir adjudicateur et le titulaire s'efforceront de régler à l'amiable tout différend éventuel relatif à l'interprétation des stipulations du marché ou à l'exécution des prestations objet du marché. / 42. 2. Tout différend entre le titulaire et le pouvoir adjudicateur doit faire l'objet, de la part du titulaire, d'une lettre de réclamation exposant les motifs de son désaccord, et indiquant, le cas échéant, le montant des sommes réclamées. Cette lettre doit être communiquée au pouvoir adjudicateur dans le délai de deux mois, courant à compter du jour où le différend est apparu, sous peine de forclusion. /42. 3. Le pouvoir adjudicateur dispose d'un délai de deux mois, courant à compter de la réception de la lettre de réclamation, pour notifier sa décision. L'absence de décision dans ce délai vaut rejet de la réclamation. "
4. L'apparition d'un différend, au sens des stipulations précitées de l'article 42.2 du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés publics industriels, entre le titulaire du marché et l'acheteur résulte, en principe, d'une prise de position écrite, explicite et non équivoque émanant de l'acheteur et faisant apparaître le désaccord. Elle peut également résulter du silence gardé par l'acheteur à la suite d'une mise en demeure adressée par le titulaire du marché l'invitant à prendre position sur le désaccord dans un certain délai.
5. Il résulte de l'instruction qu'à la suite du courrier du 11 mars 2020 par lequel le Grand port maritime de Bordeaux a rejeté la demande du 21 février 2020 de la société Liebherr tendant au paiement des acomptes non payés correspondant aux situations nos 2, 3 et 4, après déduction d'un trop-versé relatif à la situation n°1, soit un montant total de 1 095 138 euros, la société Liebherr, par le truchement de son conseil, a adressé le 30 mars 2020 au Grand port maritime de Bordeaux un courrier le mettant en demeure de procéder au paiement de cette somme. Ce courrier, qui n'avait pas pour objet d'obtenir le règlement du solde du marché, comporte l'exposé circonstancié d'un désaccord sur le caractère libératoire du paiement des situations litigieuses fait entre les mains d'un tiers étranger à l'entreprise titulaire du marché et expose de manière précise et détaillée les chefs de contestation en indiquant le détail des sommes réclamées, en fixant un délai à l'expiration duquel " faute de paiement de la somme réclamée supra, je conseillerai à mes mandantes de saisir toute juridiction compétente afin de procéder au recouvrement judiciaire de celle-ci ". Ainsi que l'ont estimé les premiers juges, ce courrier doit être regardé comme constituant une lettre de réclamation au sens de l'article 42.2 du CCAG applicable au marché en cause. La circonstance alléguée que ce courrier comporte également une demande de paiement de la dernière situation n° 5 pour un montant de 165 930 euros, que le Grand port maritime de Bordeaux a au demeurant réglée, et qui n'est pas en l'espèce en litige, n'est pas de nature à faire obstacle à la qualification de " lettre de réclamation " du courrier du 30 mars 2020 au sens et pour l'application de l'article 42.2 précité. La fin de non-recevoir opposée à la demande de première instance de la société Liebherr doit, par conséquent, être écartée.
Sur le bien-fondé du jugement :
6. Ainsi qu'il a été rappelé au point 1, le Grand port maritime de Bordeaux a versé, conformément à l'article 5.4 du cahier des clauses administratives particulières du marché en cause, une avance de 20 % d'un montant de 398 232 euros, puis s'est acquitté les sommes dues correspondant à la situation n° 1 après réception de la facture du 15 octobre 2019 versée sur Chorus Pro. En revanche, il n'est pas contesté que la société Liebherr n'a pas perçu les acomptes suivants correspondant aux situations nos 2, 3 et 4 aux échéances convenues, échelonnées jusqu'en décembre 2019.
7. Le Grand port maritime de Bordeaux ne conteste ni la réalisation des prestations convenues avec la société Liebherr dans les règles de l'art, lesquelles ont au demeurant été validées sans réserve par le maître d'œuvre dans le cadre des opérations préalables à la réception, ni même le quantum des sommes réclamées en exécution du marché par la société Liebherr. Il indique toutefois avoir reçu deux demandes successives de changement de domiciliation bancaire par courriers à l'entête du titulaire du marché en cause et avoir ainsi versé les sommes dues sur un compte bancaire qui n'était pas celui figurant sur l'acte d'engagement, s'acquittant ainsi de la somme due à la société Liebherr auprès d'une personne autre que cette société.
8. En premier lieu, il résulte de ce qui vient d'être dit que le Grand port maritime de Bordeaux s'est acquitté à sa dette contractuelle, non pas entre les mains d'un créancier apparent, mais entre celles d'une tierce personne qui s'était présentée comme étant la société Liebherr elle-même. Par suite, le Grand port maritime de Bordeaux ne peut, en tout de cause, se prévaloir des dispositions de l'article 1342-3 du code civil en vertu desquelles le paiement fait de bonne foi à un créancier apparent est valable.
9. En deuxième lieu, il appartient à une personne publique de procéder au paiement des sommes dues en exécution d'un contrat public en application des clauses fixées par ce contrat. Le Grand port maritime de Bordeaux, qui ne conteste pas le bien-fondé de la créance contractuelle de la société Liebherr et qui, comme il vient d'être dit, n'est pas libéré de son obligation de paiement, ne peut utilement invoquer le principe selon lequel une collectivité publique ne peut être condamnée à verser une somme qu'elle ne doit pas.
Sur les intérêts moratoires et l'indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement :
10. Il résulte de ce qui précède que le Grand port maritime de Bordeaux n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux l'a condamné à verser à la société Liebherr, d'une part, la somme de 1 095 138 euros assortie des intérêts moratoires, dont il ne conteste en appel ni l'application ni les modalités de calcul, d'autre part, une somme de 120 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de recouvrement.
Sur les frais d'instance :
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de la société Liebherr, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que réclame le Grand port maritime de Bordeaux au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de ce dernier la somme de 1 500 euros à verser à la société Liebherr sur le fondement des mêmes dispositions.
Article 1er : La requête du Grand port maritime de Bordeaux est rejetée.
Article 2 : Le Grand port maritime de Bordeaux versera à la société Liebherr la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au Grand port maritime de Bordeaux et à la société Liebherr.
Délibéré après l'audience du 13 juin 2023, à laquelle siégeaient :
Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, présidente,
M. Manuel Bourgeois, premier conseiller,
Mme Agnès Bourjol, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 4 juillet 2023.
La rapporteure,
Agnès BOURJOLLa présidente,
Marie Pierre BEUVE DUPUY
La greffière,
Sylvie HAYET
La République mande et ordonne au Préfet de la Gironde, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.