Jurisprudence : CE 5 ch., 08-10-2024, n° 493773

CE 5 ch., 08-10-2024, n° 493773

A325159B

Référence

CE 5 ch., 08-10-2024, n° 493773. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/111951619-ce-5-ch-08102024-n-493773
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Abstract

► Pour déterminer si une personne peut être qualifiée de voisin immédiat, lui donnant une possibilité d'agir contre une autorisation d'urbanisme, le juge de l'urbanisme ne peut se fonder sur la seule distance entre les bâtiments concernés.



CONSEIL D'ETAT

Statuant au contentieux

N° 493773⚖️


Séance du 12 septembre 2024

Lecture du 08 octobre 2024

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d'Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 5ème chambre jugeant seule)


Vu la procédure suivante :

M. A B et la Société Agroforestière du Val de Choisille ont demandé au juge des référés du tribunal administratif d'Orléans, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative🏛, de suspendre l'exécution des arrêtés du 17 juin 2022 et du 24 juillet 2023 par lesquels le maire de Cérelles (Indre-et-Loire) a délivré à la société La Roderie un permis de construire et un permis de construire modificatif pour le changement de destination d'une grange en salle de mariage et d'une écurie en gite et pour la modification de la façade sud de la salle de réception, ainsi que de la décision du 9 octobre 2023 rejetant leur recours gracieux. Ils lui ont également demandé d'enjoindre à la commune de Cérelles et à la société La Roderie de communiquer l'étude d'impact sonore préalable et toutes mesures sonores relatives à la salle de réception. Par une ordonnance n° 2401303 du 8 avril 2024, le juge des référés du tribunal administratif a rejeté leur demande.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 24 avril, 10 mai, 10 juin et 2 septembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B et autre demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) statuant en référé, d'ordonner la suspension des décisions contestées ;

3°) de mettre à la charge de la commune de Cérelles, de l'Etat et de la société La Roderie une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code de l'urbanisme ;

- le code de la construction et de l'habitation ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Carole Hentzgen, auditrice,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gaschignard, Loiseau, Massignon, avocat de M. B et de la Société Agroforestière du Val de Choisille et au Cabinet François Pinet, avocat de la commune de Cerelles.

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que, par des arrêtés du 17 juin 2022 et du 24 juillet 2023, le maire de Cerelles (Indre-et-Loire) a délivré à la société La Roderie un permis de construire et un permis de construire modificatif en vue de transformer une grange en lieu de réception destiné à accueillir des évènements festifs, notamment des mariages, et d'autres bâtiments en lieu d'hébergement, ce permis de construire valant autorisation au titre de la réglementation relative aux établissements recevant du public. Sur le fondement de l'article L. 521-1 du code justice administrative, M. B et la Société Agroforestière du Val de Choisille ont demandé au juge des référés du tribunal administratif d'Orléans de suspendre l'exécution de ces deux décisions ainsi que de la décision du 9 octobre 2023 par laquelle le maire de Cerelles a rejeté leur recours gracieux. Par une ordonnance du 8 avril 2024, le juge des référés a rejeté leur demande, en faisant application des dispositions de l'article L. 522-3 du code de justice administrative🏛, au motif que les requérants ne justifiaient pas d'un intérêt leur donnant qualité pour agir contre les décisions litigieuses.

2. Aux termes de l'article L. 600-1-2 du code de l'urbanisme🏛 : " Une personne autre que l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n'est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager que si la construction, l'aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance du bien qu'elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d'une promesse de vente, de bail, ou d'un contrat préliminaire mentionné à l'article L. 261-15 du code de la construction et de l'habitation🏛. " Il résulte de ces dispositions qu'il appartient à tout requérant qui saisit le juge administratif d'un recours pour excès de pouvoir tendant à l'annulation d'un permis de construire, de démolir ou d'aménager, de préciser l'atteinte qu'il invoque pour justifier d'un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d'affecter directement les conditions d'occupation, d'utilisation ou de jouissance de son bien. Il appartient au défendeur, s'il entend contester l'intérêt à agir du requérant, d'apporter tous éléments de nature à établir que les atteintes alléguées sont dépourvues de réalité. Le juge de l'excès de pouvoir apprécie la recevabilité de la requête au vu des éléments ainsi versés au dossier par les parties, en écartant le cas échéant les allégations qu'il jugerait insuffisamment étayées mais sans pour autant exiger de l'auteur du recours qu'il apporte la preuve du caractère certain des atteintes qu'il invoque au soutien de la recevabilité de celui-ci. Eu égard à sa situation particulière, le voisin immédiat justifie, en principe, d'un intérêt à agir lorsqu'il fait état devant le juge, qui statue au vu de l'ensemble des pièces du dossier, d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction.

3. Pour retenir que M. B et la Société Agroforestière du Val de Choisille ne disposaient pas d'un intérêt leur donnant qualité pour agir, l'ordonnance attaquée s'est notamment fondée, d'une part, sur ce que les intéressés n'avaient pas la qualité de voisins immédiats du fait que les bâtiments accueillant respectivement leur domicile et leur siège social étaient situés à près de 400 mètres et séparés par un espace boisé des projets litigieux et, d'autre part, sur ce que les nuisances sonores dont ils faisaient état n'étaient pas établies. Il ressort toutefois des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif que certaines des parcelles appartenant aux requérants sont immédiatement contiguës de parcelles appartenant à la société bénéficiaire du permis de construire et du permis modificatif litigieux et que l'existence d'une cuvette naturelle renforce le vis-à-vis entre les parcelles occupées par M. B et la Société Agroforestière du Val de Choisille et celles qui font l'objet des projets autorisés par les décisions litigieuses, et notamment l'exposition des premières aux nuisances résultant des secondes, en dépit des boisements qui les séparent. En jugeant, au seul regard de la distance entre les bâtiments, que M. B et la Société Agroforestière du Val de Choisille ne justifient pas de leur intérêt pour agir à l'encontre des projets qu'ils contestent, l'ordonnance attaquée a, dès lors, inexactement qualifié les faits de l'espèce. M. B et autre sont, par suite, fondés, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leur pourvoi, à demander l'annulation de cette ordonnance.

4. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au titre de la procédure de référé engagée, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative🏛.

5. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision () ". Ces dispositions ne permettent au justiciable de demander la suspension d'une décision administrative qu'à la condition qu'une telle décision soit encore susceptible d'exécution.

6. Aux termes de l'article L. 600-3 du code de l'urbanisme🏛 : " Un recours dirigé contre une décision de non-opposition à déclaration préalable ou contre un permis de construire, d'aménager ou de démolir ne peut être assorti d'une requête en référé suspension que jusqu'à l'expiration du délai fixé pour la cristallisation des moyens soulevés devant le juge saisi en premier ressort. / La condition d'urgence prévue à l'article L. 521-1 du code de justice administrative est présumée satisfaite. ".

7. Aux termes de l'article R. 431-4 du code de l'urbanisme🏛 : " La demande de permis de construire comprend : / a) Les informations mentionnées aux articles R. 431-5 à R. 431-12 ; / b) Les pièces complémentaires mentionnées aux articles R. 431-13 à R. 431-33-1 ; / c) Les informations prévues aux articles R. 431-34 et R. 431-34-1. / Pour l'application des articles R. 423-19 à R. 423-22, le dossier est réputé complet lorsqu'il comprend les informations mentionnées au a et au b ci-dessus. / Aucune autre information ou pièce ne peut être exigée par l'autorité compétente. " Aux termes de l'article R. 431-16 du même code : " Le dossier joint à la demande de permis de construire comprend en outre, selon les cas : () / k) Dans le cas d'un projet de construction ou extension d'un établissement recevant du public de plus de 100 personnes ou d'un immeuble de grande hauteur à proximité d'une canalisation de transport, dans la zone de dangers définie au premier tiret du b de l'article R. 555-30 du code de l'environnement🏛, l'analyse de compatibilité du projet avec la canalisation du point de vue de la sécurité des personnes prévue à l'article R. 555-31 du même code ; () ". Enfin, aux termes de l'arrêté préfectoral du 26 septembre 2016 instituant des servitudes d'utilité publique prenant en compte la maîtrise des risques autour des canalisations de transport de gaz naturel ou assimilé, d'hydrocarbures et de produits chimiques sur la commune de Cerelles : " La délivrance d'un permis de construire relatif à un établissement recevant du public susceptible de recevoir plus de 100 personnes ou à un immeuble de grande hauteur est subordonnée à la fourniture d'une analyse de compatibilité ayant reçu l'avis favorable du transporteur ou, en cas d'avis défavorable du transporteur, l'avis favorable du préfet rendu au vu de l'expertise mentionnée au III de l'article R.555-31 du code de l'environnement🏛 ".

8. En premier lieu, si la commune de Cérelles soutient, en défense, que la demande des requérants est irrecevable en ce que les permis de construire contestés ont reçu une complète exécution, elle ne justifie pas de l'achèvement des travaux par le pétitionnaire, ni de leur conformité aux prescriptions au titre de la législation des établissements recevant du public. En outre, la circonstance que la salle des fêtes est actuellement exploitée n'est pas de nature à établir la conformité des travaux aux permis délivrés. Il en résulte que les décisions litigieuses ne sauraient être regardées, en l'état de l'instruction, comme complètement exécutées et que, par suite, la présente requête n'est pas privée de son objet.

9. En deuxième lieu, en se prévalant des nuisances sonores que les opérations autorisées par les décisions contestées sont susceptibles de présenter pour eux, et que corrobore le constat effectué par un commissaire de justice faisant état d'applaudissements, de voix et de cris de joie en provenance de la propriété de la Roderie à l'occasion d'une cérémonie accueillie le 24 août 2024 et audibles " très distinctement " depuis le jardin de la maison des requérants, les requérants, qui doivent être regardés, eu égard à ce qui a été dit au point 3, comme voisins immédiats, justifient, dans les circonstances de l'espèce, d'éléments relatifs à la nature, à l'importance ou à la localisation du projet de construction qui doivent les faire regarder comme justifiant d'un intérêt leur donnant qualité pour agir contre les décisions qu'ils contestent.

10. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier que le bâtiment de la Roderie servant de lieu d'accueil pour des cérémonies pouvant accueillir jusqu'à 200 personnes est un établissement recevant du public localisé sur une servitude d'utilité publique liée à la présence d'une canalisation de gaz réglementée par l'arrêté préfectoral du 26 septembre 2016 cité au point 7. Il résulte de cet arrêté, ainsi que des dispositions rappelées au début du point 7, qu'en l'état de l'instruction, le moyen tiré de ce que le pétitionnaire n'a pas produit pour son projet la réalisation d'une analyse de compatibilité ayant reçu l'avis favorable du transporteur de gaz ou du préfet, dès lors que l'omission de cette pièce était susceptible de fausser l'appréciation portée par l'autorité administrative sur la conformité du projet à la réglementation applicable, est de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité des permis de construire litigieux.

11. Dès lors qu'aucun autre moyen soulevé par les requérants n'est de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité des permis de construire litigieux, et l'urgence devant être présumée ainsi qu'il résulte des dispositions citées au point 6, il résulte de ce qui a été dit aux points 8, 9 et 10 que les conditions d'application des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice administrative sont réunies. Par suite, les requérants sont fondés à demander la suspension des décisions qu'ils attaquent, jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur la demande tendant à leur annulation.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune de Cérelles et de la société La Roderie la somme de 1 500 euros chacune à verser à M. B et à la Société Agroforestière du Val de Choisille au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : L'ordonnance du 8 avril 2024 du juge des référés du tribunal administratif d'Orléans est annulée.

Article 2 : L'exécution des décisions du 17 juin 2022, 24 juillet 2023 et 9 octobre 2023 est suspendue jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur la demande tendant à leur annulation.

Article 3 : La commune de Cérelles et la société La Roderie verseront à M. B et à la Société Agroforestière du Val de Choisille une somme de 1 500 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. B, premier requérant dénommé, à la commune de Cérelles et à la société La Roderie.

Copie en sera adressée à la ministre de la transition écologique, de l'énergie, du climat et de la prévention des risques.

Délibéré à l'issue de la séance du 12 septembre 2024 où siégeaient : M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre, présidant ; M. Alain Seban, conseiller d'Etat et Mme Carole Hentzgen, auditrice-rapporteure.

Rendu le 8 octobre 2024.

Le président :

Signé : M. Jean-Philippe Mochon

La rapporteure :

Signé : Mme Carole Hentzgen

La secrétaire :

Signé : Mme Nathalie Pilet

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