Cour européenne des droits de l'homme21 novembre 2001
Requête n°35763/97
AL-ADSANI c. ROYAUME-UNI
AFFAIRE AL-ADSANI c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 35763/97)
ARRÊT
STRASBOURG
21 novembre 2001
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. WILDHABER, président,
Mme E. PALM,
MM. C.L. ROZAKIS,
J.-P. COSTA,
L. FERRARI BRAVO,
GAUKUR JÖRUNDSSON,
L. CAFLISCH,
L. LOUCAIDES,
I. CABRAL BARRETO,
K. JUNGWIERT,
Sir Nicolas BRATZA,
M. B. ZUPANCIC,
Mme N. VAJIC,
M. M. PELLONPÄÄ,
Mme M. TSATSA-NIKOLOVSKA,
MM. E. LEVITS,
A. KOVLER,
ainsi que de M. P. J. MAHONEY, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 novembre 2000, 4 juillet et 10 octobre 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 35763/97) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont M. Sulaiman Al-Adsani (" le requérant "), qui a la double nationalité britannique et koweïtienne, avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 3 avril 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").
2. Le requérant, qui avait été admis au bénéfice de l'aide judiciaire, était représenté par M. G. Bindman, avocat exerçant à Londres. Le gouvernement britannique (" le Gouvernement ") était représenté par son agent, Mme J. Foakes, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, Londres.
3. Le requérant alléguait que, en accordant à l'Etat koweïtien l'immunité de poursuite, les cours et tribunaux britanniques avaient manqué à reconnaître à l'intéressé le droit de ne pas être soumis à la torture et lui avaient dénié l'accès à un tribunal, au mépris des articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 19 octobre 1999, la chambre s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. Le 1er mars 2000, après une audience qui s'était tenue le 9 février 2000 sur la recevabilité et le fond (article 54 § 4 du règlement), la Grande Chambre a déclaré la requête recevable.
7. Le requérant et le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond. Le 13 septembre 2000, la Grande Chambre a décidé, à titre exceptionnel, de tenir une nouvelle audience sur le fond, à la demande du Gouvernement.
8. Une seconde audience s'est déroulée en public le 15 novembre 2000 au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg (article 59 § 2 du règlement).
Ont alors comparu :
- pour le Gouvernement
Mme J. FOAKES, ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth, agent,
MM. D. LLOYD-JONES QC,
D. ANDERSON QC conseils ;
- pour le requérant
MM. J. MCDONALD QC,
O. DAVIES QC conseils,
G. BINDMAN,
Mme J. KEMISH, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. McDonald et M. Lloyd-Jones.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Les mauvais traitements allégués
9. Le requérant formule les allégations suivantes à propos des événements qui se trouvent à l'origine du litige dont il a saisi les cours et tribunaux britanniques. Le Gouvernement déclare ne pas être en mesure de se prononcer sur l'exactitude de ces griefs.
10. Le requérant, pilote de profession, retourna au Koweït en 1991 pour prêter main forte à la défense contre l'Irak. Au cours de la Guerre du Golfe, il servit dans l'armée de l'air koweïtienne et, après l'invasion irakienne, demeura au Koweït dans le mouvement de résistance. A cette période, il vint à avoir en sa possession des cassettes vidéo à caractère sexuel qui impliquaient le cheikh Jaber Al-Sabah Al-Saoud Al-Sabah (" le cheikh "), apparenté à l'émir du Koweït et qui passe pour avoir une position influente au Koweït. D'une manière ou d'une autre, ces cassettes furent mises largement en circulation, ce dont le cheikh tint le requérant pour responsable.
11. Une fois les forces armées irakiennes repoussées du Koweït, vers le 2 mai 1991, le cheikh et deux autres personnes s'introduisirent au domicile du requérant, frappèrent l'intéressé et le conduisirent sous la menace d'un revolver dans une jeep officielle à la maison d'arrêt de la sécurité koweïtienne. Le requérant y fut abusivement emprisonné plusieurs jours au cours desquels des gardiens le rouèrent de coups à maintes reprises. Il fut relâché le 5 mai 1991, après avoir été contraint de signer de faux aveux.
12. Vers le 7 mai 1991, le cheikh conduisit le requérant, sous la menace d'un revolver, dans une voiture officielle au palais du frère de l'émir du Koweït. L'on plongea d'abord la tête du requérant plusieurs fois dans l'eau d'une piscine où flottaient des corps, puis on le traîna dans une petite pièce où le cheikh mit le feu à des matelas imbibés d'essence ; le requérant fut grièvement brûlé.
13. Le requérant fut d'abord soigné dans un hôpital koweïtien puis, le 17 mai 1991, rentra en Angleterre ; il passa six semaines à l'hôpital où il fut traité pour des brûlures sur 25 % du corps. Il accusa aussi un choc psychologique et l'on diagnostiqua une forme sévère de tension post-traumatique qu'accentuait le fait que, à son retour en Angleterre, il avait reçu des menaces visant à le dissuader d'engager une action ou d'ébruiter les épreuves qu'il avait traversées.
B. L'action civile
14. Le 29 août 1992, le requérant assigna en Angleterre le cheikh et l'Etat du Koweït en dommages-intérêts pour atteinte à son intégrité physique et mentale causée par les tortures qu'il avait subies au Koweït en mai 1991 et les menaces qui avaient pesé sur sa vie et son bien-être après son retour au Royaume-Uni le 17 mai 1991. Le 15 décembre 1992, un jugement par défaut fut rendu contre le cheikh.
15. La procédure fut réengagée à la suite d'un amendement faisant figurer comme défendeurs deux particuliers nommément désignés. Le 8 juillet 1993, un juge suppléant de la High Court, statuant de manière non contradictoire, autorisa le requérant à faire notifier l'instance aux particuliers défendeurs. Cette décision fut confirmée en chambre du conseil le 2 août 1993. L'intéressé ne fut par contre pas autorisé à faire notifier l'acte d'assignation à l'Etat koweïtien.
16. Le requérant réitéra sa demande devant la Cour d'appel, qui l'examina de manière non contradictoire le 21 janvier 1994. L'arrêt fut rendu le même jour.
Se fondant sur les allégations du requérant, la cour dit que les événements survenus au Koweït engageaient la responsabilité de l'Etat pour trois raisons : d'abord, le requérant avait été conduit à une prison de l'Etat ; en second lieu, un véhicule officiel avait été utilisé les 2 et 7 mai 1991 ; et, troisièmement, pendant sa détention l'intéressé avait été maltraité par des agents de l'Etat. La cour estima que le requérant avait établi de manière défendable, en s'appuyant sur des principes de droit international, que le Koweït ne devait pas bénéficier de l'immunité en vertu de l'article 1 § 1 de la loi de 1978 sur l'immunité des Etats (" la loi de 1978 " ; paragraphe 21 ci-dessous) pour des actes de torture. En outre, des pièces d'ordre médical indiquaient que le requérant avait subi un préjudice (tension post-traumatique) alors qu'il se trouvait au Royaume-Uni. Dès lors, les conditions de l'article 11 § 1 f) du règlement de la Cour suprême se trouvaient remplies (paragraphe 20 ci-dessous) et il y avait lieu d'accorder l'autorisation de notifier l'acte d'assignation à l'Etat koweïtien.
17. Lorsqu'il reçut l'assignation, le gouvernement koweïtien sollicita la radiation de l'affaire du rôle. La High Court procéda à un examen contradictoire de cette demande le 15 mars 1995. Par un arrêt rendu le même jour, elle dit qu'il appartenait au requérant de démontrer selon le critère de la plus forte probabilité que l'Etat du Koweït ne pouvait prétendre à l'immunité en vertu de la loi de 1978. Elle était disposée à admettre à titre provisoire que l'Etat était responsable du fait d'autrui pour une conduite qui serait qualifiée de torture en droit international. Cependant, celui-ci pouvait uniquement servir à interpréter les lacunes ou les ambiguïtés d'une loi, et lorsque ses termes étaient clairs, la loi devait primer le droit international. La loi de 1978 accordait en termes clairs l'immunité aux Etats souverains à raison des actes commis en dehors du for et, en prévoyant expressément des exceptions, elle excluait les exceptions implicites par voie d'interprétation. Partant, l'article 1 § 1 de la loi de 1978 ne permettait pas d'exception implicite pour les actes de torture. Par ailleurs, après avoir appliqué le critère de la plus forte probabilité, la cour n'avait pas la conviction que l'Etat koweïtien fût responsable des menaces qui avaient été adressées au requérant après le 17 mai 1991. L'exception prévue par l'article 5 de la loi de 1978 ne trouvait dès lors pas à s'appliquer. Il y avait en conséquence lieu de rayer du rôle l'action dirigée contre cet Etat.
18. Le requérant forma un recours, que la Cour d'appel examina le 12 mars 1996. Elle estima que le requérant n'avait pas établi selon le critère de la plus forte probabilité que l'Etat koweïtien fût responsable des menaces proférées au Royaume-Uni. Il importait donc de rechercher si l'immunité de l'Etat s'appliquait aux événements qui se seraient produits au Koweït. Lord Justice Stuart-Smith, qui se prononça en défaveur du requérant, releva ceci :
" La juridiction des cours et tribunaux anglais en ce qui concerne les Etats étrangers est régie par la loi de 1978 sur l'immunité des Etats. L'article 1 § 1 dispose :
" Un Etat jouit de l'immunité de juridiction devant les cours et tribunaux du Royaume-Uni sauf dans les cas visés aux dispositions suivantes de la présente partie de la loi. (...) "
(...) La seule exception pertinente ici est celle envisagée à l'article 5, lequel énonce :
" Un Etat ne jouit pas de l'immunité de poursuite en cas de
a) mort ou dommages corporels (...)
causés par un acte ou une omission qui s'est produit au Royaume-Uni. "
Les événements survenus au Koweït ne relèvent manifestement pas de l'exception prévue à l'article 5 et, en termes exprès, l'article 1 accorde l'immunité au premier défendeur. Le [conseil] du demandeur n'en prétend pas moins, dans un argument dont il admet la hardiesse, qu'il faut interpréter cet article en en déduisant par implication que l'Etat ne bénéficie de l'immunité que s'il agit dans le respect du droit des gens. De sorte que cet article devrait se comprendre ainsi : " Un Etat agissant dans le respect du droit des gens jouit de l'immunité de juridiction sauf dans les cas (...) "
(...) Selon cet argument (...) le droit international contre la torture est si fondamental qu'il s'agit d'un jus cogens, ou droit impératif, qui l'emporte sur tous les autres principes de droit international, y compris les principes bien établis de l'immunité souveraine. Aucun précédent n'est cité à l'appui de cette thèse. (...) En common law, un Etat souverain ne pourrait en aucun cas être poursuivi contre son gré devant les juridictions de notre pays. Par les exceptions qu'elle énonce, la loi de 1978 fait d'importants accrocs à ce principe. Il me paraît inconcevable que le rédacteur, sans aucun doute au fait des divers accords internationaux sur la torture, ait voulu que l'article 1 soit susceptible d'une dérogation impérative.
D'ailleurs, aux Etats-Unis la jurisprudence au plus haut niveau va totalement à l'encontre de la thèse de [l'avocat du requérant]. [Lord Justice Stuart-Smith s'est référé aux arrêts de juridictions américaines, Argentine Republic v. Amerada Hess Shipping Corporation et Siderman de Blake v. Republic of Argentina, cités au paragraphe 24 ci-dessous, dans lesquels la Cour a rejeté l'argument selon lequel il existait une exception implicite au principe de l'immunité des Etats dans le cas où l'Etat agit au mépris du droit des gens.] (...) [L'avocat du requérant] soutient que nous ne devrions pas suivre les arrêts fort convaincants des juridictions américaines. Je marque mon désaccord.
(...) Il suffit d'un moment de réflexion pour voir que la thèse du demandeur aurait dans la pratique des conséquences extrêmes. Les cours et tribunaux britanniques sont ouverts à tous ceux, citoyens britanniques ou non, qui demandent leur aide. Un grand nombre de personnes arrivent dans notre pays chaque année pour y chercher refuge et asile, et maintes d'entre elles allèguent avoir été torturées dans le pays d'où elles viennent. Certaines de ces plaintes sont sûrement justifiées, d'autres suscitent davantage de doutes. Ceux actuellement chargés de déterminer si les demandeurs sont d'authentiques réfugiés ont une tâche assez difficile, mais du moins connaissent-ils en grande partie le contexte et les circonstances dans lesquels se situe la plainte. Un tribunal ne se trouverait pas dans la même position. Les Etats étrangers ne se soumettront probablement pas à la juridiction d'une cour ou d'un tribunal britanniques, faute de quoi la cour ou le tribunal n'aura aucun moyen d'éprouver le bien-fondé de la plainte ou de statuer en toute justice. (...) "
Les deux autres membres de la Cour d'appel, Lord Justice Ward et le juge Buckley, déboutèrent eux aussi le requérant. Lord Justice Ward a fait l'observation que voici : " il se peut qu'aucun organe international (autre que celui du locus delicti vers lequel il sera compréhensible qu'une victime d'actes de torture hésite à se tourner) ne puisse accorder une réparation au civil contre ce délit effroyable dans le cas où il serait établi. "
19. Le 27 novembre 1996, la Chambre des lords refusa à l'intéressé l'autorisation de la saisir. Il tenta en vain d'obtenir une réparation des autorités koweïtiennes par la voie diplomatique.
II. TEXTES JURIDIQUES PERTINENTS
A. Compétence des cours et tribunaux britanniques en matière civile
20. Aucun principe de droit britannique n'exige qu'un plaignant réside au Royaume-Uni ou soit ressortissant britannique pour que les cours et tribunaux anglais puissent se déclarer compétents pour connaître d'actes dommageables commis à l'étranger. En vertu des dispositions en vigueur à l'époque où le requérant engagea son action, l'assignation pouvait être notifiée en dehors du territoire de l'Etat du for moyennant autorisation du tribunal dans les cas où l'action entrait dans l'une ou plusieurs des catégories énoncées à l'article 11 § 1 du règlement de la Cour suprême. Aux fins de la présente affaire, seul le paragraphe 1 f) est à considérer :