Cour de justice des Communautés européennes11 juillet 2002
Affaire n°C-60/00
Mary Carpenter
c/
Secretary of State for the Home Department
ARRÊT DE LA COUR
11 juillet 2002 (1)
"Libre prestation des services - Article 49 CE - Directive 73/148/CEE - Ressortissant d'un État membre établi dans cet État et fournissant des services à des personnes établies dans d'autres États membres - Droit de séjour dans ledit État du conjoint ressortissant d'un pays tiers"
Dans l'affaire C-60/00,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par l'Immigration Appeal Tribunal (Royaume-Uni) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Mary Carpenter
et
Secretary of State for the Home Department,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 49 CE et de la directive 73/148/CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14),
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, Mme N. Colneric, et M. S. von Bahr, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet, M. Wathelet, R. Schintgen et J. N. Cunha Rodrigues (rapporteur), juges,
avocat général: Mme C. Stix-Hackl,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- pour Mme Carpenter, par M. J. Walsh, barrister, mandaté par Mme J. Wyman, solicitor,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme G. Amodeo, en qualité d'agent, assistée de M. D. Wyatt, QC,
- pour la Commission des Communautés européennes, par Mme N. Yerrell, en qualité d'agent,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de Mme Carpenter, représentée par M. J. Walsh, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par Mme R. Magrill, en qualité d'agent, assistée de M. D. Wyatt, ainsi que de la Commission, représentée par Mmes N. Yerrell et H. Michard, en qualité d'agent, à l'audience du 29 mai 2001,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 13 septembre 2001,
rend le présent
Arrêt
1.
Par ordonnance du 16 décembre 1999, parvenue à la Cour le 21 février 2000, l'Immigration Appeal Tribunal a posé, en application de l'article 234 CE, une question préjudicielle sur l'interprétation de l'article 49 CE et de la directive73/148/CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services (JO L 172, p. 14, ci-après la "directive").
2.
Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant Mme Carpenter, ressortissante philippine, au Secretary of State for the Home Department (ci-après le "Secretary of State") au sujet du droit de celle-ci de séjourner au Royaume-Uni.
Le cadre réglementaire
La réglementation communautaire
3.
L'article 49, premier alinéa, CE dispose:
"Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation."
4.
Le premier considérant de la directive énonce ce qui suit:
"considérant que la libre circulation des personnes prévue par le traité et par le titre II des programmes généraux pour la suppression des restrictions à la liberté d'établissement et à la libre prestation de services implique la suppression des restrictions au déplacement et au séjour à l'intérieur de la Communauté des ressortissants des États membres désireux de s'établir sur le territoire de l'un quelconque d'entre eux ou d'y exécuter des services".
5.
L'article 1er, paragraphe 1, de la directive dispose:
"Les États membres suppriment, dans les conditions prévues par la présente directive, les restrictions au déplacement et au séjour:
a) des ressortissants d'un État membre qui sont établis ou veulent s'établir dans un autre État membre afin d'y exercer une activité non salariée ou veulent y effectuer une prestation de services;
b) des ressortissants des États membres désireux de se rendre dans un autre État membre en qualité de destinataires d'une prestation de services;
c) du conjoint et des enfants de moins de 21 ans de ces ressortissants, quelle que soit leur nationalité;
d) des ascendants et descendants de ces ressortissants et de leur conjoint qui sont à leur charge, quelle que soit leur nationalité."
6.
L'article 4, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive, précise:
"Pour les prestataires et les destinataires de services, le droit de séjour correspond à la durée de la prestation."
La législation nationale
7.
Il résulte de l'Immigration Act 1971 (loi de 1971 relative à l'immigration) et des United Kingdom Immigration Rules (House of Commons Paper 395) (règles sur l'immigration adoptées par le Parlement du Royaume-Uni en 1994, ci-après les "Immigration Rules") qu'une personne qui n'est pas citoyen britannique ne peut, en règle générale, entrer ou séjourner au Royaume-Uni que si elle en a obtenu l'autorisation. De telles autorisations sont appelées respectivement "autorisation d'entrer" et "autorisation de séjourner".
8.
L'article 7, paragraphe 1, de l'Immigration Act 1988 (loi de 1988 relative à l'immigration) dispose:
"Une personne ne sollicitera pas l'autorisation d'entrer ou de séjourner au Royaume-Uni conformément à [l'Immigration Act 1971] lorsqu'elle y est habilitée en vertu d'un droit communautaire qu'elle peut invoquer directement ou de toute disposition prise en vertu de l'article 2, paragraphe 2, de l'European Communities Act 1972 [loi de 1972 sur les Communautés européennes]."
9.
Le point 281 des Immigration Rules énumère les conditions exigées pour l'obtention d'une autorisation d'entrer au Royaume-Uni en tant que conjoint d'une personne présente et établie au Royaume-Uni. Il indique, à son premier alinéa, sous vi), que le demandeur doit être en possession d'un certificat valide d'entrée ("entry clearance") à titre de conjoint, émis par le Royaume-Uni. Toutefois, une personne présente au Royaume-Uni, qui dispose d'un droit d'entrée ou de séjour à un autre titre, peut passer dans la catégorie des conjoints si elle satisfait aux exigences du point 284 des Immigration Rules.
10.
Le point 284 des Immigration Rules fixe les conditions exigées pour l'obtention d'une prolongation du droit de séjour au Royaume-Uni en tant que conjoint d'une personne présente et établie au Royaume-Uni. Il prévoit, à son point i), que le demandeur doit bénéficier d'une autorisation de séjourner au Royaume-Uni limitée - laquelle inclurait une autorisation d'entrer - et, à son point iv), que le demandeur ne peut avoir séjourné en violation des lois sur l'immigration.
11.
L'article 3, paragraphe 5, sous a), de l'Immigration Act 1971 fixe les règles générales en matière d'expulsion ("deportation") hors du Royaume-Uni. Il dispose:
"Une personne qui n'est pas un citoyen britannique est passible d'expulsion hors du Royaume-Uni
a) si, ne disposant que d'une autorisation limitée d'entrer ou de séjourner sur le territoire, elle ne respecte pas une condition fixée par l'autorisation ou séjourne au-delà du délai fixé par l'autorisation [...]"
12.
S'agissant, plus particulièrement, de l'expulsion des conjoints de ressortissants britanniques, le Secretary of State a l'obligation, conformément au point 364 des Immigration Rules, de prendre en compte les circonstances particulières de chaque cas avant de décider d'ordonner ou non une expulsion. Toutefois une déclaration de politique générale (DP 3/96) définit les circonstances dans lesquelles le Secretary of State autorisera en principe le séjour de conjoints susceptibles d'être expulsés ou se trouvant en situation de séjour illégal. Le point 5 de cette déclaration énonce, à titre de règle générale, que les expulsions ne doivent normalement pas avoir lieu lorsque la personne concernée a contracté un mariage authentique et durable avec une personne installée au Royaume-Uni et lorsque les conjoints ont vécu ensemble au Royaume-Uni de manière continue depuis le mariage pendant au moins deux ans avant la mise en oeuvre de la procédure d'expulsion. Cette déclaration ajoute qu'il n'est pas raisonnable de s'attendre à ce que la personne installée au Royaume-Uni accompagne son conjoint en cas d'expulsion.
Le litige au principal
13.
Mme Carpenter, de nationalité philippine, a été autorisée, le 18 septembre 1994, à entrer au Royaume-Uni en qualité de visiteur ("visitor") pour une période de six mois. Elle est restée au Royaume-Uni après la fin de cette période et a omis de solliciter une prolongation de son autorisation de séjourner. Le 22 mai 1996, elle a épousé M. Peter Carpenter, un ressortissant britannique.
14.
Il ressort de l'ordonnance de renvoi que M. Carpenter dirige une entreprise qui vend des espaces publicitaires dans des revues médicales et scientifiques et qui offre aux éditeurs de ces revues divers services en matière d'administration et de publication. Cette entreprise est établie au Royaume-Uni, où sont également établis les éditeurs des revues dans lesquelles elle vend des espaces publicitaires. Elle réalise une part significative de son activité avec des annonceurs établis dans d'autres États membres de la Communauté européenne. M. Carpenter se déplace dans d'autres États membres pour les besoins de son entreprise.
15.
Le 15 juillet 1996, Mme Carpenter a demandé au Secretary of State l'autorisation de séjourner au Royaume-Uni en tant que conjoint d'un ressortissant de cet État membre. Cette demande a été rejetée par décision du Secretary of State du 21 juillet 1997.
16.
Le Secretary of State a, en outre, pris une décision d'expulsion de Mme Carpenter vers les Philippines. Cette décision prévoit la possibilité pour Mme Carpenter de quitter volontairement le Royaume-Uni. À défaut, le Secretary of State signera un ordre d'expulsion dont Mme Carpenter devra obtenir la révocation avant de pouvoir demander l'autorisation d'entrer au Royaume-Uni en tant qu'épouse d'un ressortissant britannique.
17.
Mme Carpenter a formé un recours contre la décision d'expulsion devant l'Immigration Adjudicator (Royaume-Uni), en faisant valoir que le Secretary of State n'avait pas le pouvoir de l'expulser parce qu'elle bénéficiait d'un droit de séjour au Royaume-Uni en vertu du droit communautaire. Elle a soutenu, en effet, que, son mari devant, pour les besoins de son entreprise, circuler dans d'autres États membres pour fournir et recevoir des services, il pouvait le faire plus facilement depuis qu'elle s'occupait des enfants de celui-ci, nés d'une première union, de sorte que son expulsion restreindrait le droit de son mari à effectuer et recevoir des prestations de services.
18.
L'Immigration Adjudicator a reconnu que le mariage de Mme Carpenter était authentique et qu'elle jouait un rôle important dans l'éducation de ses beaux-enfants. Il a également admis qu'elle pouvait être indirectement responsable du succès croissant de l'entreprise de son mari et que celui-ci était un prestataire de services au sens du droit communautaire. Selon l'Immigration Adjudicator, M. Carpenter a le droit de se rendre dans d'autres États membres en vue d'y prester des services et d'être accompagné, à cette fin, par son épouse. Toutefois, il ne saurait être considéré comme exerçant une quelconque liberté de circulation au sens du droit communautaire lorsqu'il réside au Royaume-Uni. L'Immigration Adjudicator a ainsi rejeté le recours de Mme Carpenter par décision du 10 juin 1998.
19.
Saisi sur appel de Mme Carpenter, l'Immigration Appeal Tribunal considère que la question de droit communautaire soulevée devant lui porte sur le point de savoir s'il est contraire au droit communautaire, en particulier à l'article 49 CE et/ou à la directive, que le Secretary of State refuse d'accorder un droit de séjour à Mme Carpenter et décide de l'expulser, alors que, d'une part, M. Carpenter exerce son droit à la libre prestation des services dans d'autres États membres et que, d'autre part, la garde des enfants et les travaux ménagers effectués par Mme Carpenter peuvent indirectement assister et aider M. Carpenter dans l'exercice des droits qu'il tire de l'article 49 CE, en lui fournissant une assistance économique qui lui permet de consacrer plus de temps à son entreprise.
20.
Estimant que la solution du litige ainsi constitué nécessitait une interprétation du droit communautaire, l'Immigration Appeal Tribunal a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Dans une situation où:
a) un ressortissant d'un État membre, qui est établi dans cet État membre et qui preste des services en faveur de personnes dans d'autres États membres,
b) a un conjoint qui n'est pas ressortissant d'un État membre,
le conjoint qui n'est pas ressortissant d'un État membre peut-il se fonder sur
i) l'article 49 CE et/ou
ii) la directive 73/148/CEE du Conseil, du 21 mai 1973, relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation des services,
pour donner au conjoint qui n'est pas ressortissant le droit de séjourner avec son conjoint dans l'État membre d'origine de celui-ci?
La réponse à la question faisant l'objet du renvoi est-elle différente si le conjoint qui n'est pas ressortissant d'un État membre aide indirectement le ressortissant d'un État membre à effectuer une prestation de services dans d'autres États membres, en assumant la garde d'enfants?"
Sur la question préjudicielle
Observations soumises à la Cour
21.
Mme Carpenter admet qu'elle ne dispose à elle seule d'aucun droit de séjour dans quelque État membre que ce soit, mais fait valoir que ses droits dérivent de ceux dont jouit M. Carpenter pour effectuer des prestations de services et se déplacer au sein de l'Union européenne. Son mari aurait le droit d'exercer son activité dans tout le marché intérieur sans que des restrictions illégales lui soient imposées. L'expulsion de Mme Carpenter imposerait à M. Carpenter d'aller vivre avec elle aux Philippines ou séparerait les membres de la cellule familiale s'il restait au Royaume-Uni. Dans les deux cas, l'activité professionnelle de M. Carpenter en serait affectée. Par ailleurs, il ne pourrait être soutenu que la restriction à la libre prestation des services qui serait imposée à M. Carpenter si son épouse était expulsée serait purement interne, puisqu'il fournit des services dans tout le marché intérieur.