Jurisprudence : CEDH, 19-03-2002, Req. 49622/99, GOUBERT ET LABBE

CEDH, 19-03-2002, Req. 49622/99, GOUBERT ET LABBE

A2799AYC

Référence

CEDH, 19-03-2002, Req. 49622/99, GOUBERT ET LABBE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1086402-cedh-19032002-req-4962299-goubert-et-labbe
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Cour européenne des droits de l'homme

19 mars 2002

Requête n°49622/99

GOUBERT ET LABBE



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE GOUBERT ET LABBE c. FRANCE


(Requête n  49622/99)

ARRÊT

STRASBOURG

19 mars 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Goubert & Labbe c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. A.B. Baka, président,

J.-P. Costa,

Gaukur Jörundsson,

K. Jungwiert,

V. Butkevych,

Mme W. Thomassen,

M. M. Ugrekhelidze, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2002,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :


PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (nos 49622/99) dirigées contre la République française et dont quatre ressortissants de cet Etat, M. Lucien Goubert et Mme Jocelyne Goubert (" les premiers requérants "), et M. Denis Labbé et Mme Lisette Labbé (" les seconds requérants "), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 17 septembre 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Me Serges Deygas, avocat au barreau de Lyon. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, Directeur des Affaires juridiques au Ministère des Affaires étrangères.

3. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11). La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

4. Le 9 janvier 2001, se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, la Cour a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.

5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).


EN FAIT

7. Les requérants, sont deux couples propriétaires chacun d'une habitation située sur le territoire de la commune de Castagniers (France). En septembre 1993, ils furent victime d'importantes inondations provoquant la chute de blocs rocheux sur leurs maisons.

Par un arrêté du 24 septembre 1993, le maire de la commune ordonna l'évacuation immédiate, jusqu'au 8 octobre 1993, de plusieurs maisons, parmi lesquelles celles des requérants. Un nouvel arrêté du 7 octobre 1993 précisa que les familles concernées n'étaient pas autorisées à regagner leur domicile et que cela ne serait possible que sur décision expresse du maire. Diverses expertises eurent lieu, concluant à l'existence de risque très importants d'éboulements dans l'avenir et à l'insécurité du site.

8. Les premiers et seconds requérants saisirent chacun les juridictions administratives ; leurs requêtes ne furent pas jointes, mais les dates ci-dessous valent pour les deux procédures.

9. Le 23 janvier 1995, les requérants saisirent le tribunal administratif de Nice d'un recours en indemnisation dirigé contre l'Etat, qu'ils estimaient fautif de leur avoir accordé des permis de construire dans une zone à risques.

Parallèlement, ils saisirent le président dudit tribunal d'une demande de référé provision pour obtenir partiellement l'indemnisation de leur préjudice. Par une ordonnance du 23 juin 1995, le président du tribunal administratif de Nice fit droit à cette demande. Cette ordonnance ne fut pas contestée par l'Etat ; il paya la somme fixée.

Le 12 août 1996, les requérants introduisirent une seconde requête en référé provision devant la même juridiction. Par une ordonnance du 23 septembre 1996, le juge des référés rejeta cette demande au motif qu'elle était susceptible d'une contestation sérieuse relevant de l'appréciation des juges du fond. Sur appel des requérants, cette ordonnance fut confirmée par la cour d'appel de Marseille par un arrêt du 20 novembre 1997.

10. Par deux jugements du 8 octobre 1999, le tribunal administratif de Nice rejeta les recours en indemnisation des requérants.

11. Le 22 novembre 1999, les requérants interjetèrent appel de ces jugements devant la cour administrative d'appel de Marseille. Les causes sont pendantes devant cette juridiction.


EN DROIT


I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

12. Les requérants se plaignent de la durée de la procédure. Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) "

13. La Cour relève que la période à considérer en l'espèce sous l'angle du " délai raisonnable " de l'article 6 § 1 débute le 23 janvier 1995 avec la saisine du tribunal administratif de Nice (cela n'est pas controversé). Pendante devant la cour administrative d'appel de Marseille, elle a donc duré à ce jour plus de sept ans.


A. Recevabilité

14. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour constate par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.


B. Sur le fond

15. Selon le Gouvernement, " les procédures engagées par les [requérants] présentaient manifestement une certaine complexité, avérée par la nécessité de recourir à des expertises destinées notamment à évaluer les risques d'éboulement de blocs rocheux sur les maisons des requérants ".

Le Gouvernement souligne que la durée des procédures devant le tribunal administratif " trouve notamment son origine dans le retard pris par les parties (...) à produire leurs observations ". S'agissant de la procédure engagée par les premiers requérants, il reconnaît que le Préfet des Alpes-Maritimes n'a transmis son mémoire que le 24 octobre 1997, soit deux ans et neuf mois après le début de l'instance, mais ajoute que les requérants n'ont quant à eux communiqué leur réponse que le 9 septembre 1998, soit près de onze mois plus tard. S'agissant de la procédure engagée par les seconds requérants devant cette même juridiction, le Gouvernement admet que le Préfet " a produit ses observations avec retard ", le 24 octobre 1997, soit deux ans et neuf mois après l'introduction de l'instance, et seulement après avoir été mis en demeure de le faire (le 20 mai 1997) ; il souligne cependant que les requérants ont quant à eux produit quatre mémoires (les 8 juillet 1996, 15 juillet 1997, 9 septembre 1998 et 8 juillet 1999). Dans les deux procédures, le tribunal aurait par contre " fait état de la plus grande diligence ", notamment en statuant rapidement une fois les affaires en état.

Dans son mémoire devant la Court (produit en avril 2001), le Gouvernement expose, dans le contexte de la procédure engagée par les premiers requérants devant la cour administrative d'appel, que " les parties n'ont pas fait preuve de célérité (...) [ ;] alors que le préfet n'a, à ce jour, toujours pas produit d'observations, l'avocat du requérant a attendu le 22 janvier 2001 pour communiquer des observations complémentaires ". Dans le cadre de la procédure engagée devant cette même juridictions par les seconds requérants, il souligne que " le ministre de l'équipement a produit (...) un mémoire le 25 janvier 2001, soit un an et deux mois après la saisine de la cour administrative [ ;] toutefois, les observations produites ont été jugées insuffisantes par cette juridiction, qui l'a mis en demeure, le 2 mars 2001, de communiquer des pièces complémentaires ".

Le Gouvernement déduit de ce qui précède que, dans les deux cas, les périodes de latences qui peuvent être constatées doivent être imputées aux " parties ". Ajoutant que les requérants ont pu obtenir une indemnité provisionnelle de 200 000 FRF, il conclut à l'absence de violation de l'article 6 §1.

16. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire et le comportement du ou des requérants ainsi que celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], n° 30979, § 43, CEDH 2000-VII).

La Cour n'est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle l'affaire présentait une " certaine complexité " ; elle relève en particulier que les rapports d'expertises dont il est question ont été joints aux dossiers au tout début de la procédure.

Le Cour rappelle que, lorsque l'Etat est partie à une procédure, les retards qui lui sont imputables sont à mettre à la charge des " autorités " au sens de la jurisprudence précitée.

Elle estime que, si les requérants ont pu parfois contribuer au prolongement de la procédure, l'essentiel des retards est à mettre à la charge des Services de l'Etat, lesquelles ont provoqué d'importants ralentissements en produisant tardivement leurs observations. Relevant en outre que l'affaire est toujours pendante en appel, la Cour conclut que la cause des requérants n'a pas été entendue dans un " délai raisonnable " et qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.


II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

17. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "


A. Dommage

18. Les couples requérants réclament chacun 300 000 francs (" FRF "), soit 45 734,71 euros (" EUR ") " au titre de leur préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existences ", et 300 000 FRF pour préjudice matériel.

19. Le Gouvernement souligne l'absence de lien de causalité entre la durée des procédures et le dommage matériel allégué. S'agissant du dommage moral, il propose de verser " à chacune des familles la somme de 15 000 FRF " (soit 2 286,74 EUR).

20. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et un quelconque dommage matériel dont les requérants auraient eu à souffrir. Il y a donc lieu de rejeter cette partie des prétentions des intéressés.

La Cour estime par contre que le prolongement de la procédure litigieuse au-delà du " délai raisonnable " a sans nul doute causé aux requérants un préjudice moral justifiant l'octroi d'une indemnité. Statuant en équité, comme le veut l'article 41, elle alloue à chacun des couples requérants 6 000 EUR à ce titre.


B. Frais et dépens

21. Les couples requérants demandent chacun 10 000 FRF (soit 1 524,49 EUR) pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour.

22. Le Gouvernement se dit prêt à rembourser les frais effectivement engagés par les requérants devant les organes de la Convention, sous réserve de la production des justificatifs correspondants et du caractère raisonnable des honoraires.

23. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 60 § 2 de son règlement, les requérants doivent joindre à leurs prétentions au titre de l'article 41 les " justificatifs nécessaires, faute de quoi la chambre peut rejeter la demande, en tout ou en partie ". Elle constate qu'en l'espèce, les requérants ne produisent aucun justificatif à l'appui de leurs demandes au titre des frais et dépens, alors qu'ils ont été dûment informés par le Greffe des prescriptions de l'article 60 § 2.

Ceci étant, la Cour relève que les requérants étaient représentés devant la Cour, de sorte qu'ils ont nécessairement eu certains frais. Il ne serait donc pas équitable de rejeter intégralement leurs demandes au motif qu'il ont omis de produit les justificatifs requis. Elle estime par contre que, dans ces circonstances, il n'y a pas lieu d'allouer la totalité des montants réclamés. Relevant qu'ils sont représentés devant la Cour par le même avocat, elle alloue 2 000 EUR aux quatre requérants conjointement, taxe sur la valeur ajoutée comprise (" TVA ").


C. Intérêts moratoires

24. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt est de 4,26 % l'an.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,


1. Déclare la requête recevable ;


2. Dit, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;


3. Dit,


a) que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :


i. aux premiers requérants, 6 000 EUR (six mille euros) pour dommage moral ;


ii. aux seconds requérants, 6 000 EUR (six mille euros) pour dommage moral ;


iii. aux quatre requérants conjointement 2 000 EUR (deux mille euros), TVA comprise, pour frais et dépens ;


b) que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 4,26 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;


4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé A.B. Baka


Greffière Président

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