AVIS DE M. GAMBERT, AVOCAT GÉNÉRAL
Arrêt n° 1086 du 23 octobre 2024 (B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 22-22.206⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel de Pau du 31 août 2022 Société pyrénéenne d'agencement de magasins, société nouvelle C/ M. [M] [X] _________________
Audience FS1 du 24 septembre 2024
Faits et procédure Le 6 avril 1981, par contrat à durée indéterminée, M. [M] [X] a été embauché par la Société Pyrénéenne d'Aménagement de Magasins (la société). Il exerçait en dernier lieu les fonctions de conducteur de travaux avec un statut de cadre. Les 8 janvier et 9 avril 2018, deux avertissements lui ont été adressés qu'il a contestés le 4 mai 2018. Le 18 juin 2018, il a été convoqué à un entretien préalable et mis à pied à titre conservatoire. Le 02 juillet 2018, le salarié a été licencié pour faute grave. Le 5 juillet 2018, il a demandé des précisions sur le motif de son licenciement auxquelles la société a répondu le 13 juillet 2018.
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Le 1er août 2018, contestant les motifs de son licenciement, il a saisi la juridiction prud'homale. Par jugement du 24 janvier 2020, le conseil de prud'hommes a débouté le salarié de l'ensemble de ses demandes. Par arrêt du 31/08/2022, la cour d'appel a infirmé le jugement sauf en ce qui concerne la demande au titre de l'arrêt de travail et d'annulation des deux avertissements et, statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant, elle a : - dit que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse, - condamné en conséquence la société à payer à M. [M] [X] différentes sommes à titre d'indemnités, de dommages intérêts et de rappel de salaires. Le 18 octobre 2022, l'employeur a formé un pourvoi contre cette décision. Par jugement du 5 juin 2023, le tribunal de commerce a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la SPAM et a désigné la société EKIP', en la personne de M. Legrand, en qualité de mandataire judiciaire.
Pourvoi Par un moyen unique divisé en cinq branches le pourvoi reproche à l'arrêt d'avoir jugé que le licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse. Monsieur le conseiller rapporteur propose un rejet non spécialement motivé des deuxième, troisième, quatrième et cinquième branches qui ne paraissent manifestement pas de nature à entraîner la cassation. Le présent avis porte sur la première branche qui reproche à l'arrêt attaqué de ne pas avoir examiné l'ensemble des griefs énoncés dans la lettre de licenciement mais seulement ceux qui étaient repris dans les conclusions.
Question Le juge doit-il examiner tous les griefs énoncés dans la lettre de licenciement même ceux qui ne figurent pas dans les conclusions des parties.
Discussion Les règles de fond L'
article L. 1232-6 al 1 et 2 du code du travail🏛 prévoit que : « Lorsque l'employeur décide de licencier un salarié, il lui notifie sa décision par lettre recommandée avec avis de réception. Cette lettre comporte l'énoncé du ou des motifs invoqués par l'employeur. »
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L'article L. 1235-2 al 2 du code du travail, dans sa rédaction issue de l'
ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017🏛, ajoute que « La lettre de licenciement, précisée le cas échéant par l'employeur, fixe les limites du litige en ce qui concerne les motifs de licenciement ». A condition de respecter les règles de procédure applicables à chaque cause de licenciement, l'employeur peut invoquer différents motifs de rupture inhérents à la personne du salarié, dès lors qu'ils procèdent de faits distincts. C'est au regard des motifs énoncés par la lettre de rupture que s'apprécie le bien fondé du licenciement.
Ce principe interdit au juge d'en examiner d'autres (Soc. 19/06/1991, n° 89-40.843⚖️ ;
Soc.04/07/2012, n° 11-17.469⚖️ ). Inversement, les juges ont alors l'obligation d'examiner l'ensemble des griefs énoncés dans la lettre de licenciement sans pouvoir opérer de sélection entre eux (
Soc. 14/01/2014, n° 12-12.744⚖️ ;
Soc. 17/03/2021, n° 18-16.225⚖️ ;
Soc. 20/09/2023, n° 19-16.374⚖️ ; Soc. 14/10/2020, n° 1910.266 ). Lorsque le juge écarte un des motifs énoncés, il peut retenir l'autre motif pour déclarer le licenciement justifié (Soc.23/09/2003, n° 01-41.478 ;
Soc.06/07/2004, n°02-41.578⚖️). La lettre de licenciement doit énoncer des faits précis et matériellement vérifiables. En cas de contestation, l'employeur est en droit d'invoquer toutes les circonstances de fait qui permettent de vérifier ce motif (
Soc.16/02/2011, n° 09-72.172⚖️ ).
Les règles de procédure Sur le plan procédural, l'office juridictionnel du juge prud'hommal est défini par les principes directeurs du code de procédure civile : il tranche le litige en appliquant les règles de droit appropriées (
art 12 CPC🏛) et en respectant les principes directeurs du procès (principe dispositif, contradictoire...). En vertu du principe dispositif, il appartient aux parties de déterminer l'objet du litige fixé par leurs prétentions respectives. Le juge est lié et n'est tenu de répondre qu'aux prétentions qui sont formulées (
art 4 et 5 du CPC🏛🏛). Il lui est interdit de fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas dans le débat (
art 7 du CPC🏛). Les
articles 768 et 954 du code de procédure civile🏛🏛 relatifs aux conclusions des parties, qui prévoient que le juge « ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion. », en sont l'illustration. Le juge ne peut se prononcer que sur ce qui est demandé, il n'a pas l'obligation de relever d'office un moyen qui, impliquant l'appréciation de circonstances de fait, n'était pas de pur droit (
Civ 2e 14 /02/1985, n° 83-12.062⚖️ ). Le juge dénature les termes du litige en introduisant un moyen de fait que les parties n'ont pas invoqué. Lorsque le licenciement a été prononcé pour faute grave, la charge de la preuve incombe toujours à l'employeur (
Soc. 9/10/2001, n° 99-42.204⚖️ ). Dans une hypothèse voisine, où le licenciement a été déclaré nul sur le fondement d'un des griefs énoncés par la lettre de licenciement qui portait atteinte à une liberté fondamentale, ayant à combiner les principes directeurs du procès avec les dispositions de l'article L. 1235-2-1 qui prévoit que « la nullité encourue de la rupture ne dispense pas le juge d'examiner l'ensemble des griefs énoncés, pour en tenir compte, le cas échéant, dans l'évaluation qu'il fait de l'indemnité à allouer au salarié.»,
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votre chambre a décidé que le juge ne devait procéder à cet examen que s'il avait été saisi d'une telle demande (
Soc 19/10/2022, n° 21-15.533⚖️). En conclusion, au regard des règles de procédure civiles, l'obligation d'examiner l'ensemble des griefs invoqués dans la lettre de licenciement ne peut s'entendre que si l'employeur en fait la demande et à la condition qu'il s'agisse d'un fait précis, matériellement vérifiable dont il apporte la preuve.
Application au cas présent Au cas présent, la lettre de licenciement après avoir développé différents reproches concluait l'exposé des griefs de la manière suivante : « Depuis que la procédure de licenciement a été enclenchée et que vous êtes en situation de mise à pied conservatoire, je suis par ailleurs informé que vous communiquez des rumeurs mensongères sur l'entreprise auprès des clients, en les appelant un a un pour leur annoncer que vous auriez été licencié et autres inventions, dans l'intention de me nuire. Il s'agit là encore d'une violation de vos obligations à l'égard de l'entreprise. » (cf. prod MA n 6, p. 3 in fine). Dans ses conclusions d'appel, l'employeur, auquel incombe la charge de la preuve, justifiait sa décision de licenciement par l'existence d'une faute grave. Pour démontrer l'existence de cette faute, il invoquait trois griefs sans faire référence aux rumeurs mensongères mentionnées dans la lettre de licenciement. Il ne produisait aucune pièce, ni aucun élément de preuve venant accréditer l'existence de ces rumeurs. Le juge ne peut pas relever d'office un moyen qui implique l'appréciation de circonstances de fait qui ne figurent pas dans les conclusions de celui sur lequel pèse la charge de la preuve et qui ne ressort d'aucune pièce produite dans le cadre de l'instance. A titre subsidiaire, il y a lieu d'observer que le reproche qui n'est pas matériellement vérifiable ne peut être retenu comme un motif de licenciement au sens des
articles L. 1232-6 et L. 1235-2 du code du travail🏛🏛, il n'entre pas dans les limites du litige. Je conclus au rejet du pourvoi.
Avis de rejet
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