Jurisprudence : TA Paris, du 10-12-2024, n° 2221426

TA Paris, du 10-12-2024, n° 2221426

A78656MA

Référence

TA Paris, du 10-12-2024, n° 2221426. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/113958794-ta-paris-du-10122024-n-2221426
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Abstract

► Le fait que les services de renseignement de l'État n'aient pas pu empêcher les attentats du 13 novembre 2015 ne constitue pas une faute lourde susceptible d'engager sa responsabilité.


Références

Tribunal Administratif de Paris

N° 2221426

3e Section
lecture du 10 décembre 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et deux mémoires récapitulatifs produits en application de l'article R. 611-8-1 du code de justice administrative🏛, enregistrés les 14 octobre 2022, 15 février 2023 et 30 juillet 2024, M. F A, Mme B A, Mme E A et Mme C A, représentés par Me Riberolles, demandent au tribunal :

1°) de condamner l'Etat à verser à chacun d'entre eux la somme de 27 500 euros en réparation des préjudices subis à la suite du décès de leur fille et sœur, Mme D A ;

2°) d'inviter le ministre de l'intérieur à proposer au président de la République de décerner à titre posthume la Légion d'honneur à Mme D A ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 200 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Ils soutiennent que :

- le mémoire en défense du ministre de l'intérieur est irrecevable dès lors qu'il a été enregistré après la clôture de l'instruction ;

- l'Etat n'a pas mis en œuvre les moyens suffisants pour prévenir l'attentat dans lequel a péri Mme D A ;

- cette carence est constitutive d'une faute lourde ;

- cette faute est à l'origine d'une perte de chance d'éviter l'attentat susmentionné et, par suite, le décès de Mme D A ;

- il résulte de cette faute, pour chacun d'eux, un préjudice financier de 2 500 euros au titre des frais d'entretien de la sépulture de leur fille et sœur ;

- il en résulte également un préjudice moral évalué à 25 000 euros.

Par un mémoire enregistré le 11 avril 2023, le Fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme et d'autres infractions demande au tribunal, en cas de condamnation de l'Etat, que celle-ci intervienne à son profit, dans la limite des sommes qu'il a versées aux requérants.

Il fait valoir qu'il est subrogé dans les droits des requérants en application des articles L. 422-1 du code des assurances🏛 et 706-11 du code de procédure pénale.

Par un mémoire en défense enregistré le 26 janvier 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut, à titre principal, à l'irrecevabilité de la requête et, subsidiairement, à son rejet au fond.

Il soutient que :

- la réparation du préjudice invoqué ressortit à la seule compétence du FGTI et a été intégralement réparé par ce dernier, désormais subrogé dans les droits des requérants ;

- le contentieux n'a pas été lié en tant qu'il concerne Mmes B, E et C A ;

- l'Etat n'a commis aucune faute lourde, que ce soit dans le suivi et la surveillance des auteurs de l'attentat, les moyens mis à disposition des services de renseignement, l'exécution des mesures judiciaires de surveillance ou la surveillance des frontières ;

- la réalité du préjudice financier invoqué n'est pas établie ;

- le préjudice moral invoqué a déjà été réparé ;

- les conditions relatives à l'attribution de la médaille de la Légion d'honneur ne sont pas remplies.

Les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative🏛, de ce que le jugement était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de ce qu'il n'appartient pas à la juridiction administrative d'inviter le ministre de l'intérieur à proposer au président de la République de décerner à titre posthume la Légion d'honneur à Mme D A.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des assurances ;

- le code de procédure pénale ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- la loi n°86-1020 du 9 septembre 1986🏛 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Marthinet,

- les conclusions de Mme Marcus, rapporteure publique,

- et les observations de Me Riberolles, représentant les consorts A.

Considérant ce qui suit :

1. Mme D A a été assassinée le soir du 13 novembre 2015, alors qu'elle partageait un verre avec une amie, en terrasse du café La Belle Equipe à Paris. Estimant que de nombreuses fautes ont été commises par les services de l'Etat, qui n'ont pas réussi à empêcher les attentats survenus le 13 novembre 2015 à Paris, M. F A a, par courrier du 6 juillet 2022, demandé au ministre de l'intérieur et des outre-mer de lui verser une somme en réparation du préjudice subi à la suite de l'assassinat de sa fille, Mme D A. Du silence gardé sur cette demande est née une décision implicite de rejet. M. A, son épouse, Mme B A, et leurs deux filles, Mmes E et C A, demandent au tribunal de condamner l'Etat à verser à chacun d'entre eux la somme de 27 500 euros en réparation des préjudices ayant résulté pour eux du décès de leur fille et sœur, et d'inviter le ministre de l'intérieur à proposer au président de la République de décerner à titre posthume la Légion d'honneur à Mme D A. Les consorts A ayant été indemnisés par le Fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme et d'autres infractions au titre de leur préjudice d'affection, de leur préjudice d'attente et d'inquiétude et du préjudice exceptionnel spécifique des victimes de terrorisme, le Fonds de garantie, subrogé dans les droits des requérants, demande qu'en cas de condamnation, les sommes lui soient versées dans la limite des sommes qu'il a réglées.

Sur la recevabilité de la requête :

2. Il n'appartient pas à la juridiction administrative d'inviter un ministre à proposer au président de la République de décerner la Légion d'honneur à un citoyen français. Par suite les conclusions des consorts A tendant à ce que la juridiction invite le ministre de l'intérieur à proposer au président de la République de décerner la Légion d'honneur à titre posthume à Mme D A ne peuvent qu'être rejetées comme étant irrecevables.

Sur la recevabilité du mémoire en défense :

3. Aux termes de l'article R. 611-1 du code de justice administrative🏛 : " () La requête, le mémoire complémentaire annoncé dans la requête et le premier mémoire de chaque défendeur sont communiqués aux parties avec les pièces jointes dans les conditions prévues aux articles R. 611-2 à R. 611-6 () ". Aux termes de l'article R. 613-1 de ce code🏛 : " Le président de la formation de jugement peut, par une ordonnance, fixer la date à partir de laquelle l'instruction sera close. Cette ordonnance n'est pas motivée et ne peut faire l'objet d'aucun recours () ". Aux termes de l'article R. 613-3 de ce même code🏛 : " Les mémoires produits après la clôture de l'instruction ne donnent pas lieu à communication, sauf réouverture de l'instruction ".

4. Par une première ordonnance du 6 décembre 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 15 janvier 2024. Si le mémoire en défense produit par le ministre de l'intérieur et des outre-mer a, ainsi que le font valoir les requérants, été enregistré postérieurement à cette date, le 26 janvier 2024, ce mémoire a cependant été soumis au contradictoire. Par cette communication, l'instruction a été rouverte. La clôture d'instruction a ensuite été reportée, par une ordonnance du 9 juillet 2024, au 26 septembre 2024. Par suite, il n'y a pas lieu d'écarter des débats le mémoire en défense présenté par le ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Sur la responsabilité de l'Etat :

5. Pour demander la condamnation de l'Etat à raison de l'assassinat de Mme D A, le 13 novembre 2015, les consorts A soutiennent que l'Etat aurait commis une addition de négligences caractérisant une faute lourde, susceptible d'engager sa responsabilité.

6. A l'appui de leur demande, ils citent les propos tenus devant la cour d'assise de Paris, lors du procès des auteurs des attentats du 13 novembre 2015, notamment par l'ancien président de la République François Hollande et l'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur au moment des faits, qui tous deux ont qualifié d' " échec " l'incapacité des services de l'Etat à prévenir ces attentats. Ils se prévalent également des propos de l'ancien directeur général de la sécurité intérieur, qui a qualifié d' " apocalyptique " la situation à cette époque au regard du risque terroriste et de ceux de l'ancien directeur général de la sécurité extérieure, selon lequel ses services savaient qu'un ordre avait été donné de frapper l'Europe, plus particulièrement la France et connaissaient " plusieurs des acteurs " mais a reconnu que cette connaissance ne leur avait pas permis d'empêcher le drame, " alors que l'une des missions de [ce] service est de détecter les menaces qui ont leur origine à l'étranger, et de les entraver". Ils évoquent enfin les déclarations de l'ancien procureur de la République de Paris, selon lequel les services compétents n'étaient pas préparés, et d'un magistrat spécialisé faisant état d'un manque de moyens et d'effectifs des services chargés de la lutte contre le terrorisme, en 2015, en raison de l'accélération des départs en Syrie pour rallier l'organisation terroriste de l'Etat islamique en Syrie et au Levant, et de ce que les autorités françaises se seraient crues " invulnérables ".

7. Ni l'ampleur du drame survenu à Paris le 13 novembre 2015, ni ces différentes déclarations, ni la circonstance que des terroristes aient pu franchir les frontières, munis parfois de faux papiers, sans être repérés et identifiés ne sont cependant de nature à révéler une faute lourde de l'Etat, seule susceptible en l'espèce d'engager sa responsabilité, eu égard, sur un plan général, aux difficultés particulières inhérentes à l'activité des services de renseignement et, dans le cas particulier du présent litige, aux moyens et aux connaissances dont disposaient alors ces services, à la fois pour appréhender et prévenir de nouvelles formes d'attentat terroriste dans un contexte caractérisé par une augmentation récente et rapide de la menace constituée par l'organisation terroriste susmentionnée et de flux transfrontaliers intenses en provenance de Syrie en raison de la guerre civile qui s'y déroulait.

8. Plus spécifiquement, il ne résulte pas de l'instruction que les moyens affectés à la prévention du terrorisme et à la surveillance des frontières, pour autant qu'ils aient dépendu de décisions administratives et non de l'application de la loi de finance, ait été insuffisants au regard des informations alors disponibles et surtout de l'extrême difficulté, sinon de l'impossibilité, pratique de procéder à des ajustements immédiats et massifs pour répondre à une dégradation extrêmement rapide et forte du contexte sécuritaire.

9. Par ailleurs, les consorts A ne sauraient, pour établir l'existence d'une faute lourde, s'appuyer sur les stipulations de l'article 3 de la déclaration universelle des droits de l'homme, dont il ne résulte aucune obligation - a fortiori, aucune obligation de résultat - pour les services chargés de prévenir le risque d'attentats terroristes sur le territoire national.

10. Enfin, l'instruction n'a pas mis en évidence une déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude des services de renseignement et de sécurité intérieure à remplir la mission dont ils sont investis, ce malgré le lourd échec que représentent pour eux les attentats du 13 novembre 2015.

11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres fins de non-recevoir opposées en défense par le ministre de l'intérieur, que la requête des consorts A doit être rejetée en toutes ses conclusions.

D E C I D E :

Article 1er : La requête des consorts A est rejetée.

Article 2 : Le présent jugement sera notifié à M. F A, premier dénommé, en sa qualité de représentant unique des requérants, et au ministre de l'intérieur.

Délibéré après l'audience du 26 novembre 2024, à laquelle siégeaient :

- Mme Bailly, présidente,

- M. Marthinet, premier conseiller,

- Mme Madé, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 décembre 2024.

Le rapporteur,

L. Marthinet

La présidente,

P. Bailly La greffière,

P. Tardy-Panit

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

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