Jurisprudence : Cass. civ. 2, 06-06-2024, n° 22-11.736, FS-B+R, Rejet

Cass. civ. 2, 06-06-2024, n° 22-11.736, FS-B+R, Rejet

A23885GK

Identifiant européen : ECLI:FR:CCASS:2024:C200514

Identifiant Legifrance : JURITEXT000049689596

Référence

Cass. civ. 2, 06-06-2024, n° 22-11.736, FS-B+R, Rejet. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/108253639-cass-civ-2-06062024-n-2211736-fsb-r-rejet
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Abstract


CIV. 2

LM


COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 6 juin 2024


Rejet


Mme MARTINEL, président


Arrêt n° 514 FS-B+R

Pourvoi n° M 22-11.736


R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 6 JUIN 2024



La société [3], société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° M 22-11.736 contre l'arrêt rendu le 10 décembre 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 13), dans le litige l'opposant :

1°/ à M. [W] [J], domicilié [… …],

2°/ à la caisse primaire d'assurance maladie de Seine-et-Marne, dont le siège est [Adresse 4],

défendeurs à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.


Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Pédron, conseiller, les observations de la SCP Zribi et Texier, avocat de la société [3], de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [J], et l'avis de Mme Tuffreau, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 29 avril 2024 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Pédron, conseiller rapporteur, Mme Renault-Malignac, conseiller doyen, Mme Coutou, M. Rovinski, Mme Lapasset, M. Leblanc, M. Reveneau, conseillers, Mme Dudit, M. Labaune, Mme Lerbret-Féréol, M. Montfort, conseillers référendaires, Mme Tuffreau, avocat général référendaire, et Mme Gratian, greffier de chambre,

la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.


Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 10 décembre 2021), M. [Aa] (la victime), salarié de la société [3] (l'employeur), a déclaré avoir été victime, le 18 mars 2016, de violences verbales et physiques commises par M. [X], gérant de la société (le gérant), accident que la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-et-Marne (la caisse) a pris en charge au titre de la législation professionnelle.

2. L'employeur a saisi d'un recours une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale aux fins d'inopposabilité de cette décision.

3. La victime ayant saisi la même juridiction aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur, les deux instances ont été jointes.


Examen des moyens

Sur les premier et second moyens du pourvoi, pris en leur troisième branche, réunis

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile🏛, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur les premier et second moyens du pourvoi, pris en leurs première, deuxième et quatrième branches, réunis

Enoncé des moyens

5. Par son premier moyen, pris en ses première, deuxième et quatrième branches, l'employeur fait grief à l'arrêt de dire que la décision de prise en charge par la caisse au titre de la législation sur les risques professionnels de l'accident du 18 mars 2016 lui est opposable, alors :

« 1°/ que l'enregistrement de propos réalisé à l'insu de leur auteur constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve ; qu'en se fondant, pour juger démontrée l'existence, contestée par l'employeur, de violences aux temps et lieu de travail, caractérisant un accident du travail, sur la retranscription d'un enregistrement produit par le salarié, quand elle avait elle-même constaté que cet enregistrement avait été réalisé à l'insu du gérant, la cour d'appel, qui aurait dû déclarer cet enregistrement irrecevable, a violé les articles 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, L. 411-1 du code de la sécurité sociale, 9 du code de procédure civile ;

2°/ qu'en se fondant sur un enregistrement réalisé par le salarié à l'insu de l'employeur, aux motifs que sa production était indispensable à l'exercice du droit à la preuve de la victime et l'atteinte à la vie privée du gérant proportionnée au but poursuivi, quand ces considérations n'étaient pas de nature à rendre recevable le procédé déloyal consistant à procéder à l'enregistrement de propos à l'insu de leur auteur, la cour d'appel a violé les articles 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, L. 411-1 du code de la sécurité sociale, 9 du code de procédure civile ;

4°/ que, subsidiairement, en énonçant, pour déclarer recevable la production d'un enregistrement pris à l'insu de la personne, en ce que l'atteinte à la vie privée était proportionnée au but poursuivi, que l'altercation enregistrée est intervenue dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d'un client de l'entreprise, et que le salarié s'était borné à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu'il prétend avoir subi et avait fait procéder à un constat d'huissier pour contrecarrer la contestation de l'employeur quant à l'existence de cette altercation verbale et physique, motifs qui ne sont pas de nature à caractériser le caractère proportionné de l'atteinte à ce droit, la cour d'appel a violé l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛. »

6. Par son second moyen, pris en ses première, deuxième et quatrième branches, l'employeur fait également grief à l'arrêt de dire que l'accident du travail était dû à sa faute inexcusable, dire que l'intégralité des conséquences financières de la faute inexcusable serait supportée par l'employeur et d'ordonner une expertise médicale judiciaire, alors :

« 1°/ que l'enregistrement de propos réalisé à l'insu de leur auteur constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve ; qu'en se fondant, pour juger démontrée l'existence, contestée par l'employeur, de violences aux temps et lieu de travail, caractérisant une faute inexcusable de l'employeur, sur un enregistrement produit par le salarié, quand elle avait elle-même constaté qu'il n'était pas contesté que cet enregistrement avait été réalisé à l'insu du gérant, la cour d'appel, qui aurait dû déclarer cet enregistrement irrecevable, a violé les articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale🏛, 9 du code de procédure civile et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ;

2°/ qu'en se fondant sur un enregistrement réalisé par le salarié à l'insu de l'employeur, aux motifs que sa production était indispensable à l'exercice du droit à la preuve de la victime et l'atteinte à la vie privée du gérant proportionné au but poursuivi, quand ces considérations n'étaient pas de nature à rendre recevable le procédé déloyal consistant à procéder à l'enregistrement de propos à l'insu de leur auteur, la cour d'appel a violé les articles L. 452-1 du code de la sécurité sociale, 9 du code de procédure civile et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ;

4°/ qu'en énonçant, pour considérer que l'atteinte à la vie privée était proportionnée au but poursuivi, que l'altercation enregistrée est intervenue dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d'un client de l'entreprise, et que le salarié s'était borné à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu'il prétend avoir subi et avait fait procéder à un constat d'huissier pour contrecarrer la contestation de l'employeur quant à l'existence de cette altercation verbale et physique, motifs qui ne sont pas de nature à caractériser le caractère proportionné de l'atteinte à ce droit, la cour d'appel a violé l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »


Réponse de la Cour

7. Suivant les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, la Cour de cassation a consacré, en matière civile, un droit à la preuve qui permet de déclarer recevable une preuve illicite lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s'en prévaut et que l'atteinte portée aux droits antinomiques en présence est strictement proportionnée au but poursuivi.

8. La Cour de cassation jugeait néanmoins, sur le fondement des articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code de procédure civile et du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, qu'est irrecevable la production d'une preuve recueillie à l'insu de la personne ou obtenue par une manoeuvre ou un stratagème.

9. Par un arrêt d'assemblée plénière rendu le 22 décembre 2023 (Ass. plén., 22 décembre 2023, pourvoi n° 20-20.648⚖️), la Cour de cassation est revenue sur cette jurisprudence. Elle juge désormais que, dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

10. L'arrêt relève que l'employeur conteste l'existence même de l'accident du travail et que, pour établir avoir été molesté par le gérant au cours de la dispute du 18 mars 2016, la victime produit , outre un procès-verbal de dépôt de plainte et deux certificats médicaux du 18 mars 2016, un procès-verbal d'huissier de justice du 30 mars 2016 retranscrivant un enregistrement effectué sur son téléphone portable lors des faits.

11. Il relève encore que cet enregistrement des propos tenus par le gérant de la société a été réalisé à l'insu de celui-ci et qu'il est présenté par l'employeur comme ayant été obtenu de manière déloyale.

12. Il énonce qu'il résulte toutefois des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie privée à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

13. Il constate qu'au moment des faits, trois collègues de travail de la victime ainsi qu'une personne, cliente de l'entreprise et associée avec le gérant dans une autre société, étaient présents sur les lieux. Il retient qu'au regard des liens de subordination unissant les premiers avec l'employeur et du lien économique de la seconde avec le gérant, la victime pouvait légitimement douter qu'elle pourrait se reposer sur leur témoignage.

14. L'arrêt relève ensuite que l'altercation enregistrée est intervenue au sein de la société dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d'un client de l'entreprise.

15. Il ajoute que la victime s'est bornée à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu'elle indique avoir subi et n'a fait procéder au constat de la teneur de cet enregistrement par un huissier de justice que pour contrecarrer la contestation de l'employeur quant à l'existence de l'altercation verbale et physique.

16. De ces constatations et énonciations, dont il résulte qu'elle a recherché, comme elle le devait, si l'utilisation de l'enregistrement de propos, réalisé à l'insu de leur auteur, portait atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie privée du dirigeant de la société employeur et le droit à la preuve de la victime, la cour d'appel a pu déduire que la production de cette preuve était indispensable à l'exercice par la victime de son droit à voir reconnaître tant le caractère professionnel de l'accident résultant de cette altercation que la faute inexcusable de son employeur à l'origine de celle-ci, et que l'atteinte portée à la vie privée du dirigeant de la société employeur était strictement proportionnée au but poursuivi d'établir la réalité des violences subies par elle et contestées par l'employeur.

17. Les moyens ne sont, dès lors, pas fondés.


PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société [3] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile🏛, rejette la demande formée par la société [3] et la condamne à payer à M. [Aa] la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du six juin deux mille vingt-quatre.

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