Cour de justice des Communautés européennes20 novembre 2001
Affaire n°C-268/99
Aldona Malgorzata Jany e.a
c/
Staatssecretaris van Justitie
ARRÊT DE LA COUR
20 novembre 2001 (1)
"Relations extérieures - Accords d'association Communautés/Pologne et Communautés/République tchèque - Liberté d'établissement - Notion d'activité économique - Inclusion ou non de l'activité de prostitution"
Dans l'affaire C-268/99,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par l'Arrondissementsrechtbank te 's-Gravenhage (Pays-Bas) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Aldona Malgorzata Jany e.a.
et
Staatssecretaris van Justitie,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 44 et 58 de l'accord européen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et la république de Pologne, d'autre part, conclu et approuvé au nom des Communautés par la décision 93/743/Euratom, CECA, CE du Conseil et de la Commission, du 13 décembre 1993 (JO L 348, p. 1), ainsi que des articles 45 et 59 de l'accord européen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et la République tchèque, d'autre part, conclu et approuvé au nom des Communautés par la décision 94/910/CECA, CE, Euratom du Conseil et de la Commission, du 19 décembre 1994 (JO L 360, p. 1),
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, M. P. Jann, Mmes F. Macken et N. Colneric, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, D. A. O. Edward, A. La Pergola (rapporteur), L. Sevón, M. Wathelet, V. Skouris et C. W. A. Timmermans, juges,
avocat général: M. P. Léger,
greffier: Mme L. Hewlett, administrateur,
considérant les observations écrites présentées:
- pour le gouvernement néerlandais, par M. M. A. Fierstra, en qualité d'agent,
- pour le gouvernement belge, par M. P. Rietjens, en qualité d'agent,
- pour le gouvernement français, par Mme K. Rispal-Bellanger et M. A. Lercher, en qualité d'agents,
- pour le gouvernement italien, par M. U. Leanza, en qualité d'agent, assisté de Mme F. Quadri, avvocato dello Stato,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. J. E. Collins, en qualité d'agent, assisté de M. S. Kovats, barrister,
- pour la Commission des Communautés européennes, par Mme M.-J. Jonczy, MM. P. J. Kuijper et P. van Nuffel, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de Mme Jany e.a., représentées par Me G. J. K. van Andel, advocaat, du gouvernement néerlandais, représenté par M. J. S. van den Oosterkamp, en qualité d'agent, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par M.J. E. Collins, assisté de M. S. Kovats, et de la Commission, représentée par Mme M.-J. Jonczy et par Mme W. Neirinck, en qualité d'agent, à l'audience du 20 février 2001,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 8 mai 2001,
rend le présent
Arrêt
1.
Par décision du 15 juillet 1999, parvenue à la Cour le 19 juillet suivant, l'Arrondissementsrechtbank te 's-Gravenhage a posé, en vertu de l'article 234 CE, cinq questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 44 et 58 de l'accord européen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et la république de Pologne, d'autre part, conclu et approuvé au nom des Communautés par la décision 93/743/Euratom, CECA, CE du Conseil et de la Commission, du 13 décembre 1993 (JO L 348, p. 1, ci-après l'"accord d'association Communautés/Pologne"), ainsi que des articles 45 et 59 de l'accord européen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d'une part, et la République tchèque, d'autre part, conclu et approuvé au nom des Communautés par la décision 94/910/CECA, CE, Euratom du Conseil et de la Commission, du 19 décembre 1994 (JO L 360, p. 1, ci-après l'"accord d'association Communautés/République tchèque").
2.
Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Mmes Jany et Szepietowska, ressortissantes polonaises, ainsi que Mmes Padevetova, Zacalova, Hrubcinova et Überlackerova, ressortissantes tchèques, au Staatssecretaris van Justitie (secrétaire d'État à la Justice néerlandais, ci-après le "secrétaire d'État"), au sujet des décisions par lesquelles ce dernier a rejeté comme non fondées les réclamations que les requérantes au principal avaient introduites contre ses décisions leur refusant un permis de séjour en vue de travailler en tant que prostituées indépendantes.
L'accord d'association Communautés/Pologne
3.
L'accord d'association Communautés/Pologne a été signé le 16 décembre 1991 à Bruxelles et, conformément à son article 121, deuxième alinéa, il est entré en vigueur le 1er février 1994.
4.
Selon son article 1er, paragraphe 2, l'accord d'association Communautés/Pologne a notamment pour objet de fournir un cadre approprié au dialogue politique entre les parties afin de permettre le développement de relations étroites entre elles, de promouvoir l'expansion des échanges et des relations économiques harmonieuses afinde favoriser le développement dynamique et la prospérité de la république de Pologne, ainsi que de créer un cadre approprié pour l'intégration progressive de cette dernière dans les Communautés, l'objectif ultime de ce pays étant, selon le quinzième considérant dudit accord, l'adhésion aux Communautés.
5.
Au regard de l'affaire au principal, les dispositions pertinentes de l'accord d'association Communautés/Pologne se trouvent sous le titre IV de celui-ci, intitulé "Circulation des travailleurs, droit d'établissement et services".
6.
L'article 37, paragraphe 1, de l'accord d'association Communautés/Pologne, qui figure sous le titre IV, chapitre I, intitulé "Circulation des travailleurs", dispose:
"Sous réserve des conditions et modalités applicables dans chaque État membre:
- les travailleurs de nationalité polonaise légalement employés sur le territoire d'un État membre ne doivent faire l'objet d'aucune discrimination fondée sur la nationalité, en ce qui concerne les conditions de travail, de rémunération ou de licenciement, par rapport aux ressortissants dudit État membre,
[...]"
7.
Aux termes de l'article 44, paragraphes 3 et 4, de l'accord d'association Communautés/Pologne, qui fait partie du titre IV, chapitre II, intitulé "Établissement":
"3. Dès l'entrée en vigueur du présent accord, chaque État membre réserve un traitement non moins favorable que celui accordé à ses propres sociétés et ressortissants pour l'établissement de sociétés et de ressortissants polonais au sens de l'article 48 et réserve à l'activité de sociétés et de ressortissants polonais établis sur son territoire un traitement non moins favorable que celui qu'il réserve à ses propres sociétés et ressortissants.
4. Aux fins du présent accord, on entend par:
a) 'établissement:
i) en ce qui concerne les ressortissants, le droit d'accéder à des activités économiques et de les exercer en tant qu'indépendants et celui de créer et de diriger des sociétés, en particulier des sociétés qu'ils contrôlent effectivement. La qualité d'indépendant et de chef d'entreprise commerciale ne confère ni le droit de se porter demandeur d'emploi salarié sur le marché de l'emploi ni l'accès au marché de l'emploi d'une autre partie. Les dispositions du présent chapitre ne s'appliquent pas aux personnes qui ne sont pas exclusivement indépendantes;
[...]
c) 'activités économiques: les activités à caractère industriel, commercial, artisanal ainsi que les professions libérales."
8.
L'article 53, paragraphe 1, de l'accord d'association Communautés/Pologne prévoit:
"Les dispositions du présent chapitre s'appliquent dans les limites justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique."
9.
L'article 58, paragraphe 1, de l'accord d'association Communautés/Pologne, qui figure sous le titre IV, chapitre IV, intitulé "Dispositions générales", stipule:
"Aux fins de l'application du titre IV du présent accord, aucune disposition de ce dernier ne fait obstacle à l'application, par les parties, de leurs lois et réglementations concernant l'admission et le séjour, l'emploi, les conditions de travail, l'établissement des personnes physiques et la prestation de services, à condition que n'en soient pas réduits à néant ou compromis les avantages que retire l'une des parties d'une disposition spécifique du présent accord. [...]"
L'accord d'association Communautés/République tchèque
10.
L'accord d'association Communautés/République tchèque a été signé le 4 octobre 1993 à Luxembourg et, conformément à son article 123, deuxième alinéa, il est entré en vigueur le 1er février 1995.
11.
L'accord d'association Communautés/République tchèque comporte, aux articles 1er, paragraphe 2, 38, paragraphe 1, 45, paragraphes 3 et 4, sous a), i), et c), 54, paragraphe 1, et 59, paragraphe 1, des dispositions analogues à celles prévues respectivement aux articles 1er, paragraphe 2, 37, paragraphe 1, 44, paragraphes 3 et 4, sous a), i), et c), 53, paragraphe 1, et 58, paragraphe 1, de l'accord d'association Communautés/Pologne, dont le texte est résumé ou reproduit aux points 4 et 6 à 9 du présent arrêt.
La réglementation nationale
12.
Aux termes de l'article 11, paragraphe 5, de la Wet houdende nieuwe regelen betreffende: a. de toelating en uitzetting van vreemdelingen; b. het toezicht op vreemdelingen die in Nederland verblijf houden; c. de grensbewaking (Vreemdelingenwet)[loi portant de nouvelles dispositions concernant: a. l'admission et l'expulsion des étrangers; b. la surveillance des étrangers résidant aux Pays-Bas; c. le contrôle des frontières (loi sur les étrangers)], du 13 janvier 1965 (Stbl. 1965, p. 40), telle que modifiée (ci-après la "loi sur les étrangers"), le permis de séjour aux Pays-Bas peut être refusé à un étranger pour des motifs tirés de l'intérêt général.
13.
Selon la politique suivie par le secrétaire d'État dans l'application de cette disposition, telle qu'elle a été exposée en 1994 au chapitre B 12 de la Vreemdelingencirculaire (ci-après la "circulaire sur les étrangers"), les ressortissants de pays tiers ne peuvent prétendre à un permis de séjour que si leur présence sur le territoire national est de nature à servir un intérêt national essentiel de nature économique ou si des raisons humanitaires impérieuses ou des obligations découlant d'accords internationaux imposent d'accorder un tel permis.
14.
Par ailleurs, en application du chapitre B 12, point 4.2.3, de la circulaire sur les étrangers, les ressortissants de l'un des pays tiers avec lesquels les Communautés européennes et leurs États membres ont conclu un accord d'association, tels que la république de Pologne et la République tchèque, doivent pour être admis à s'établir en tant qu'indépendants aux Pays-Bas au titre de ces accords:
a) remplir les conditions généralement applicables à l'accès à une activité en qualité d'indépendant ainsi que les conditions spéciales applicables à l'exercice de l'activité envisagée;
b) disposer de ressources financières suffisantes, et
c) ne pas constituer un danger pour la tranquillité publique, l'ordre public ou la sécurité nationale.
15.
Aux termes de la circulaire sur les étrangers, une demande d'établissement doit être rejetée si l'activité envisagée par l'intéressé est généralement exercée à titre salarié. Aux fins de sa demande, celui-ci peut présenter des documents, émanant dans la mesure du possible de personnes ou d'instances indépendantes et décrivant la fonction qu'il entend exercer, tels que la preuve d'une inscription au registre de la chambre de commerce ou auprès d'une organisation professionnelle, un certificat de l'administration fiscale selon lequel il est assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée, une copie du contrat d'achat ou de location des immeubles utilisés à des fins professionnelles ou les comptes financiers établis par un comptable ou un bureau de gestion. S'il est suspecté que les éléments présentés par l'intéressé constituent une construction fictive, la demande d'établissement doit également être présentée au ministère des Affaires économiques, qui vérifie si l'intéressé a l'intention d'exercer une véritable activité indépendante.
Le litige au principal
16.
Mmes Jany, Szepietowska, Padevetova, Zacalova, Hrubcinova et Überlackerova déclarent avoir établi leur résidence aux Pays-Bas à des dates différentes, comprises entre mai 1993 et octobre 1996, sur le fondement de la loi sur les étrangers. Elles travaillent toutes à Amsterdam (Pays-Bas) en tant que "prostituées en vitrine".
17.
Il résulte notamment de la décision de renvoi que:
- Mme Jany verse un loyer au propriétaire du lieu où elle exerce son activité. Le revenu net de Mme Jany s'élève à environ 1 500 à 1 800 NLG par mois. Elle a recours à un expert-comptable qui établit pour elle sa déclaration de revenus;
- Mme Szepietowska exerce son activité trois à quatre fois par semaine dans un lieu qu'elle loue. Son revenu net s'élèverait à environ 1 500 à 1 800 NLG par mois. En 1997, son comptable a établi sa première déclaration de revenus;
- Mme Padevetova a produit un état justificatif de ses profits et charges pour l'exercice fiscal 1997, établi par son comptable;
- Mme Hrubcinova verse un loyer à la propriétaire du lieu où elle exerce son activité. Son comptable veille au respect de ses obligations fiscales. Elle se rend en République tchèque deux ou trois fois par an;
- Mme Überlackerova verse un loyer à la propriétaire du lieu où elle exerce son activité. D'après les estimations que son comptable a fournies à l'administration fiscale, le chiffre d'affaires annuel de son activité s'élève à 35 000 NLG. Comme elle travaille dix jours par mois à Amsterdam et séjourne en République tchèque le reste du temps, les autorités néerlandaises doutent qu'elle réside réellement aux Pays-Bas.
18.
Les six requérantes au principal ont introduit auprès du chef de corps de la police d'Amsterdam-Amstelland des demandes de permis de séjour en vue de travailler en tant que prostituées indépendantes, et ce pour des "raisons impérieuses d'ordre humanitaire". Ces demandes ont été rejetées par le secrétaire d'État. Les requérantes au principal ont alors introduit devant celui-ci des réclamations contre ces décisions, qui ont également été déclarées non fondées, par décisions du 6 février 1997, au motif que la prostitution est une activité interdite ou, à tout le moins, n'est pas une forme socialement acceptée de travail et qu'elle ne peut être considérée ni comme un travail régulier ni comme une profession libérale.