AVIS DE Mme LAULOM, AVOCATE GÉNÉRALE
Arrêt n° 507 du 15 mai 2024 (B) –
Chambre sociale Pourvois n° 22-16.028, 22-16.082⚖️ & 22-16.083 Décision attaquée : Cour d'appel de Paris du 10 mars 2022 Fédération française du bâtiment C/ Le syndicat Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment _________________
Avis commun aux pourvois n° B 22-16.028, K 22-16.082 et M 22-16.083 Ces pourvois s'inscrivent dans le contexte conflictuel de la restructuration conventionnelle du secteur du bâtiment et ils sont la suite, assez logique en l'absence de consensus des partenaires sociaux, des contentieux ayant donné lieu à l'arrêt du Conseil d'Etat du 4 novembre 20201et aux deux arrêts de la Cour de cassation, celui du 10 février 20212et celui du 21 avril 20223 Ce nouvel acte, qui ne sera vraisemblablement pas le dernier, d'une pièce déjà longue, ne peut être analysé sans le remettre dans la perspective des actes précédents.
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Conseil d'Etat du 4 novembre 2020, n° 434518 et 434519⚖️, mentionnés aux tables du Recueil Lebon.
Soc., 10 février 2021, pourvoi n° 19-13.383, FS⚖️- P+R+I. 3
Soc., 21 avril 2022, pourvoi n° 20-18.799, FS-B⚖️. 2
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1. La réorganisation conflictuelle du secteur du bâtiment Après avoir connu une organisation territoriale, le secteur du bâtiment est aujourd'hui organisé en 4 branches auxquelles correspondent 4 conventions collectives : - les ouvriers employés par les entreprises du bâtiment occupant jusqu'à 10 salariés; - les ouvriers employés par les entreprises du bâtiment occupant plus de 10 salariés; - les employés, techniciens et agents de maîtrise du bâtiment ; - les cadres du bâtiment. Des arrêtés de représentativité, patronales et syndicales, ont été adoptés pour chacune de ces quatre branches. La Fédération Française du Bâtiment (FFB) souhaite qu'à ces quatre branches succède une branche unique pour tout le secteur du bâtiment. La Confédération de l'Artisanat et des Petites Entreprises du Bâtiment (la CAPEB) milite, en revanche, pour la reconnaissance de deux branches, l'une pour les salariés des entreprises occupant jusqu'à 10 salariés, l'autre pour les salariés des entreprises occupant plus de 10 salariés. A la demande de plusieurs organisations syndicales, un arrêté du 22 décembre 2017, modifié par arrêté du 25 juillet 2018, a fixé la liste des organisations syndicales reconnues représentatives dans le secteur du bâtiment, avec certainement l'idée que c'est à ce niveau que devait s'organiser la nouvelle branche. Pour les organisations patronales, un arrêté du 12 juillet 2017 reconnaît la représentativité de la CAPEB et de la FFB dans le champ des entreprises du bâtiment employant plus de 10 salariés et un autre arrêté du 21 décembre 2017 reconnaît la représentativité de ces deux organisations dans le secteur des entreprises du bâtiment employant jusqu'à 10 salariés. Ces différents arrêtés ont été contestés et annulés le 12 juillet 2019 par la cour administrative d'appel de Paris. Celle-ci a estimé qu'en donnant des résultats de représentativité sur un périmètre qui n'était pas jusqu'à présent celui reconnu comme étant une branche, le ministre du travail était sorti du champ de ses prérogatives. Le Conseil d'Etat, dans sa décision du 4 novembre 2020, en se fondant sur les
articles L. 2121-1 et L. 2121-2 du code du travail🏛🏛, a affirmé au contraire la compétence du ministre du travail pour arrêter la liste des organisations patronales et syndicales représentatives, y compris dans un périmètre ne correspond pas à une “branche professionnelle”. En revanche, aucun arrêté de représentativité n'a été adopté dans le champ des deux périmètres privilégiés par la CAPEB. Les organisations de salariés représentatives ont pourtant adressé une demande commune, dès le 20 mars 2019, pour obtenir des arrêtés de représentativité dans ces deux périmètres, au ministre du travail, qui n'a pas répondu. La CAPEB a saisi la juridiction administrative d'un recours pour excès de pouvoir, auquel se sont joints les syndicats CGT, CFDT et UNSA, aux fins d'annulation de la décision ministérielle implicite de rejet. Comme l'indique le rapport complémentaire, quatre pourvois (n°488467, 488439, 488449 et 488450) formés contre la décision de la cour administrative d'appel de Paris sont actuellement pendants devant le Conseil d'Etat.
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L'absence d'arrêté de représentativité, au sein de ces deux périmètres, n'a pas empêché le développement de négociation collective et la conclusions d'accords collectifs, dont la validité est contestée par la FFB et certaines organisations syndicales, FO et la CGC-CFE. La validité d'un premier accord, dont le périmètre est celui des entreprises du bâtiment occupant jusqu'à 10 salariés, a été contestée et a donné lieu au premier arrêt de la Cour de cassation du 10 février 2021. Après avoir rappelé la décision du Conseil d'Etat du 4 novembre 2020, la Cour de cassation a considéré que les partenaires sociaux qui souhaitent négocier dans un champ professionnel, qui n'a pas donné lieu à l'établissement d'une liste des syndicats représentatifs par arrêté du ministère du travail en application de l'
article L. 2122-11 du code du travail🏛 ou à l'issue d'une enquête de représentativité en application de l'article L. 2121-2 du même code, doivent, avant d'engager la négociation collective, demander, dans les conditions précitées, à ce qu'il soit procédé à la détermination des organisations représentatives dans le champ de négociation pour s'assurer que toutes les organisations syndicales représentatives dans ce périmètre sont invitées à la négociation. Parallèlement, d'autres négociations sont intervenues dans le but de structurer l'activité conventionnelle du bâtiment. Ainsi deux accords concurrents ont été signés le 14 mai 2019 mettant en place des commissions paritaires permanentes de négociation et d'interprétation (CPPNI) concurrentes: - Un accord signé par les organisations patronales FFB, SCOP BTP, FFIE et les organisations syndicales FO, CFTC, CFE-CGC, prévoyant la mise en place d'une seule commission paritaire permanente de négociation et d'interprétation (CPPNI) pour tout le secteur du bâtiment; - Un accord signé par la CAPEB et par la CFDT, la CGT et l'UNSA, qui prévoit la mise en place de deux CPPNI, une dans les entreprises du bâtiment occupant jusqu'à 10 salariés et l'autre pour les entreprises occupant plus de 10 salariés. Un autre accord a été signé, le même jour, par ces mêmes organisations syndicales, relatif aux thèmes et calendrier de négociations 2019. La CGT, la CFDT et l'UNSA, organisations représentatives majoritaires, ont formé opposition au premier accord. Les syndicats FO et CFTC ont fait opposition au second accord, sans succès, dans la mesure où ils n'étaient pas majoritaires. L'accord mettant en place deux CPPNI a été contesté. Par arrêt publié du 21 avril 2022, la Cour de cassation a admis que “des accords professionnels dont le périmètre recouvre l'ensemble du secteur du bâtiment, procédant à la fusion de quatre branches professionnelles et créant deux nouvelles branches professionnelles, réunissent les conditions de validité exigées par l'
article L. 2232-6 du code du travail🏛, au regard de la mesure de représentativité résultant de l'arrêté du ministre du travail du 25 juillet 2018 fixant la liste des organisations syndicales représentatives dans le secteur du bâtiment, peu important qu'aucune mesure de représentativité des organisations syndicales dans le périmètre des deux branches professionnelles créées par ces accords n'ait encore eu lieu”. Suite à la constitution de ces deux CCPNI, des négociations sont intervenues et des accords ont été signés en leur sein, mais sans que les arrêtés de représentativité fixant la liste des organisations syndicales représentatives et leurs audiences respectives
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n'aient été adoptés. Ce sont deux de ces deux accords, conclus le 22 novembre 2019, afin de promouvoir la formation et l'apprentissage, qui font l'objet des présents pourvois. L'un est applicable dans les entreprises du bâtiment occupant jusqu'à 10 salariés (accord signé par la CAPEB et la CGT, la CFDT et l'UNSA) et l'autre dans les entreprises du bâtiment occupant plus de 10 salariés (accord signé par la CAPEB, d'une part, la CGT et la CFDT, d'autre part). La FFB s'est opposée à l'extension de ces accords qui n'ont pas été étendus. Le syndicat FO a saisi le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris et demandé la suspension de l'application des accords collectifs du 22 novembre 2019 sur l'apprentissage en invoquant notamment l'absence d'arrêté de représentativité et de mesure du poids de chaque organisation syndicale dans le champ des entreprise du bâtiment occupant jusqu'à dix salariés et dans celui des entreprises occupant plus de dix salariés. Par ordonnance du 4 février 2021, le président du tribunal judiciaire a déclaré recevable l'ensemble des demandes, dit n'y avoir lieu à référé faute d'être saisi à titre principal de demandes de nature provisoire et débouté les syndicats FO et CFE-CGC ainsi que la FFB de leurs demandes aux fins de suspension des deux accords collectifs du 22 novembre 2019. Sur appel du syndicat FO, par arrêt du 10 mars 2022, la cour d'appel de Paris a confirmé l'ordonnance entreprise dans les limites de l'appel en l'absence de trouble manifestement illicite. La FFB (pourvoi n° B2216028), la CFE-CGC (pourvoi n° K2216082) et FO (pourvoi n° M2216083) se sont pourvues en cassation. La question principale soulevée par les trois pourvois peut être assez simplement synthétisée : un accord collectif peut-il être valablement négocié et signé par des organisations syndicales alors qu'aucun arrêté fixant la liste des syndicats représentatifs dans le périmètre de cet accort n'a été adopté? (deuxième branche du moyen unique du pourvoi B2216028; premier moyen des pourvois K2216082 et M2216083)4. La cour d'appel l'a admis en considérant notamment que “les organisations syndicales et patronales ont été reconnues représentatives sur un champ professionnel plus large ce qui leur permet nécessairement de signer des accords sur un champ plus étroit”. Mais dans une autre affaire, le tribunal judiciaire de Paris, par une décision du 8 décembre 2023 (n°RG 21/05217) a adopté une position différente concernant deux autres conventions collectives, conclues par ces deux mêmes CCPNI, au motif de l'absence d'arrêté de mesure de représentativité dans les nouveaux champs conventionnels concernés.
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Mon avis ne portera que sur ce moyen qui a justifié le renvoi de l'affaire en formation de section et je rejoins le rapport pour les propositions de rejet non spécialement motivées des autres moyens.
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2. Les premières réponses issues des arrêts du 2 novembre 2020, du 10 février 2021 et du 21 avril 2022 Les conflits qui ont surgi au sein du secteur du bâtiment illustrent très concrètement les difficultés pratiques auxquelles se heurtent les partenaires sociaux, en l'absence de consensus entre eux, lorsqu'ils souhaitent négocier dans un autre périmètre que celui d'une branche établie. Si le législateur a défini les procédures par lesquelles le ministre du travail peut intervenir pour restructurer des branches (article L. 2261-32 et suivants), les restructurations volontaires, pourtant privilégiées, ont peu retenu son attention. Seules quelques dispositions concernent ce processus volontaire (notamment les
articles L. 2261-33 du code du travail🏛 et
L. 2261-34 du code du travail🏛). En l'absence d'un cadre législatif complet, il revient à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat de compléter les lacunes. L'exercice est d'autant plus complexe que les juridictions judiciaires et administratives ont des compétences distinctes et complémentaires dans ce domaine, comme le montre là encore l'exemple des négociations collectives au sein du secteur du bâtiment. La décision du 10 février 2021 de la Cour de cassation s'articule ainsi avec la décision du Conseil d'Etat du 4 novembre 2020. La décision à venir du Conseil d'Etat sur la décision implicite de rejet du ministre d'adopter les arrêtés de représentativité correspondant aux deux périmètres souhaités par une partie des partenaires sociaux, intéresse également directement ce litige. Il n'en demeure pas moins que la question posée ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu'il est nécessaire d'y répondre indépendamment mais que la solution aura vocation à s'articuler avec celle à venir du Conseil d'Etat. La décision que la chambre sociale doit prendre dans ces pourvois s'insère donc dans un droit en construction dont émerge déjà quelques principes. Le premier est celui de l'absence légale de définition de la branche. Traditionnellement, ce sont les parties qui déterminent librement le champ d'application professionnel et territorial de la convention et c'est ce champ professionnel qui va définir la branche. Historiquement, ce n'est pas la branche professionnelle qui a déterminé le périmètre de la convention de branche, mais l'inverse, en fonction du champ retenu par les partenaires sociaux. En d'autres termes, la branche professionnelle est traditionnellement définie par le champ d'application territorial et professionnel de la convention collective conclue par les organisations syndicales et patronales. La branche est dès lors essentiellement révélée par l'existence d'une convention collective nationale et identifiée par l'identifiant de convention collective (IDCC)5. Un second principe en découle celui de la liberté des partenaires sociaux de définir les périmètres d'application de leur accord. C'est ce que reconnaît la note explicative, accompagnant l'arrêt du 21 février 2021 : “Il résulte ainsi de ces décisions complémentaires du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation qu'en l'état du droit Voir S. Nadal, “Les frontières de la “branche professionnelle” retenues pour mesurer l'audience et édicter les arrêtés de représentativité auront donc été calquées sur le champ d'application des CNN, solution qui témoigne de l'impraticabilité du dessein législatif à vouloir penser la notion de branche en la découplant totalement de l'accord collectif”, RDT 2021, p. 329. 5
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positif, la notion de branche, à laquelle le législateur n'a jamais souhaité donner de définition ou de contour précis jusqu'à présent, n'est pas figée par les contours dessinés par les conventions collectives nationales, signées au fil du temps sur certains périmètres par les partenaires sociaux. Il peut y avoir négociation collective utile sur un champ qui couvre, totalement, ou partiellement, plusieurs périmètres”. Un troisième principe est que cette liberté est garantie constitutionnellement. La
décision n° 2019-816 QPC du 29 novembre 2019⚖️ consacre et renforce l'assise constitutionnelle de cette liberté de négociation 6. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a reconnu pour la première fois qu'en matière de négociation collective, la liberté contractuelle découle des 6 et 8 alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 et de l'article 4 de la déclaration de 1789. Est ainsi consacrée une liberté de négociation collective “conçue comme une liberté contractuelle collective” , découlant de la liberté syndicale, du principe de participation des travailleurs et de la liberté contractuelle. L'arrêt de la Cour de cassation du 10 février 2021, de même que celui du Conseil d'Etat du 4 novembre 20207, reconnaissent ainsi que les partenaires sociaux peuvent tout à fait négocier dans un champ professionnel nouveau. L'arrêt du 21 avril 2022 se réfère à la décision QPC n° 2019-816 du 29 novembre 2019 qu'il cite et reconnaît, dans le sommaire de sa décision, que “les partenaires sociaux, en application du principe de la liberté contractuelle, sont libres de décider, pour la mise en oeuvre de l'article L. 22329, alinéa 1, du code du travail, du périmètre de la commission paritaire permanente de négociation et d'interprétation et, dès lors, du champ d'application de la convention collective de la branche correspondante”. Il résulte de ces décisions que la liberté contractuelle fonde la liberté reconnue aux partenaires sociaux de négocier dans un champ qui n'est pas celui d'une convention collective existante et de négocier un nouveau périmètre d'une CPPI, qui fondera alors une nouvelle convention collective de branche. Au-delà de ces principes, des incertitudes demeurent sur l'interprétation des deux arrêts de la Cour de cassation et leur articulation.
3. Des incertitudes sur la qualification des accords relatifs à l'apprentissage L'arrêt du 21 avril 2022 a admis que l'accord instituant deux CPPNI était valide “même en l'absence de mesure de la représentativité des organisations syndicales dans le périmètre des deux branches professionnelles créées par cet accord”. Les défendeurs 6
Décision n° 2019-816 QPC du 29 novembre 2019.
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En reconnaissant la compétence du ministre du travail pour arrêter la liste des organisations professionnelles d'employeurs représentatives et leurs audiences respectives dans un périmètre utile pour une négociation en cours ou à venir, y compris lorsque celui-ci ne correspond pas à une “branche professionnelle” au sens de l'
article L. 2152-6 du code du travail🏛, le Conseil d'Etat reconnaît cette liberté de négociation. Pour le rapporteur public Frédéric Dieu, l'une des raisons qui fondent ce pouvoir du ministre tient précisément à “l'importance qu'il convient d'accorder au principe de liberté contractuelle en matière de négociation collective et la nécessité de ne pas y faire obstacle en empêchant les partenaires sociaux de négocier dans le cadre d'un périmètre couvrant plusieurs conventions collectives”.
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aux pourvois s'appuient sur cet arrêt pour soutenir que, dans la mesure où les accords ici en cause, sont issus de négociations menées au sein des deux CPPNI, instituées par un accord validé par l'arrêt du 21 avril 2022, il n'était pas besoin d'arrêtés de représentativités dans le périmètre de ces deux accords. Parce qu'ils résulteraient d'une fusion de branches, il ne serait pas non plus nécessaire, comme le prévoit l'article L. 2261-34 du code du travail, d'attendre pour négocier la prise des arrêtés de représentativité8. Les arrêts du Conseil d'Etat du 4 novembre 2020 et de la Cour de cassation du 10 février 2021 ont expressément réservé le sort des accords interbranches et des accords de fusion de branches. L'arrêt du 21 avril 2022 fait également référence à l'article L. 2261-34 du code du travail et qualifie l'accord instituant les deux CPPNI d'accord de fusion de branches9. Les accords en cause sur l'apprentissage pourraient ainsi être rattachés à ces deux catégories d'accords. C'est d'ailleurs ce que semble admettre la cour d'appel qui y fait référence dans sa motivation. Elle rappelle ainsi que “s'agissant d'accords interbranches, il faut que l'accord négocié ait été signé par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives ayant recueilli au moins 30% des suffrages aux dernières élections professionnelles”. Une telle interprétation ne me semble pourtant pas pouvoir être retenue. La qualification d'accord interbranches ne peut tout d'abord pas être retenue dans la mesure où un accord interbranches est un accord dont les dispositions ont vocation à s'appliquer à un ensemble de branches professionnelles. Ce n'est pas le cas ici. Par ailleurs, en l'absence de dispositions légales spécifiques il est soumis aux règles de droit commun. Concernant les dispositions relatives aux fusions de branche, l'article L. 2261-33 du code du travail définit une procédure de fusion de branches. Un premier accord regroupe le champ de plusieurs conventions existantes, d'où son appellation d'accord de champ (ou accord de regroupement). Il a pour seul objet de délimiter le champ d'application de la nouvelle convention. L'accord de champ est ensuite suivi d'un accord “de contenu” ou “d'harmonisation” qui définit les nouvelles normes conventionnelles dans ce nouveau périmètre. L'article L. 2261-34 prévoit des règles transitoires de représentativité : jusqu'à la mesure de la représentativité des organisations professionnelles d'employeurs et des organisations syndicales de salariés dans le nouveau champ, sont admises à négocier les organisations représentatives dans le champ d'au moins une branche préexistant à la fusion ou au regroupement. Comme je l'avais indiqué dans mon avis sous l'arrêt de 2022, l'accord mettant en place les deux CPPNI se rapproche d'un “accord de champ” ou de “regroupement”. Dans le cadre d'un regroupement volontaire, et en l'absence de dispositions particulières, les L'article L. 2261-34 du code du travail prévoit, en effet, que “jusqu'à la mesure de la représentativité des organisations professionnelles d'employeurs qui suit la fusion de champs conventionnels prononcée en application, ..., de la conclusion d'un accord collectif regroupant le champ de plusieurs conventions préexistantes, sont admises à négocier les organisations professionnelles d'employeurs représentatives dans le champ d'au moins une branche préexistant à la fusion ou au regroupement. La même règle s'applique aux organisations syndicales de salariés”. 8
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Voir les points 9 et 10 de la décision.
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accords dont l'objet est de reconfigurer des branches existantes ne sont pas soumis à des conditions de conclusion spécifique. Les conditions de validité de cet accord sont celles de droit commun définies par l'article L. 2232-6 du code du travail. Dans la mesure où le champ d'application de cet accord était celui du secteur du bâtiment, la représentativité des organisations syndicales signataires devait être appréciée au regard du périmètre de cet accord et non au regard de son objet, qui était la mise en place de ces deux CPPNI. En principe, une négociation à ce niveau, dans un périmètre qui n'est pas celui d'une branche établie, se heurte à une difficulté : celle précisément de l'absence de liste des organisations syndicales représentatives à ce niveau. Ce n'est pas le cas dans le secteur du bâtiment où des arrêtés de représentativité ont été adoptés, à la demande des partenaires sociaux, à ce niveau. Si cet accord opère une fusion (avec la particularité que les champs d'application des nouvelles branches ne correspondent pas à un regroupement des champs conventionnels existants mais opèrent une nouvelle division au sein du secteur du bâtiment), il ne permet pas de s'exonérer de la règle selon laquelle la représentativité des signataires de l'accord s'apprécie dans le périmètre de l'accord. L'article L. 226134, s'il admet que les organisations professionnelles d'employeurs et les organisations syndicales de salariés représentatives dans le champ d'au moins une branche préexistant à la fusion ou au regroupement, doivent être admises à négocier, ne prévoit pas d'exception à ce principe puisque son dernier alinéa indique que “les taux mentionnés au dernier alinéa de l'article L. 2261-19 et à l'article L. 2232-6 sont appréciés au niveau de la branche issue de la fusion ou du regroupement”. C'est ce qui ressort de la décision du 21 avril 2022 qui considère que l'accord ayant mis en place les deux CPPNI procède à une fusion des branches (§ 10 de l'arrêt), admet l'UNSA à la table des négociations et apprécie la représentativité des organisations syndicales au regard du périmètre de cet accord. La validité des deux accords sur l'apprentissage est donc soumise aux règles de droit commun et à l'article L. 2232-6 du code du travail, selon lequel “la validité d'une convention de branche ou d'un accord professionnel est subordonnée à sa signature par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli, aux élections prises en compte pour la mesure de l'audience prévue au 3° de l'article L. 2122-5 ou, le cas échéant aux élections visées à l'article L. 2122-6, au moins 30 % des suffrages exprimés en faveur d'organisations reconnues représentatives à ce niveau, quel que soit le nombre de votants, et à l'absence d'opposition d'une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés en faveur des mêmes organisations à ces mêmes élections, quel que soit le nombre de votants”. La question à résoudre est donc bien identique à celle qui était soulevée dans le litige ayant donné lieu à l'arrêt du 10 février 2021, mais celui-ci est susceptible de plusieurs lectures.
4. Les interprétations possible de l'arrêt du 10 février 2021 L'arrêt du 10 février 2021 exige que “les partenaires sociaux qui souhaitent négocier dans un champ professionnel qui n'a pas donné lieu à l'établissement d'une liste des syndicats représentatifs par arrêté du ministère du travail en application de l'article L. 2122-11 du code du travail ou à l'issue d'une enquête de représentativité en
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application de l'article L. 2121-2 du même code doivent, avant d'engager la négociation collective, demander, dans les conditions précitées, à ce qu'il soit procédé à la détermination des organisations représentatives dans le champ de négociation pour s'assurer que toutes les organisations syndicales représentatives dans ce périmètre sont invitées à la négociation”. Plusieurs interprétations de cet arrêt me semble possible. En application de la règle issue de l'arrêt du 10 février 2021, il faudrait admettre qu'en l'absence d'arrêté de mesure de la représentativité dans les nouveaux champs conventionnels concernés, la condition tenant à la représentativité des parties signataires n'est pas remplie et que les accords n'ont pas été signés par les organisations habilitées. L'absence d'arrêté affecterait ainsi la validité de la négociation et de la conclusion de l'accord. Ainsi que le soutiennent les pourvois, des arrêtés de représentativité des organisations syndicales de salariés dans le périmètre des accords litigieux seraient des préalables nécessaires à l'ouverture des négociations. Cette solution sécurise les conditions de négociation dans la mesure où celle-ci ne peut intervenir que lorsque l'on est assuré que les organisations syndicales représentatives remplissent les conditions d'audience prévues par l'article L. 2232-6 du code du travail, dans le périmètre de l'accord. L'accord conclu ne pourra ainsi pas être remis en cause, ultérieurement, de ce fait. Cette solution n'est cependant pas sans inconvénient. Les arrêtés mesurant la représentativité des organisations syndicales sont uniquement recognitifs. Conditionner la conclusion d'accords collectifs à l'adoption d'arrêtés de représentativité ne conduit-il pas à ajouter une condition aux conditions légales? Dans mon premier avis, sur l'arrêt du 10 février 2021, rédigé avant que la décision du Conseil d'Etat du 4 novembre 2020 ne soit rendu, j'avais privilégié une application plus souple du principe de concordance, en estimant qu'un doute existait sur la compétence du ministre du travail à adopter la liste des organisations syndicales et professionnelles représentatives dans ce champ. Suite à la décision du Conseil d'Etat, j'avais estimé que “l'obstacle principal à une appréciation stricte du principe de concordance était levé dans la mesure où des organisations syndicales et professionnelles souhaitant négocier dans un champ où il n'existe pas d'arrêtés de représentativité pourront se tourner vers le ministre pour que soit arrêtée la liste des organisations syndicales et professionnelles représentatives dans ce champ. C'est donc au moment où les parties souhaitent négocier dans un champ spécifique, qu'il conviendra de vérifier qu'elles sont bien représentatives dans ce champ”. C'est bien ce qu'ont fait ici les organisations syndicales et professionnelles mais elles se sont heurtées au refus implicite de l'administration. Exiger que les arrêtés de représentativité soient adoptés avant d'initier les négociation peut entraîner le blocage de toute possibilité de négocier. La négociation pourrait devenir dépendante d'une décision ministérielle qui n'a pour seul objet que de constater les audiences électorales des différentes organisations syndicales. On peut alors se demander si l'atteinte à la liberté de négocier, garantie constitutionnellement, n'est pas excessive. C'est la raison pour laquelle je ne pense pas qu'il soit souhaitable de privilégier cette solution.
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Une deuxième interprétation de l'arrêt du 10 février est possible. Celui-ci exige simplement des partenaires sociaux que ceux-ci, avant d'engager la négociation collective, demande à ce qu'il soit procédé à la détermination des organisations représentatives dans le champ de négociation pour s'assurer que toutes les organisations syndicales représentatives dans ce périmètre sont invitées à la négociation. Dès lors que les organisations représentatives ont respecté cette obligation, ce qui a bien été relevé par la cour d'appel, ne convient-il pas d'admettre que la négociation pourra intervenir et que des accords pourront être conclus? La difficulté est qu'une fois l'accord conclu, il reste nécessaire d'apprécier si les conditions d'audience sont bien remplies. Deux voies me semblent possibles. Comme je le préconisais dans mon premier avis sous l'arrêt du 10 février 2021. Il est possible d'adopter une conception plus souple, plus pragmatique du principe de concordance pour apprécier la représentativité des organisations syndicales qui ont conclu l'accord collectif dont la validité est contestée. Selon cette conception plus souple, la règle de concordance implique qu'il y ait un rapport de cohérence entre le niveau d'exercice des prérogatives syndicales et celui d'appréciation de la représentativité des syndicats aptes à les exercer, non une parfaite et exacte coïncidence10. Ici en l'espèce, il existe une mesure de la représentativité plus large et l'on pourrait ainsi considérer que l'accord est valide. C'est ce qu'a admis la cour d'appel qui, après avoir constaté que “les organisations de salariés représentatives ont adressé au ministre du travail une demande commune dès le 20 mars 2019 pour obtenir des arrêtés de représentativité sur les champs des entreprises de plus de 10 salariés et de moins de 10 salariés” et “qu'il est constant que le ministre du travail n'y a pas répondu”, a considéré qu' “Il doit être rappelé que les organisations syndicales et patronales ont été reconnues représentatives sur un champ professionnel plus large ce qui leur permet nécessairement de signer des accords sur un champ plus étroit”. L'affirmation de la cour d'appel ne peut être validée sans réserve, car cela pourrait conduire à prendre en compte, en l'absence d'indicateurs intermédiaires, les audiences obtenues au niveau national. Comme je l'indiquais dans mon premier avis, admettre que l'on puisse prendre en compte en tout état de cause la mesure de l'audience intervenue à un niveau supérieur, peut conduire à admettre la représentativité à un niveau décentralisé d'une organisation dont l'audience a été mesurée à un niveau beaucoup global, voire même en l'absence d'échelon intermédiaire au niveau national et interprofessionnel. Mais en l'espèce, la prise en compte de ces audiences, couplée à d'autres éléments, qui ont également été relevés par la cour d'appel, tels que la mise en place des deux CPPNI, l'existence d'une structure de négociation révélée par les deux CPPNI, ou l'existence d'une représentativité dans les 4 branches actuelles, pourrait permettre de considérer que les organisations syndicales signataires remplissent les conditions d'audience posées par l'article L. 2232-6 du code du travail. La solution est certainement plus respectueuse de l'autonomie collective et ne fait pas dépendre la négociation de la décision ministérielle. Elle n'est pas non plus exempte d'inconvénients. D'une part, les négociations et les accords pourront être remis en cause s'il s'avère, une fois pris les arrêtés, que les organisations professionnelles ne 10
Conclusions de Maud Vialettes, CE, 11 octobre 2010, Fédération des syndicats de travailleurs du Rail Sud, n° s 327660 et 328312, Droit social 2011, p. 186.
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remplissent pas les conditions d'audience. D'autre part, au-delà du secteur du bâtiment, il n'est pas certain qu'il existe toujours les éléments permettant d'admettre une concordance même approximative. L'appréciation du respect du principe de concordance pourra dès lors être délicate. Une troisième voie pourrait être suivie: admettre la suspension de l'application de l'accord jusqu'à ce que cette mesure de l'audience intervienne dans le périmètre de l'accord. En d'autres termes, si au regard de cette mesure, les organisations représentatives remplissent bien les conditions d'audience définies à l'article L. 2232-6 du code du travail, la loyauté de la négociation et la validité de l'accord ne pourront être remises en cause au motif que les arrêtés de représentativité n'avaient pas été adoptés au moment où la négociation et la conclusion de l'accord sont intervenues. L'article 11 de l'accord relatif à l'apprentissage des entreprises du bâtiment occupant de plus de 10 salariés prévoit d'ailleurs que les parties demanderont l'extension de cet accord et “qu'il appartiendra à la Direction générale du travail, au plus tard à l'occasion de la procédure d'extension de l'accord national relatif à l'apprentissage dans le Bâtiment - entreprises occupant de plus de 10 salariés, d'apprécier la représentativité des organisations syndicales de salariés dans le champ précité de l'accord”. Il serait donc possible d'admettre une suspension provisoire des accords ainsi conclus jusqu'à que la mesure de l'audience des organisations syndicales ou l'enquête de représentativité soient effectuées. Cette solution serait peut-être la plus respectueuse du principe de liberté contractuelle collective et du principe de concordance car elle ne remettrait pas nécessairement en cause l'accord conclu dès lors que dans un second temps la mesure de l'audience permettra de vérifier a posteriori le respect du principe de concordance. Cette solution devra s'articuler avec l'arrêt à venir du Conseil d'Etat mais dans l'attente de cet arrêt elle me semble la plus équilibrée. Elle conduit à casser la décision de la cour d'appel pour ne pas avoir suspendu l'application de l'accord tant que la mesure de la représentativité n'a pas été faite. Avis de cassation.
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