Cour de justice des Communautés européennes18 juin 2002
Affaire n°C-299/99
Koninklijke Philips Electronics NV
c/
Remington Consumer Products Ltd
ARRÊT DE LA COUR
18 juin 2002 (1)
"Rapprochement des législations - Marques - Directive 89/104/CEE - Articles 3, paragraphes 1 et 3, 5, paragraphe 1, et 6, paragraphe 1, sous b) - Signes susceptibles de constituer une marque - Signes constitués exclusivement par la forme du produit"
Dans l'affaire C-299/99,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Koninklijke Philips Electronics NV
et
Remington Consumer Products Ltd,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 3, paragraphes 1 et 3, 5, paragraphe 1, et 6, paragraphe 1, sous b), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1),
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, M. P. Jann, Mmes F. Macken (rapporteur) et N. Colneric, et M. S. von Bahr, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, D. A. O. Edward, A. La Pergola, J.-P. Puissochet, J. N. Cunha Rodrigues et C. W. A. Timmermans, juges,
avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,
greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, chef de division,
considérant les observations écrites présentées:
- pour Koninklijke Philips Electronics NV, par MM. H. Carr et D. Anderson, QC, ainsi que par M. W. A. Hoyng, professeur, mandatés initialement par Eversheds Solicitors, puis par Allen & Overy, solicitors,
- pour Remington Consumer Products Ltd, par Lochners Technology Solicitors, solicitors,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme R. Magrill, en qualité d'agent, assistée de Mme S. Moore, barrister,
- pour le gouvernement français, par Mmes K. Rispal-Bellanger et A. Maitrepierre, en qualité d'agents,
- pour la Commission des Communautés européennes, par Mme K. Banks, en qualité d'agent,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de Koninklijke Philips Electronics NV, représentée par MM. H. Carr et W. A. Hoyng, de Remington Consumer Products Ltd, représentée par MM. S. Thorley et R. Wyand, QC, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par Mme R. Magrill, assistée de M. D. Alexander, barrister, et de la Commission, représentée par Mme K. Banks, à l'audience du 29 novembre 2000,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 23 janvier 2001,
rend le présent
Arrêt
1.
Par ordonnance du 5 mai 1999, parvenue à la Cour le 9 août suivant, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) a posé, en vertu de l'article 234 CE, sept questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 3, paragraphes 1 et 3, 5, paragraphe 1, et 6, paragraphe 1, sous b), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1, ci-après la "directive").
2.
Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Koninklijke Philips Electronics NV (ci-après "Philips") à la société Remington Consumer Products Ltd (ci-après "Remington") au sujet d'une action en contrefaçon d'une marque que Philips avait fait enregistrer, en vertu de l'usage, en application de la Trade Marks Act 1938 (loi sur les marques de 1938).
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3.
La directive a pour objet, selon son premier considérant, de rapprocher les législations des États membres sur les marques, afin de supprimer les disparités existantes susceptibles d'entraver la libre circulation des produits ainsi que la libre prestation des services et de fausser les conditions de concurrence dans le marché commun.
4.
Toutefois, ainsi qu'il ressort du troisième considérant de la directive, celle-ci ne vise pas au rapprochement total des législations des États membres en matière de marques.
5.
L'article 2 de la directive, intitulé "Signes susceptibles de constituer une marque", dispose:
"Peuvent constituer des marques tous les signes susceptibles d'une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises."
6.
L'article 3 de la directive, qui énumère les motifs de refus ou de nullité de l'enregistrement, prévoit:
"1. Sont refusés à l'enregistrement ou susceptibles d'être déclarés nuls s'ils sont enregistrés:
a) les signes qui ne peuvent constituer une marque;
b) les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif;
c) les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d'indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l'époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d'autres caractéristiques de ceux-ci;
d) les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d'indications devenus usuels dans le langage courant ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce;
e) les signes constitués exclusivement:
- par la forme imposée par la nature même du produit,
- par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique,
- par la forme qui donne une valeur substantielle au produit;
[...]
3. Une marque n'est pas refusée à l'enregistrement ou, si elle est enregistrée, n'est pas susceptible d'être déclarée nulle en application du paragraphe 1 points b), c) ou d) si, avant la date de la demande d'enregistrement et après l'usage qui en a été fait, elle a acquis un caractère distinctif. En outre, les États membres peuvent prévoir que la présente disposition s'applique également lorsque le caractère distinctif a été acquis après la demande d'enregistrement ou après l'enregistrement.
[...]"
7.
L'article 5, paragraphe 1, qui concerne les droits conférés par la marque, énonce:
"La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l'absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:
a) d'un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;
b) d'un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l'identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l'esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d'association entre le signe et la marque".
8.
L'article 6 de la directive, intitulé "Limitation des effets de la marque", est libellé comme suit:
"1. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire à un tiers l'usage, dans la vie des affaires,
a) de son nom et de son adresse;
b) d'indications relatives à l'espèce, à la qualité, à la quantité, à la destination, à la valeur, à la provenance géographique, à l'époque de la production du produit ou de la prestation du service ou à d'autres caractéristiques de ceux-ci;
c) de la marque lorsqu'elle est nécessaire pour indiquer la destination d'un produit ou d'un service, notamment en tant qu'accessoires ou pièces détachées,
pour autant que cet usage soit fait conformément aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale.
[...]"
La réglementation nationale
9.
L'enregistrement des marques au Royaume-Uni était régi par la Trade Marks Act 1938. Cette loi a été abrogée et remplacée par la Trade Marks Act 1994 (loi sur les marques de 1994), qui met en oeuvre la directive et qui comporte certaines dispositions nouvelles relatives aux marques enregistrées.
10.
Les marques enregistrées au titre de la Trade Marks Act 1938 peuvent, en vertu de l'annexe 3 de la Trade Marks Act 1994, être considérées comme produisant des effets identiques à ceux qu'elles auraient si elles avaient été enregistrées au titre de celle-ci.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
11.
En 1966, Philips a créé un nouveau type de rasoir électrique doté de trois têtes rotatives. En 1985, elle a déposé une marque consistant dans la représentation graphique de la forme et de la configuration de la face supérieure d'un tel rasoir, composée de trois têtes circulaires à lames rotatives, disposées dans un triangleéquilatéral. Cette marque a été enregistrée, en vertu de l'usage, en application de la Trade Marks Act 1938.
12.
Remington, une société concurrente, a commencé à fabriquer et à commercialiser au Royaume-Uni, en 1995, le rasoir DT 55, doté de trois têtes rotatives formant un triangle équilatéral, selon une configuration semblable à celle utilisée par Philips.
13.
Cette dernière a donc introduit une action en contrefaçon de sa marque à l'encontre de Remington. Par demande reconventionnelle, celle-ci a sollicité l'annulation de la marque enregistrée par Philips.
14.
La High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division (Patents Court) (Royaume-Uni), a fait droit à la demande reconventionnelle et a ordonné l'annulation de l'enregistrement de la marque de Philips au motif que le signe dont se prévalait cette dernière était impropre à distinguer le produit concerné de ceux d'autres entreprises et était dépourvu de caractère distinctif. Selon ladite juridiction, la marque litigieuse consistait exclusivement en un signe servant dans le commerce à indiquer la destination du produit ainsi qu'en une forme nécessaire à l'obtention d'un résultat technique et donnant une valeur substantielle au produit. Elle ajoutait que, même si la marque avait été valide, il n'y aurait pas eu de contrefaçon.
15.
Philips a interjeté appel devant la Court of Appeal contre cette décision de la High Court.
16.
Les parties ayant soulevé des questions relatives à l'interprétation de la directive, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Existe-t-il une catégorie de marques dont l'enregistrement n'est pas exclu par l'article 3, paragraphes 1, sous b) à d), et 3, de la directive 89/104/CEE du Conseil [...] et dont l'enregistrement est, néanmoins, exclu par l'article 3, paragraphe 1, sous a), de la directive (parce que ces marques ne sont pas propres à distinguer les produits du titulaire de la marque de ceux d'autres entreprises)?
2) La forme (ou une partie de la forme) d'un produit (à savoir le produit en considération duquel le signe est enregistré) n'est-elle propre à distinguer ce produit aux fins de l'article 2 que si elle comporte quelque addition arbitraire (consistant en une décoration sans but fonctionnel)?
3) Quand un opérateur est le seul à offrir sur le marché des produits particuliers, l'usage fréquent d'un signe consistant dans la forme (ou dans une partie de la forme) de ces produits et n'incluant aucune addition arbitraire suffit-il à conférer au signe un caractère distinctif aux fins de l'article 3, paragraphe 3, dans des circonstances où, à la suitede cet usage, une proportion substantielle des commerçants et du public concernés
a) associent cette forme avec cet opérateur, à l'exclusion de toute autre entreprise;
b) croient, en l'absence de mention contraire, que les produits ayant cette forme proviennent de cet opérateur?
4) a) Peut-on écarter la restriction contenue dans les termes 'constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique, figurant à l'article 3, paragraphe 1, sous e), deuxième tiret, en démontrant qu'il existe d'autres formes permettant d'obtenir le même résultat technique ou
b) la forme est-elle insusceptible d'enregistrement en vertu de cette disposition, s'il est démontré que les caractéristiques essentielles de cette forme sont attribuables uniquement au résultat technique ou
c) existe-t-il un autre critère - et, si oui, lequel - approprié pour déterminer si la restriction s'applique?
5) L'article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive s'applique aux 'marques qui sont composées exclusivement de signes ou d'indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l'espèce, la qualité, la quantité, la destination ... du produit ou du service. L'article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive s'applique à l'usage par un tiers d''indications relatives à l'espèce, à la qualité, à la quantité, à la destination ... du produit ou du service. Le terme 'exclusivement apparaît donc à l'article 3, paragraphe 1, sous c), et est omis à l'article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive. Si l'on interprète adéquatement la directive, cette omission signifie-t-elle que, même si une marque consistant dans la forme de produits est valablement enregistrée, il n'y a pas de contrefaçon, en vertu de l'article 6, paragraphe 1, sous b), dans des circonstances
a) où l'usage de la forme des produits qui est dénoncé est et serait considéré comme une indication relative à l'espèce à laquelle appartiennent les produits concernés ou à leur destination et
b) où, en l'absence de mention contraire, une proportion substantielle des commerçants et du public concernés croit que les produits ayant cette forme proviennent du titulaire de la marque?
6) Le droit exclusif conféré par l'article 5, paragraphe 1, va-t-il jusqu'à permettre au titulaire d'empêcher des tiers d'user de signes identiques ou similaires dans des circonstances où cet usage n'est pas de nature à désigner la provenance ou se borne-t-il à empêcher un usage désignant, en tout ou en partie, la provenance du produit?
7) L'usage, présumé constituer une contrefaçon, de la forme d'un produit, qui est considérée et serait considérée comme une indication désignant l'espèce à laquelle il appartient ou sa destination, est-il, néanmoins, de nature à en indiquer la provenance si une proportion substantielle des commerçants et du public concernés croit que, en l'absence de mention contraire, les produits ayant la forme dénoncée proviennent du titulaire de la marque?"