Cour européenne des droits de l'homme26 avril 1979
Requête n°6538/74
Sunday Times
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire Sunday Times,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. BALLADORE PALLIERI, président,
G. WIARDA,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
P. O'DONOGHUE,
Mme H. PEDERSEN,
MM. Thór VILHJÁLMSSON,
R. RYSSDAL,
W. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Sir Gerald FITZMAURICE,
Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM. D. EVRIGENIS,
P.-H. TEITGEN,
G. LAGERGREN,
L. LIESCH,
F. GÖLCÜKLÜ,
F. MATSCHER,
J. PINHEIRO FARINHA,
E. GARCÍA DE ENTERRÍA,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil du 30 novembre au 2 décembre 1978 et du 27 au 29 mars 1979,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire Sunday Times a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"). A son origine se trouve une requête dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et que l'éditeur (Times Newspapers Limited), le rédacteur en chef (M. Harold Evans) et un groupe de journalistes de l'hebdomadaire britannique The Sunday Times avaient introduite devant la Commission le 19 janvier 1974 en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention").
2. La demande de la Commission, qui s'accompagnait du rapport prévu à l'article 31 (art. 31) de la Convention, a été déposée au greffe de la Cour le 15 juillet 1977, dans le délai de trois mois fixé par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoyait aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) de la Convention et à la déclaration par laquelle le Royaume-Uni a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l'Etat défendeur, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes de l'article 10 (art. 10) de la Convention, lu isolément ou combiné avec l'article 14 (art. 14+10) ou l'article 18 (art. 18+10).
3. La Chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Gerald Fitzmaurice, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 28 juillet 1977, en présence du greffier, le président de la Cour a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. H. Mosler, M. Zekia, P. O'Donoghue, R. Ryssdal et J. Pinheiro Farinha (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement).
4. Le président de la Chambre a recueilli, par l'intermédiaire du greffier, l'opinion de l'agent du gouvernement du Royaume-Uni ("le Gouvernement"), de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du 15 septembre 1977, il a décidé que l'agent déposerait un mémoire avant le 7 décembre 1977 et que les délégués auraient la faculté d'y répondre par écrit dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle le greffier le leur aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 8 décembre 1977. Le 10 février 1978, les délégués ont transmis à la Cour un mémoire qui leur avait été présenté au nom des requérants; ils ont indiqué qu'ils n'entendaient pas, à ce stade, exposer leur propre avis ni commenter le mémoire des requérants, mais se réservaient de le faire à l'audience.
5. Après avoir consulté, par l'intermédiaire du greffier adjoint, l'agent du Gouvernement et les délégués de la Commission, le président a, par une ordonnance du 16 mars 1978, fixé au 24 avril 1978 la date d'ouverture de la procédure orale. Par une ordonnance du 20 mars 1978, il a autorisé l'agent à déposer avant le 7 avril 1978 un mémoire complémentaire que le greffe a reçu le 6 avril.
Le 13 avril, le secrétaire de la Commission a transmis à la Cour une lettre que lui avaient adressée le 10 avril les requérants, ainsi que certains documents joints à cette lettre.
6. Les débats se sont déroulés en public les 24 et 25 avril 1978 à Strasbourg, au Palais des Droits de l'Homme.
Ont comparu devant la Cour:
- pour le Gouvernement:
- M. D. ANDERSON, jurisconsulte, ministère des affaires étrangères et du Commonwealth,
agent,
- M. P. ARCHER, M.P., Q.C., Solicitor-General,
- M. N. BRATZA, avocat,
conseils,
- M. R. RICKS, Treasury Solicitor's Department,
- M. M. SAUNDERS, Law Officers' Department,
conseillers;
- pour la Commission:
- M. J. FAWCETT,
délégué principal,
- M. J. CUSTERS,
- M. J. FROWEIN,
délégués,
- M. A. LESTER, Q.C.,
- M. A. WHITAKER, Legal Manager, Times Newspapers, Ltd, assistant les délégués en vertu de l'article 29 par. 1, deuxième phrase, du règlement de la Cour.
La Cour a ouï en leurs déclarations et conclusions M. Archer pour le Gouvernement et, pour la Commission, MM. Fawcett, Frowein et Lester ainsi que ce dernier en ses réponses aux questions de certains juges. Pendant l'audience, la Commission a produit devant la Cour d'autres documents qu'elle avait reçus des requérants.
7. La Chambre a délibéré en chambre du conseil du 25 au 27 avril.
Réunie à huis clos le 27 octobre 1978 à Strasbourg, elle a décidé, en vertu de l'article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière, par le motif "que l'affaire soulev(ait) des questions graves qui touch(aient) à l'interprétation de la Convention (...)".
Ayant obtenu, par l'intermédiaire du greffier, l'accord de l'agent du Gouvernement et l'avis concordant des délégués de la Commission, la Cour a décidé le 30 novembre que la procédure se poursuivrait sans de nouvelles audiences (article 26 du règlement).
FAITS
Historique
8. De 1958 à 1961, la Distillers Company (Biochemicals) Limited ("la Distillers") fabriqua et commercialisa sous licence au Royaume-Uni des médicaments comprenant de la "thalidomide", substance mise au point en République fédérale d'Allemagne. Ils étaient prescrits comme sédatifs, notamment pour les femmes enceintes. En 1961, des femmes qui en avaient absorbé pendant leur grossesse donnèrent le jour à des enfants atteints de malformations graves; au bout du compte on enregistra quelque 450 naissances de ce genre. En novembre de la même année, la Distillers retira du marché britannique tous les médicaments qui renfermaient de la thalidomide.
9. Entre 1962 et 1966, les parents de soixante-dix enfants mal formés assignèrent la Distillers en justice au nom de ceux-ci comme pour leur propre compte. Ils attribuaient les malformations à l'effet sur le foetus de la thalidomide administrée à la mère en cours de grossesse, alléguaient que la Distillers avait témoigné de négligence en produisant, fabriquant et commercialisant les médicaments et exigeaient des dommages-intérêts. La Distillers se défendit de s'être montrée négligente et contesta le fondement juridique des demandes. Un certain nombre d'actions furent aussi intentées au sujet de personnes souffrant de névrite périphérique à cause, affirmait-on, de l'emploi des médicaments.
Soixante-cinq des soixante-dix actions de parents furent réglées à l'amiable en 1968 à l'issue de négociations entre les conseils juridiques des parties. Soixante-deux d'entre elles concernant des enfants en vie, leur règlement avait besoin d'une homologation judiciaire; elle fut accordée. D'après l'arrangement chaque plaignant toucherait de la Distillers, à condition de retirer l'accusation de négligence, 40% de la somme qu'il aurait perçue s'il avait entièrement obtenu gain de cause. En 1969 se déroulèrent devant la High Court des procédures complémentaires portant sur le montant de la réparation dans les cas réglés de la sorte. Pour finir, la Distillers versa environ un million de livres pour cinquante-huit cas; deux furent résolus d'une autre manière et les deux derniers se négociaient encore en juillet 1973.
10. L'arrangement de 1968 n'englobait pas cinq des soixante-dix actions initiales car les instances y relatives n'avaient pas été engagées dans le délai de trois ans fixé par la loi anglaise. Le tribunal autorisa par la suite les plaignants, à leur requête (ex parte), à présenter l'acte introductif hors délai tant dans ces cinq cas que pour deux cent soixante et une réclamations de parents ou tuteurs d'autres enfants mal formés. Cent vingt-trois demandes de plus avaient été adressées par lettre à la Distillers, mais les parties s'entendirent pour se passer de procès. Ainsi, trois cent quatre-vingt-neuf demandes contre la Distillers se trouvaient pendantes en 1971. Aucune initiative nouvelle ne fut prise dans les actions dûment introduites, sauf le dépôt du résumé des griefs dans un cas et de conclusions de la défense en 1969. La Distillers avait annoncé en février 1968 qu'elle libérerait une somme considérable au profit des trois cent quatre-vingt-neuf plaignants qui restaient et des deux côtés on désirait arriver à un règlement extrajudiciaire: l'affaire soulevait des questions juridiques très délicates en droit anglais; si l'une quelconque des actions avait atteint le stade des plaidoiries son examen eût incombé à un juge professionnel siégant sans jury.
En 1971, des négociations s'ouvrirent sur une proposition de la Distillers visant à établir un fonds de secours en faveur de tous les enfants infirmes non couverts par l'arrangement de 1968. Elle était subordonnée à l'acceptation de l'ensemble des parents; or cinq refusèrent, l'un au moins parce que les paiements auraient dépendu des besoins. En avril 1972, la Court of Appeal repoussa une requête émanant des parents qui auraient accepté et tendant à substituer à ces cinq personnes l'Official Solicitor en qualité de curateur ad litem (next friend). Lors de négociations ultérieures on remplaça la condition primitive par l'exigence du consentement d'une "large majorité" des parents. En septembre 1972, on avait élaboré un accord créant un fonds de 3.250.000 £; on comptait le soumettre à homologation judiciaire en octobre.
11. Depuis 1967, des articles sur les enfants victimes de malformations paraissaient régulièrement dans le Sunday Times qui en 1968 avait hasardé quelques critiques sur le règlement adopté cette année-là. De leur côté, d'autres journaux et la télévision avaient consacré des commentaires au sort de ces enfants. En particulier, le Daily Mail publia en décembre 1971 un article qui déclencha des plaintes de parents alléguant qu'il risquait de nuire aux négociations en cours; l'Attorney-General mit ce quotidien en garde par une lettre officielle le menaçant de sanctions pour contempt of court (littéralement "mépris de la cour"), mais il n'y eut pas de poursuites. Le 24 septembre 1972 figura dans le Sunday Times un article intitulé "Our Thalidomide Children: A Cause for National Shame" (Nos enfants victimes de la thalidomide: une honte pour le pays); il examinait les propositions d'arrangement alors à l'étude, les estimait "dérisoires en comparaison du préjudice subi", critiquait différents aspects du droit anglais sur l'octroi et le calcul des indemnités pour dommage corporel, déplorait le délai écoulé depuis les naissances et invitait la Distillers à présenter une offre plus généreuse. Il renfermait le passage suivant:
"(...) les enfants de la thalidomide font honte à la Distillers. (...) S'en tenir à la lettre de la loi est parfois aussi critiquable qu'empiéter sur les droits d'autrui. Le chiffre retenu par le projet de règlement s'élève à 3,25 millions de livres, répartis sur dix ans. Il n'a rien de mirobolant si on le rapproche des bénéfices avant impôt de l'an dernier, soit 64,8 millions, et de la valeur comptable nette de la société, 421 millions. Sans nullement se reconnaître coupable de négligence, la Distillers pourrait et devrait réfléchir à nouveau."
Une note en bas de page annonçait qu'"un autre article du Sunday Times retracera(it) l'historique de la tragédie". Le 17 novembre 1972, la Divisional Court de la Queen's Bench Division rendit, à la demande de l'Attorney-General, une ordonnance interdisant de publier ce nouvel article, au motif qu'il constituerait un contempt of court (pour un résumé du projet d'article et des précisions sur la procédure engagée pour contempt, voir les paragraphes 17 à 35 ci-dessous).
12. Si l'article envisagé ne parut donc pas, le Sunday Times diffusa tout au long du mois d'octobre des informations sur les "enfants de la thalidomide" et le droit de la réparation des dommages corporels. Public, presse et télévision réagirent aussi intensément. Quelques émissions de radio et de télévision furent annulées après des avertissements officiels relatifs au contempt, mais seule donna lieu à des poursuites une émission télévisée du 8 octobre 1972 concernant le sort des enfants. D'après l'Attorney-General, elle cherchait à inciter la Distillers, par des pressions, à payer davantage. Le 24 novembre 1972, la Divisional Court conclut à l'absence de contempt: on n'avait pas établi que la société de télévision eût voulu peser sur les instances en cours et dans les circonstances de la cause une diffusion unique de l'émission ne créait pas "un risque grave" d'ingérence dans le fonctionnement de la justice (Attorney-General v. London Weekend Television Ltd). Le tribunal distingua l'affaire de celle du projet d'article du Sunday Times: dans la seconde, le rédacteur en chef n'avait pas caché qu'il s'efforçait de pousser la Distillers à de plus amples versements.
13. A la Chambre des Communes, le Speaker avait plusieurs fois refusé d'autoriser un débat ou des questions sur les problèmes soulevés par le drame de la thalidomide. Le 29 novembre 1972, la Chambre en discuta cependant longuement; elle se trouvait saisie d'une motion qui, entre autres, invitait la Distillers à assumer ses responsabilités morales et préconisait des mesures législatives immédiates pour établir un fonds en faveur des enfants mal formés. Peu auparavant, la Distillers avait porté de 3.250.000 à 5.000.000 £ la dotation du fonds envisagé par elle. Le débat fut en grande partie consacré au point de savoir si des mesures législatives immédiates soustrairaient ou non aux pressions la Distillers et/ou les parents, ainsi qu'à un examen tant des prestations sociales aux enfants et aux handicapés en général que des systèmes officiels de contrôle des médicament nouveaux. On rendit hommage à la campagne du Sunday Times et on adressa diverses critiques à la loi et aux juristes. On ne parla pas de la responsabilité juridique - et non morale - de la Distillers, mais on signala des faits, décrits comme les prodromes du danger, auxquels on n'avait guère prêté attention et le défaut de recours général à des tests sur les foetus lors du lancement de la thalidomide sur le marché. Des indications semblables figuraient dans le projet d'article du Sunday Times. A l'issue de la discussion, la Chambre, "préoccupée par le sort des 'enfants de la thalidomide' et par le retard mis à parvenir à un règlement", se félicita des initiatives prises par le Gouvernement pour améliorer l'aide aux handicapés et salua son engagement de se pencher sur les cas de détresse particulière et d'"étudier, dès que les affaires ne ser(aient) plus entre les mains de la justice, la nécessisté d'instituer un fonds de secours pour les enfants de la thalidomide".