Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 12-06-2024, n° 23-14.147

Cass. soc., Conclusions, 12-06-2024, n° 23-14.147

A20026C7

Référence

Cass. soc., Conclusions, 12-06-2024, n° 23-14.147. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/112311304-cass-soc-conclusions-12062024-n-2314147
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AVIS DE Mme ROQUES, AVOCATE GÉNÉRALE RÉFÉRENDAIRE

Arrêt n° 637 du 12 juin 2024 (B) – Chambre sociale Pourvoi n° 23-14.147⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Versailles du 20 octobre 2022 Le CSE Procter & Gamble [Localité 6], venant aux droits de la délégation du personnel du comité d'entreprise de la société Procter & Gamble, le syndicat Force Ouvrière P & G [Localité 6] ainsi que le syndicat CGT P & G [Localité 6] C/ La SAS Procter & Gamble Holding France, la SASU société Procter & Gamble France et diverses autres sociétés Procter and Gamble ainsi que leurs CSE, la société Procter & Gamble International Opérations, la SARL Ondal France et le syndicat CFDT Chimie énergie Picardie _________________

1. Faits et procédure Le groupe Procter and Gamble a pour activité la production et la distribution de produits d'hygiène de la maison et de soins corporels. Il emploie 110.000 collaborateurs répartis dans 70 pays. L'organisation du groupe repose sur trois catégories de sociétés : - la société Procter and Gamble International Opérations, établie en Suisse, qui exerce les fonctions stratégiques et détient les actifs,

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- la SAS Procter and Gamble Holding France qui détient les actions de toutes les sociétés ayant leur siège social en France, - ces dernières étant réparties entre celles qui ont la charge des activités de fabrication des produits et celles qui en assurent la distribution. Jusqu'en juillet 2016, cette dernière catégorie était composée de cinq sociétés. A cette date, la SARL Ondal a été cédée à un autre groupe. Les sociétés françaises1 sont unies par un accord de participation de groupe qui a été conclu entre elles et le comité d'entreprise du groupe. Se fondant sur un rapport d'analyse réalisé par un cabinet d'expert-comptable, le comité d'établissement Comité Social et Economique (ci-après désigné CSE) Procter and Gamble, venant aux droits du comité d'entreprise et de sa délégation du personnel, le syndicat FO Procter and Gamble [Localité 6] et le syndicat CGT Procter and Gamble [Localité 6] ont estimé que les contrats conclus entre la société suisse et les sociétés françaises opéraient au profit de la première des transferts de bénéfices réalisés par les secondes ce qui avait pour conséquences de faire apparaître sur les comptes annuels de celles-ci «de faibles résultats » et ainsi de priver leurs salariés d'une partie de leurs droits au titre de la réserve spéciale de participation (ci-après désignée RSP). Par actes des 28 novembre 2017 et 10 octobre 2018, ils ont, avec le syndicat CFDT Chimie Energie Picardie, fait assigner la société suisse et toutes les sociétés françaises du groupe, en ce comprise la SARL Ondal France, devant le tribunal judiciaire de Nanterre aux fins notamment de : - voir déterminer le calcul de la participation due pour la période non prescrite, - et de voir déclarer nulles, ou à titre subsidiaire, inopposables, les clauses de rémunération des contrats de façonnage et de commissionnaire. Ils demandaient également qu'il soit constaté que « les attestations du commissaireaux-comptes doivent être frappées de nullité ou en toute hypothèse ne présentent pas le caractère de sincérité nécessaire à leur validité par application de l'article L 3326-1 du code du travail🏛 ». Par jugement contradictoire rendu le 22 mai 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre a notamment déclaré irrecevable leur action. Le CSE Procter and Gamble, le syndicat FO Procter and Gamble [Localité 6] et le syndicat CGT Procter and Gamble [Localité 6] ont interjeté appel de la décision. Dans un arrêt rendu par défaut du 20 octobre 2022, la cour d'appel de Versailles a confirmé le jugement entrepris. Cet arrêt a fait l'objet d'un pourvoi de la part du CSE et des deux organisations syndicales.

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À savoir la SAS Procter & Gamble Holding France SAS, la SASU Procter & Gamble France, la société Procter & Gamble [Localité 6], la société Procter & Gamble [Localité 7], la société P&G Health France, venant aux droits et obligations de la société Procter & Gamble pharmaceuticals France et, jusqu'en juillet 2016, la SARL Ondal France

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Par mémoire séparé, ils ont présenté une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui contestait la constitutionnalité de l'interprétation faite par la chambre du premier alinéa de l'article L. 3326-1 du code du travail. Cette QPC a été transmise au Conseil constitutionnel, par décision en date du 25 octobre 2023. Le 24 janvier 2024, le Conseil constitutionnel a dit que « La seconde phrase du premier alinéa de l'article L. 3326-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007🏛 relative au code du travail (partie législative), est conforme à la Constitution. »

Dans leur mémoire ampliatif, les demandeurs au pourvoi développent sept griefs contre la décision attaquée. Ils soutiennent d'abord, en lien avec la QPC qu'ils avaient déposée, que l'absence de toute voie de recours contre les attestations du commissaire aux comptes, quand bien même une fraude serait invoquée, n'est pas conforme à des droits et libertés garantis par des normes à valeur constitutionnelle. Ils estiment également que la cour d'appel ne pouvait les déclarer irrecevables en leur action car ils contestaient la régularité d'actes de gestion antérieurs, qui, selon eux, sont frauduleux et ne relevaient pas de l'attestation du commissaire aux comptes. Ils ajoutent qu'en se fondant sur la certification des comptes des sociétés défenderesses, la cour d'appel a méconnu les dispositions des articles L. 3326-1 du code du travail et L. 823-9 du code de commerce🏛 puisque, lorsqu'il rédige les attestations en matière de RSP, le commissaire aux comptes ne procède à aucune vérification et ne recherche donc pas s'il y a eu ou non des actes frauduleux commis en amont et qui ont pu avoir une incidence sur le montant du bénéfice net ou des capitaux propres qu'il mentionne dans ce document. Ils soutiennent encore que puisque la fraude corrompt tout, la cour d'appel ne pouvait valablement les déclarer irrecevables à contester les montants figurant dans les attestations par le commissaire aux comptes en vue du calcul des droits à RSP des salariés. Ils indiquent, à titre subsidiaire, que la cour d'appel n'a pas caractérisé en quoi les attestations contestées pouvaient être sincères alors qu'il était établi qu'elles avaient été rédigées « dans un contexte frauduleux ». Ils estiment également qu'elle a adopté des motifs contradictoires en retenant que le commissaire aux comptes devait procéder à la recherche d'éventuelles fraudes mais qu'en tout état de cause, les attestations ne pouvaient être contestées en cas de fraude. Enfin, ils soutiennent que la cour d'appel a adopté des motifs généraux et abstraits en indiquant que l'insincérité des attestations ne pouvait reposer que « sur des motifs propres liés aux diligences accomplies par le commissaire aux comptes et aux obligations pesant sur lui » sans « aucunement préciser concrètement ce que signifiait » la notion de sincérité.

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En réplique, les sociétés défenderesses concluent au rejet du pourvoi.

2. Discussion et avis Avant de répondre aux arguments développés dans le pourvoi, il me semble opportun de faire quelques rappels sur le mécanisme de participation mais également sur la jurisprudence de la chambre et la décision du Conseil constitutionnel.

Le dispositif de participation obligatoire des salariés aux résultats de leur entreprise a été introduit par l'ordonnance n°67-693 du 17 août 1967 relative à la participation des salariés aux fruits de l'expansion des entreprises. Dès l'origine, il a été prévu que le bénéfice net et les capitaux propres, deux des paramètres à prendre en compte dans le calcul des sommes dues au titre de la participation, « sont établis par une attestation de l'inspecteur des impôts. Ils ne peuvent être remis en cause à l'occasion des litiges nés de l'application de la présente ordonnance. » L'article 18 de l'ordonnance n° 86-1134 du 21 octobre 1986🏛 relative à l'intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l'entreprise et à l'actionnariat des salariés a introduit la possibilité que cette attestation soit rédigée par un commissaire aux comptes. Ces textes ont ensuite été intégrés dans le code du travail, aux articles L. 442-1 et suivants, devenus avec la recodification de 2008 les articles 3321-1 et suivants. L'article L. 3322-1 du code du travail🏛 énonce que la participation a « pour objet de garantir collectivement aux salariés le droit de participer aux résultats de l'entreprise. » L'article L. 3324-1 du code du travail🏛 fixe ces modalités de calcul de la RSP qui est assise sur le bénéfice net réalisé par une entreprise, après clôture de son exercice comptable2. Le bénéfice net est toujours établi par une attestation, prévue par l'article L. 3326-1 du code du travail. Cette disposition, d'ordre public absolu3, dispose ce qui suit : 2

Ce texte donne une définition plus précise de ce qu'il faut entendre par bénéfice net, en précisant ce qui doit y être inclus ou en être déduit. 3

Voir Soc., 18 février 2016, pourvoi n° 14-12.614, 14-12.637, 14-12.615, 14-12.638, 14-12.616, 14-12.639, 1412.617, 14-12.640, 14-12.618, 14-12.641⚖️, 14-12.619, 14-12.642, 14-12.621, 14-12.644, 14-12.620, 14-12.643, 14-

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« Le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l'entreprise sont établis par une attestation de l'inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes. Ils ne peuvent être remis en cause à l'occasion des litiges nés de l'application du présent titre. Les contestations relatives au montant des salaires et au calcul de la valeur ajoutée prévus au 4° de l'article L. 3324-1 sont réglées par les procédures stipulées par les accords de participation. A défaut, elles relèvent des juridictions compétentes en matière d'impôts directs. Lorsqu'un accord de participation est intervenu, les juridictions ne peuvent être saisies que par les signataires de cet accord. Tous les autres litiges relatifs à l'application du présent titre sont de la compétence du juge judiciaire. »

Avant une décision du Tribunal des conflits de 2017, les juridictions administratives étaient compétentes pour trancher les contestations relatives à l'attestation émanant d'un inspecteur des impôts ; les juridictions de l'ordre judiciaire l'étaient pour examiner celles dirigées contre l'attestation établie par un commissaire aux comptes.

Dans sa décision du 11 décembre 2017, le Tribunal des conflits a énoncé ce qui suit: « Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le législateur a entendu attribuer compétence à la juridiction judiciaire pour connaître des litiges relatifs à l'obligation, pour une entreprise employant habituellement au moins cinquante salariés, de mettre en oeuvre les dispositions du code du travail relatives à la participation des salariés aux résultats de l'entreprise ; qu'il n'en va autrement que pour les contestations relatives au montant des salaires et au calcul de la valeur ajoutée, qui relèvent de la compétence de la juridiction administrative ; que l'attestation établie par l'inspecteur des impôts, en application de l'article L. 442-13, alinéa 1er, du code du travail🏛, ayant pour seul objet de garantir la concordance entre le montant du bénéfice déclaré à l'administration et celui utilisé par l'entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation des salariés, elle n'a pas le caractère d'un acte administratif détachable du contentieux s'y rapportant ; que, dès lors, la demande en annulation de l'attestation rectificative du 12 janvier 2012 formée par la société ESSO SAF, qui tend à contester le montant du bénéfice net porté sur cette attestation, ressortit à la compétence de la juridiction judiciaire ; ».

12.622, 14-12.645, 14-12.623, 14-12.646, 14-12.624, 14-12.647, 14-12.625, 14-12.648, 14-12.626, 14-12.649, 1412.627, 14-12.650, 14-12.628, 14-12.651, 14-12.629, 14-12.652, 14-12.630, 14-12.653, 14-12.631, 14-12.654, 1412.632, 14-12.655, 14-12.633, 14-12.656, 14-12.634, 14-12.635, 14-12.636, Bull. 2016, V, n° 41

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Par plusieurs arrêts, la chambre a énoncé que les demandes tendant à remettre en cause le montant du bénéfice net ou des capitaux propres « établis par une attestation de l'inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes » étaient irrecevables que l'action soit intentée par un salarié4, par une institution représentative du personnel (ci-après désignée IRP) et/ou des organisations syndicales5. Par ailleurs, les juges du fond ne peuvent remettre en cause les montants figurant dans une telle attestation, en se fondant sur des pièces produites par les parties, si celle-ci n'a pas fait l'objet d'une rectification6. Ils peuvent, cependant, ne pas tenir compte des attestations non parfaitement établies, notamment qui ne mentionnent pas les informations prévues par les articles L. 442-13 et R. 442-22 alinéa 1 (devenu l'article D. 3325-1)7. Dans le dernier état de sa jurisprudence, la chambre a précisé que « le montant du bénéfice net devant être retenu pour le calcul de la réserve de participation qui avait été certifié par une attestation du commissaire aux comptes de la société dont les syndicats ne contestaient pas la sincérité ne pouvait être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l'action des syndicats était fondée sur la fraude ou l'abus de droit invoqués à l'encontre des actes de gestion de la société »8. De ce fait, toute contestation, individuelle ou collective, ayant pour conséquence de remettre en cause le montant du bénéfice net ou des capitaux propres mentionné dans une attestation rédigée par un inspecteur des impôts ou un commissaire aux comptes est irrecevable, quand bien même elle serait fondée sur une fraude ou un abus de droit commis antérieurement, sauf si est invoquée et prouvée l'absence de sincérité de ce document.

La conformité de cette jurisprudence aux normes à valeur constitutionnelle a récemment été affirmée par le Conseil constitutionnel9. 4

Voir Soc., 11 mars 2009, pourvoi n° 08-41.140⚖️, Bull. 2009, V, n° 80

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Voir par exemple Soc., 7 novembre 2001, pourvoi n° 00-12.216⚖️ (Second moyen), Soc., 8 décembre 2010, pourvoi n° 09-65.810⚖️, Bull. 2010, V, n° 288, Soc., 10 janvier 2017, pourvoi n° 14-23.888⚖️, Bull. 2017, V, n° 4 ou Soc., 28 février 2018, pourvoi n° 16-17.994⚖️, Bull. 2018, V, n° 37 6

Voir notamment Soc., 11 mars 2009, pourvoi n° 08-41.140, Bull. 2009, V, n° 80 et Soc., 8 décembre 2010, pourvoi n° 09-65.810, Bull. 2010, V, n° 288 7

Cf. Soc., 30 janvier 2013, pourvoi n° 12-11.875⚖️, Bull. 2013, V, n° 26 pour une attestation d'un commissaire aux comptes « qui ne comporte aucune information sur le montant des capitaux propres ni sur celui de l'excédent net répartissable retenu et sur l'exercice auquel ces montants se rapportent » ou Soc., 5 mars 2014, pourvoi n° 1229.315 8

Cf. Soc., 28 février 2018, pourvoi n° 16-50.015⚖️, Bull 2018, V, n° 36 et Soc., 6 juin 2018, pourvoi n° 16-24.566, 16-25.749⚖️ 9

Décision n° 2023-1077 QPC du 24 janvier 2024⚖️ - Comité social et économique Procter & Gamble [Localité 6] et autres

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Dans sa décision, le Conseil a relevé que : « 8. En premier lieu, cette attestation a pour seul objet de garantir la concordance entre le montant du bénéfice net et des capitaux propres déclarés à l'administration fiscale et celui utilisé par l'entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation. Ainsi, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu éviter que les montants déclarés par l'entreprise et vérifiés par l'administration fiscale, sous le contrôle du juge de l'impôt, puissent être remis en cause, devant le juge de la participation, par des tiers à la procédure d'établissement de l'impôt. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d'intérêt général. » Il a repris en cela la jurisprudence du Conseil d'Etat qui avait énoncé que « les attestations dont s'agit se bornent à établir la concordance entre les chiffres de la comptabilité présentée à l'administration et ceux utilisés pour le calcul de la réserve spéciale de participation »10. Puis, le Conseil constitutionnel a relevé que : « 9. En second lieu, l'administration fiscale, qui contrôle les déclarations effectuées pour l'établissement des impôts, peut, le cas échéant sur la base de renseignements portés à sa connaissance par un tiers, contester et faire rectifier les montants déclarés par l'entreprise au titre du bénéfice net ou des capitaux propres, notamment en cas de fraude ou d'abus de droit liés à des actes de gestion. Dans ce cas, une attestation rectificative est établie aux fins de procéder à un nouveau calcul du montant de la réserve spéciale de participation. » Il en a donc conclu ce qui suit : « 10. Dès lors, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif. Ce grief doit donc être écarté. 11. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution. » Ainsi, le Conseil d'Etat, la chambre et, plus récemment, le Conseil constitutionnel ont estimé que le rôle de l'inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes se limitait à « garantir la concordance entre le montant du bénéfice net et des capitaux propres déclarés à l'administration fiscale et celui utilisé par l'entreprise pour le calcul de la réserve spéciale de participation » et donc à s'assurer que le montant du bénéfice net qui doit figurer sur l'attestation est bien

10

Voir CE 5 décembre 1984, n° 36337⚖️ https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/view-document/?storage=true

7

celui qui a été déclaré à l'administration fiscale et résulte de la comptabilité de l'entreprise.

Ces rappels étant faits, il me semble possible de regrouper les divers arguments développés par les demandeurs au pourvoi en trois catégories afin d'y apporter des réponses.

les arguments reposant sur la notion de fraude

Il résulte très clairement des écritures des demandeurs au pourvoi que leur contestation porte sur des actes de gestion, qu'ils estiment frauduleux et qu'ils ont contestés dans le cadre d'un litige sur le calcul des droits à participation des salariés des sociétés défenderesses. Or, certains arguments qu'ils développent remettent en cause le dernier état de la jurisprudence de la chambre, telle que rappelée plus haut. Ils estiment cette jurisprudence non conforme à des droits et libertés à valeur constitutionnelle (1ère branche). Ils soutiennent également que, puisqu'ils arguent du caractère frauduleux d'actes antérieurs aux attestations en cause, leur contestation ne porte pas sur celles-ci et que les dispositions de l'article L. 3326-1 ne pouvaient, dès lors, leur être opposées (2ème branche). Enfin, ils reprennent à leur compte l'adage selon lequel la fraude corrompt tout et estiment que, puisque la comptabilité des sociétés défenderesse est corrompue par des actes frauduleux, leur bénéfice net, tel que mentionné par les attestations contestées, l'est également (4ème branche). La cour d'appel aurait donc dû examiner leurs demandes.

Toutefois, comme cela a été indiqué plus haut, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 24 janvier 2024, a écarté l'inconstitutionnalité tant de la seconde phrase du premier alinéa de l'article L. 3326-1 du code du travail que de l'interprétation qui en est faite par la chambre. Le premier argument des demandeurs au pourvoi ne saurait donc prospérer.

Par ailleurs, le Conseil a précisé que, puisque le calcul de la réserve spéciale de participation est fondé sur le montant du bénéfice net réalisé par l'entreprise, qui est aussi mentionné dans sa déclaration fiscale, « l'administration fiscale, qui contrôle les déclarations effectuées pour l'établissement des impôts, peut, le cas 8

échéant sur la base de renseignements portés à sa connaissance par un tiers, contester et faire rectifier les montants déclarés par l'entreprise au titre du bénéfice net ou des capitaux propres, notamment en cas de fraude ou d'abus de droit liés à des actes de gestion. » Ainsi, il n'est pas possible, sous couvert d'un contentieux relatif à la réserve spéciale de participation, d'invoquer des fraudes ou abus de droit qui auraient eu pour effet de modifier les montants du bénéfice net ou des capitaux propres figurant dans une attestation rédigée par un inspecteur des impôts ou un commissaire aux comptes. En revanche, ces agissements peuvent être signalés à l'administration fiscale, voire au juge de l'impôt. La première dispose d'un pouvoir général de contrôle des déclarations qui lui sont faites11 et peut ne pas tenir compte de certains actes passés par l'employeur12. Elle pourra éventuellement procéder à des investigations en sollicitant « tous renseignements, justifications ou éclaircissements »13 ou engager une procédure de vérification fiscale14 qui pourra aboutir à une rectification des montants mentionnés sur l'attestation querellée. Les contestations qui pourront naître devront être portées devant le juge de l'impôt. D'ailleurs, la possibilité de rectification de l'attestation, en cas de modification du montant du bénéfice net, est déjà prévue par le code du travail à l'article D 3325415. Cette conception du rôle de l'administration fiscale et du juge de l'impôt a d'ailleurs été réaffirmée par la loi n°2023-1107 du 29 novembre 2023 portant transposition de l'accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise qui a introduit un article L. 3326-1-1 dans le code du travail🏛 rédigé comme suit :

11

En vertu notamment des dispositions des articles L10 et L45 du livre des procédures fiscales🏛🏛

12

Tel que l'article L 64 du livre des procédures fiscales🏛 concernant les actes fictifs ou constitutifs d'un abus de droit en vue d'éluder ou d'atténuer ses charges fiscales 13

Conformément à l'article L. 10 du livre des procédures fiscales précité

14

Prévue par les articles L. 45 et suivants du Livre des procédures fiscales

15

Qui prévoit que « La modification d'assiette du bénéfice net intervenue après la délivrance d'une attestation donne lieu à l'établissement d'une attestation rectificative établie dans les mêmes conditions que l'attestation initiale. »

9

« Lorsque la déclaration des résultats d'un exercice est rectifiée par l'administration ou par le juge de l'impôt, que les rectifications donnent lieu ou non à l'application de majorations, à des poursuites pénales ou à une convention judiciaire d'intérêt public, le montant de la participation des salariés au bénéfice de cet exercice fait l'objet d'un nouveau calcul tenant compte des rectifications apportées. » Ainsi, il ne peut être reproché à la cour d'appel d'avoir fait application de la jurisprudence de la chambre et d'avoir estimé que, quand bien même des fraudes étaient invoquées, les demandeurs ne pouvaient agir devant elle pour contester les montants figurant dans des attestations rédigées par un cabinet de commissaires aux comptes. Pour toutes ces raisons, les deuxième et quatrième arguments développés dans le pourvoi peuvent également être rejetés. les arguments tirés du rôle joué par le commissaire aux comptes lorsqu'il établit l'attestation en cause Les demandeurs au pourvoi admettent que, lorsqu'il rédige l'attestation en question, le commissaire aux comptes n'agit pas dans le cadre de sa mission de contrôle légal et n'a, dès lors, ni l'obligation, ni le pouvoir de contrôler les actes ou agissements antérieurs de la société, qui ont pu avoir un effet sur le montant de son bénéfice net ou de ses capitaux propres. Mais, ils soutiennent que cette absence de contrôle interdisait à la cour d'appel de se fonder sur la certification des comptes des sociétés pour les déclarer irrecevables en leur action (3ème branche). Ils considèrent également que la cour d'appel s'est contredite en retenant que le commissaire aux comptes se devait de rechercher les éventuelles fraudes avant de retenir que, même si celles-ci étaient établies, elles ne pouvaient servir de fondement pour contester ces documents (6ème branche). Ces arguments imposent de revenir sur le rôle des auteurs de l'attestation, lorsqu'ils la rédigent avant de se pencher sur les motifs qui ont fondés la décision de la cour d'appel. •

sur le rôle de l'auteur de l'attestation en question

Comme je l'ai déjà rappelé, l'auteur d'un tel document a pour mission d'attester que les chiffres avancés par la société dans sa demande de délivrance

10

d'attestation correspondent aux données fiscales et/ou comptables dont il dispose. En revanche, il n'opère aucun contrôle à ce stade. Le commissaire aux comptes n'a pas à certifier que les chiffres qu'il mentionne sont «réguliers et sincères» comme il peut le faire dans le cadre de sa mission de contrôle général des comptes sociaux. De son côté, l'administration fiscale se borne à attester que le bénéfice net mentionné est le même que celui qui figure dans la déclaration fiscale faite par l'entreprise. En revanche, elle ne certifie pas que ce chiffre sera bien celui qui sera retenu comme base d'imposition puisqu'il peut faire l'objet d'une rectification donnant lieu à l'émission d'une nouvelle attestation, comme cela a été évoqué plus haut. Ainsi, cette attestation ne constitue qu'un simple constat, fondé sur des données et/ou actes qui ont fait ou sont en train de faire l'objet d'un contrôle. Mais, puisqu'ils se réfèrent aux données comptables ou fiscales, cela induit que celles-ci sont déjà connues d'eux et donc que les comptes annuels ont été arrêtés et certifiés et que la déclaration fiscale a déjà été faite16. Dès lors, s'agissant plus précisément du commissaire aux comptes, il a déjà accompli sa mission de contrôle légal lorsqu'il rédige cette attestation, à supposer qu'il intervienne auprès de la société pour certifier ses comptes.17 C'est pourquoi, comme le relèvent les demandeurs au pourvoi, la rédaction de ce document échappe à ses missions de contrôle légal.

Dans notre espèce, il est constant que les attestations en question ont été rédigées par le cabinet de commissaires aux comptes en charge de la certification des comptes annuels des sociétés défenderesses. Pour autant, est-ce que la cour d'appel s'est effectivement fondée sur cette certification pour écarter toute fraude et déclarer les demandeurs irrecevables en leur action ? 16

Ce que confirment les dispositions de l'article L. 3324-1 du code du travail ainsi que celles d e l'article D 3325-3 qui prévoit un délai maximal de 6 mois après la clôture des comptes annuels pour solliciter la délivrance d'une attestation 17

Si, en vertu des dispositions des articles L. 3321-1 et 3322-2 du code du travail🏛🏛, la participation des salariés aux résultats des entreprises est obligatoire pour les entreprises de droit privé employant au moins cinquante salariés, l'intervention du commissaire aux comptes, pour contrôler et certifier les comptes des sociétés commerciales, n'est obligatoire que si sont atteints deux des trois seuils prévus par l'article D 221-5 du code de commerce🏛 relatif aux sociétés en nom collectif, auxquelles renvoient les textes régissant les autres formes sociales. Dans les autres hypothèses, la désignation d'un commissaire aux comptes est facultative.

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sur la motivation de la cour d'appel

Dans les attestations qu'il a établies dans la présente affaire, le cabinet de commissaires aux comptes fait mention de son intervention en amont dans le cadre de ce contrôle légal18. Toutefois, il précise que ces attestations sont rédigées en se fondant sur un document que lui a remis chaque société. Ce second document a été établi « à partir des livres comptables ayant servi à la préparation des comptes annuels ». Le cabinet de commissaires aux comptes s'est donc borné à vérifier la concordance entre les données figurant dans ce document et les informations issues des comptes sociaux qu'il a certifiés. Lorsque, dans un premier temps, la cour d'appel fait mention de l' « audit de ces comptes annuels », elle ne fait que reprendre les propos des commissaires aux comptes figurant dans les attestations en question19. Plus loin, elle évoque à nouveau cet audit et relève qu'il ressort de la mission de ce professionnel de « prendre en considération la possibilité de fraudes » et notamment « d'identifier et d'évaluer les risques d'anomalies significatives dans les comptes ». Se faisant, elle se limite à rappeler quelles obligations pèsent sur le commissaire aux comptes dans le cadre du contrôle légal. Mais, la cour d'appel n'affirme pas que ce dernier n'a relevé aucune fraude dans la présente espèce. Elle ne tire pas non plus la conclusion que les comptes annuels sont exempts de fraudes, puisque certifiés. 18

Certaines attestations sont reproduites dans les conclusions d'appel des demandeurs au pourvoi et indiquent que les données qui y figurent sont en concordance avec « les données issues des comptes annuels de l'exercice clos [...] ayant fait l'objet d'un audit par [les soins de l'auteur] dans le cadre de notre mission de commissariat aux comptes ». 19

Elle indique notamment que le commissaire aux comptes « a indiqué dans cette attestation avoir procédé à un audit de ces comptes annuels selon les normes d'exercice professionnel applicables et avoir mis en oeuvre les diligences nécessaires au regard de la doctrine professionnelle de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes en porcédant à des sondages ou par des méthodes de sélection ».

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Enfin, elle fonde sa décision d'irrecevabilité sur le fait que les demandeurs invoquent une fraude, « tenant aux relations contractuelles internes au groupe » mais ne caractérisent pas en quoi le commissaire aux comptes aurait manqué aux obligations qui sont les siennes dans le cadre de l'établissement des attestations contestées. Il me semble que les développements tenant au contrôle légal qui incombe aux commissaires aux comptes constituent des motifs surabondants qui ne sont pas le fondement de la décision retenue par la cour d'appel, qui repose sur la jurisprudence de la chambre, détaillée plus haut, ce qui n'est pas, à mon sens, critiquable. Je considère donc que les arguments ainsi développés par les organisations syndicales ne sont pas opérants. Reste la question de la définition des notions de sincérité et d'insincérité. les arguments tenant aux notions de sincérité et d'insincérité de l'attestation en cause Les demandeurs au pourvoi reprochent à la cour d'appel d'avoir statué par des motifs généraux, sans définir les notions de sincérité et d'insincérité des attestations en cause, seules à même d'être invoquées pour les contester utilement. Ils soutiennent que la cour d'appel aurait dû expliquer en quoi les attestations pouvaient être considérées comme sincères alors même qu'elles avaient été établies « dans un contexte frauduleux » (5ème branche). Ils ajoutent que la cour d'appel aurait dû concrètement définir la notion de sincérité et ne pouvait se contenter de retenir simplement que l'insincérité « devait être établie pour des motifs propres liés aux diligences accomplies par le commissaire aux comptes et aux obligations pesant sur lui » (7ème branche). Je reprendrai ci-après des développements que j'ai faits dans un autre avis20. Dès lors que la mission du commissaire aux comptes ou de l'inspecteur des impôts est limitée, cela rejaillit, selon moi, sur l'acception que l'on peut avoir de la notion de sincérité, et de son contraire.

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Avis dans le pourvoi H 2216424, qui sera évoqué à la même audience

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Il convient de rappeler que, lorsqu'une telle attestation est sollicitée auprès de l'inspecteur des impôts compétent, la société doit remplir un formulaire CERFA21 et y faire figurer : - des données chiffrées, notamment sur le résultat de son exercice comptable pour l'année en question, - son imposition et les divers éléments comptables compris dans les capitaux propres, - le bénéfice net qu'elle estime avoir réalisé pour l'année considérée et le montant de ses capitaux propres. Ainsi, l'auteur de l'attestation ne fait que confronter ces informations à celles dont il peut disposer (déclarations fiscales pour l'administration, bilan comptable pour le commissaire aux comptes) et attester que les données communiquées par la société sont conformes à celles qu'il détient. D'ailleurs, dans notre espèce, le cabinet de commissaires aux comptes précise bien qu'il a élaboré les attestations contestées en comparant les informations établies sous la responsabilité des dirigeants des sociétés « à partir des livres comptables ayant servi à la préparation des comptes annuels » à celles issues de ces mêmes comptes, qui ont fait l'objet d'un audit par ses soins dans le cadre de sa mission de commissariat aux comptes. C'est pourquoi, je considère qu'en matière de RSP, la notion de sincérité, et son contraire, ne peut renvoyer qu'à l'exactitude ou à la similitude des données « de la comptabilité présentée à l'administration » au regard « de [celles utilisées] pour le calcul de la réserve spéciale de participation ». Ainsi, une attestation n'est pas sincère s'il est établi que son auteur n'ignorait pas ou ne pouvait ignorer que les montants qu'il y a fait figurer étaient inexacts, c'est-à-dire pas identiques à ceux figurant en comptabilité et dans la déclaration fiscale de la société. La partie qui invoque cette insincérité doit établir tant la fausseté des sommes ou montants reportés sur l'attestation en cause que la connaissance par son auteur de cette fausseté ou la preuve qu'il ne pouvait en ignorer la fausseté22. En revanche, il ne me semble pas possible de considérer qu'il y a insincérité lorsque l'auteur de l'attestation n'a fait preuve de vigilance ou n'a pas accompli de diligences pour s'assurer de la conformité des montants reportés aux règles comptables ou fiscales, puisqu'il ne lui est pas demandé à ce stade d'accomplir un minimum de contrôles sur les données fournies par l'entreprise, voire sur les

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formulaire type N°989 SD

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Notamment parce qu'il disposait des pièces qui lui permettait de savoir que les montants qu'il faisait figurer étaient erronés car non identiques à ceux déclarés à l'administration fiscale ou figurant dans les documents comptables . L'auteur se rend coupable, dans cette hypothèse, d'une légèreté blâmable en n'ayant pas confronté les montants qu'il fait figurer dans son attestation avec ceux mentionnés dans les documents qu'il a à sa disposition.

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actes de gestion réalisés en amont qui ont pu avoir une influence sur ces chiffres, ce que les demandeurs au pourvoi ne contestent pas. De ce fait, l'invocation d'un « contexte frauduleux » relatif non pas à l'intervention du commissaire aux comptes mais aux agissements des sociétés défenderesses ne saurait, selon moi, caractériser l'insincérité du premier. C'est à mon sens ce que retient la cour d'appel lorsqu'elle indique que l'insincérité de l'attestation doit être établie « pour des motifs propres, liés aux diligences accomplies par le commissaire aux comptes et aux obligations pesant sur lui ». Par là même, elle relève également que les demandeurs à l'action ne contestaient pas l'attestation en elle-même, à savoir sa régularité formelle ou des erreurs sur les montants qu'elle mentionnait, ou un manquement du commissaire aux comptes aux obligations, découlant de sa mission d'élaboration de cette pièce. Se faisant, la cour d'appel a, selon moi, adopté des motifs pertinents et suffisants pour fonder le prononcé de l'irrecevabilité de l'action des organisations syndicales, sans qu'il soit nécessaire de définir les notions de sincérité et d'insincérité. En tout état de cause, il me semble qu'au regard de tout ce qui vient d'être exposé, les motifs invoqués par les demandeurs pour remettre en cause les montants figurant dans les attestations querellées n'entraient pas dans la définition d'insincérité que j'ai proposée. En effet, les demandeurs n'invoquaient pas une distorsion entre les chiffres figurant dans l'attestation et ceux mentionnés dans la déclaration fiscale ou la comptabilité des sociétés. Ils soutenaient que ces seconds chiffres étaient faux car résultant d'actes frauduleux. Pour toutes ces raisons, je considère que ces derniers arguments ne sauraient prospérer. Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi.

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