CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 février 2022
Cassation
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 132 FS-D
Pourvoi n° Y 21-12.295
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 9 FÉVRIER 2022
La société Compagnie nationale du Rhône, société anonyme, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° Y 21-12.295 contre l'arrêt rendu le 10 décembre 2020 par la cour d'appel de Lyon (3e chambre A), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Compagnie fluviale de transport de gaz, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la société Allianz global corporate et specialty SE, dont le siège est [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Jessel, conseiller, les observations de la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de la société Compagnie nationale du Rhône, de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de la société Compagnie fluviale de transport de gaz et de la société Allianz global corporate et specialty SE, et l'avis écrit de Mme Guilguet-Pauthe, avocat général et l'avis oral de Mme Aa, premier avocat général, après débats en l'audience publique du 4 janvier 2022 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Jessel, conseiller rapporteur, M. Echappé, conseiller doyen, Mme Andrich, MM. David, Jobert, Laurent, conseillers, MM. Jariel, Baraké, Mme Gallet, conseillers référendaires, Mme Aa, premier avocat général, et Mme Besse, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'
article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 10 décembre 2020), un bateau pousseur, affrété par la société Compagnie fluviale de transport de gaz (la CFT Gaz) et assurant le déplacement d'un convoi de barges, a, le 7 mai 2010, heurté et endommagé le mur de l'écluse de l'usine hydroélectrique du « Logis-Neuf » aménagée et exploitée par la société Compagnie nationale du Rhône (la CNR) en exécution d'une concession consentie par l'Etat par une convention du 20 décembre 1933 comprenant, en annexe, un cahier des charges général et qui a été modifiée par un avenant approuvé par le
décret n° 2003-513 du 16 juin 2003🏛 modifiant le
décret n° 96-1058 du 2 décembre 1996🏛.
2. Le 25 octobre 2016, la CNR a assigné en indemnisation la CFT Gaz et l'assureur de celle-ci, la société Allianz Global Corporate et Specialty SE.
Examen des moyens
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
3. La CNR fait grief à l'arrêt de juger son action irrecevable et de confirmer
le jugement la déboutant de ses demandes, alors « que commet un excès de pouvoir le juge qui constate l'irrecevabilité d'une demande puis la rejette au fond ; qu'en déclarant l'exposante irrecevable à agir en réparation contre l'affréteur, tout en confirmant le jugement en ce qu'il l'avait déboutée au fond de cette action, consacrant ainsi l'excès de pouvoir des premiers juges, la cour d'appel a violé ensemble les
articles 122, 562 et 583 du code de procédure civile🏛. » Réponse de la Cour
4. En dépit de l'usage impropre du terme « déboute » dans le dispositif du jugement, il résulte des motifs de l'arrêt confirmatif que la cour d'appel n'a pas statué au fond sur la demande déclarée irrecevable.
5. Le moyen manque donc en fait.
Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
6. La CNR fait grief à l'arrêt de déclarer son action prescrite, alors « que, dans le cadre d'une délégation de service public ou d'une concession de travaux mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l'acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l'ensemble de ces biens, meubles ou immeubles, appartiennent dès leur réalisation ou leur acquisition à la personne publique et sont régis par les règles de la domanialité publique ; que le
décret n° 96-1058 du 2 décembre 1996🏛 n'a pas conféré à la concessionnaire du fleuve un titre d'occupation temporaire du domaine public mais l'a au contraire habilitée à délivrer de tels titres ; qu'en déduisant de ce texte que la concession conférée à l'exposante se doublait d'un titre d'autorisation d'occupation du domaine public de sorte que l'écluse endommagée par l'affréteur ne relevait pas des règles de la domanialité publique, quand ledit texte n'a en aucun cas attribué à la concessionnaire un titre d'occupation précaire du fleuve mais lui a octroyé la faculté de délivrer à des tiers de tels titres de sorte que, étant demeurée dans le périmètre de la concession, l'écluse litigieuse constituait une dépendance du domaine public, la
cour d'appel a violé ensemble l'article 5 du décret n° 96-1058🏛 du 2 décembre 1996🏛, l'article 2 du cahier des charges de la concession du fleuve Rhône et l'
article L. 3111- 1 du code général de la propriété des personnes publiques🏛. »
Réponse de la Cour
Vu l'
article 2, I, 2e, et II, du cahier des charges général de la concession du fleuve Rhône approuvé par le décret du 16 juin 2003🏛 :
7. Selon ce texte, constituent des dépendances immobilières de la concession, par nature ou par destination, les ouvrages intéressant la navigation, notamment, les écluses et leurs ouvrages d'alimentation, ces biens, faisant, en fin de concession, gratuitement retour à l'Etat, francs et quittes de tous privilèges, hypothèques ou autres droits réels.
8. Pour déclarer prescrite l'action engagée par la CNR plus de cinq années après la survenance des dommages, l'arrêt retient que, s'il n'est pas contesté qu'en exécution d'une concession de travaux mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l'acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l'ensemble de ces biens, meubles et immeubles, dits biens de retour, appartient, dès leur réalisation ou leur acquisition, à la personne publique, cette règle n'est pas applicable, en présence d'une convention prévoyant, dans son cahier des charges, que les ouvrages intéressant la navigation intérieure, dont les écluses, constituent des dépendances immobilières de la concession et qu'en fin de concession, ces biens feront gratuitement retour à l'État, francs et quittes de tous privilèges ou autres droits réels.
9. En statuant ainsi, après avoir constaté que la CNR était l'unique exploitant de l'installation litigieuse, alors qu'aux termes du cahier des charges général, l'écluse endommagée constitue un bien de retour appartenant, dès sa création ou son acquisition, à l'Etat qui doit en recevoir restitution en fin de concession et non un bien de reprise dont le concessionnaire est propriétaire pendant la durée de la concession avant que l'Etat en fasse, le cas échéant, l'acquisition à l'expiration de la convention, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la seconde branche du premier moyen, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon autrement composée ;
Condamne la société Compagnie fluviale de transport de gaz et la société Allianz Global Corporate et Specialty SE aux dépens ;
En application de l'
article 700 du code de procédure civile🏛, rejette la demande formée par la société Compagnie fluviale de transport de gaz et la société Allianz Global Corporate et Specialty SE et les condamne à payer à la société Compagnie nationale du Rhône la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du neuf février deux mille vingt-deux. MOYENS ANNEXES au présent arrêt
Moyens produits par la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat aux Conseils, pour la société Compagnie nationale du Rhône
PREMIER MOYEN DE CASSATION
Le concessionnaire de l'aménagement d'un fleuve (la CNR, l'exposante) reproche à l'arrêt attaqué de l'avoir déclaré irrecevable à agir et d'avoir confirmé le jugement entrepris en ce qu'il l'avait débouté de ses demandes formées contre l'affréteur d'un bateau (la société CFT Gaz) et son assureur (la société Allianz) ;
ALORS QUE, d'une part, dans le cadre d'une délégation de service public ou d'une concession de travaux mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l'acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l'ensemble de ces biens, meubles ou immeubles, appartiennent dès leur réalisation ou leur acquisition à la personne publique et sont régis par les règles de la domanialité publique ; que le
décret n° 96-1058 du 2 décembre 1996🏛 n'a pas conféré à la concessionnaire du fleuve un titre d'occupation temporaire du domaine public mais l'a au contraire habilitée à délivrer de tels titres ; qu'en déduisant de ce texte que la concession conférée à l'exposante se doublait d'un titre d'autorisation d'occupation du domaine public de sorte que l'écluse endommagée par l'affréteur ne relevait pas des règles de la domanialité publique, quand ledit texte n'a en aucun cas attribué à la concessionnaire un titre d'occupation précaire du fleuve mais lui a octroyé la faculté de délivrer à des tiers de tels titres de sorte que, étant demeurée dans le périmètre de la concession, l'écluse litigieuse constituait une dépendance du domaine public, la
cour d'appel a violé ensemble l'article 5 du décret n° 96-1058🏛 du 2 décembre 1996🏛, l'article 2 du cahier des charges de la concession du fleuve Rhône et l'
article L. 3111- 1 du code général de la propriété des personnes publiques🏛 ;
ALORS QUE, d'autre part, le juge ne peut ni inverser le fardeau de la preuve ni exiger la preuve d'un fait négatif ; qu'en retenant, en l'espèce, que la concessionnaire n'établissait en rien que l'écluse n'était pas affectée de droits réels, cependant que cette preuve était impossible à rapporter et qu'il incombait à l'affréteur de démontrer que l'ouvrage aurait fait l'objet d'une autorisation temporaire d'occupation du domaine public conférant de tels droits réels, la cour d'appel a violé les
articles 9 du code de procédure civile🏛 et 1353 du
code civil. SECOND MOYEN DE CASSATION
Le concessionnaire de l'aménagement d'un fleuve (la CNR, l'exposante) reproche à l'arrêt attaqué de l'avoir déclaré irrecevable à agir et d'avoir confirmé le jugement entrepris en ce qu'il l'avait débouté de ses demandes formées contre l'affréteur d'un bateau (la société CFT Gaz) et son assureur (la société Allianz) ;
ALORS QUE commet un excès de pouvoir le juge qui constate l'irrecevabilité d'une demande puis la rejette au fond ; qu'en déclarant l'exposante irrecevable à agir en réparation contre l'affréteur, tout en confirmant le jugement en ce qu'il l'avait déboutée au fond de cette action, consacrant ainsi l'excès de pouvoir des premiers juges, la cour d'appel a violé ensemble les
articles 122, 562 et 583 du code de procédure civile🏛.