Jurisprudence : CA Chambéry, 11-04-2024, n° 21/01694, Confirmation


COUR D'APPEL de CHAMBÉRY


2ème Chambre


Arrêt du Jeudi 11 Avril 2024


N° RG 21/01694 - N° Portalis DBVY-V-B7F-GY5I


Décision déférée à la Cour : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, Aa A, JCP de BONNEVILLE en date du 13 Juillet 2021, RG 18/01129



Appelants


M. [L] [D]

né le … … … à [Localité 4], demeurant [… …]


…. CHAM'LOCATIONS dont le siège social est sis [Adresse 1] prise en la personne de son représentant légal


S.C.I. ALPAGE DES ESSERTS dont le siège social est sis [Adresse 1] prise en la personne de son représentant légal


Représentés par la SELARL LEXAVOUE GRENOBLE - CHAMBERY, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et Me Pascal-Alexis LUCIANI, avocat plaidant au barreau de GRASSE


Intimée


SARL SEMAC dont le siège social est sis [Adresse 2] prise en la personne de son représentant légal


Représentée par la SELURL BOLLONJEON, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SCP ZURFLUH - LEBATTEUX - SIZAIRE ET ASSOCIES, avocat plaidant au barreau de PARIS


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COMPOSITION DE LA COUR :


Lors de l'audience publique des débats, tenue le 30 janvier 2024 avec l'assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière présente à l'appel des causes et dépôt des dossiers et de fixation de la date du délibéré ,

Et lors du délibéré, par :


- Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente


- Monsieur Edouard THEROLLE, Conseiller,


- Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,


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EXPOSÉ DU LITIGE


La société SEMAC est propriétaire d'un chalet sis [Adresse 6]).


Sur la parcelle contiguë est édifié un ensemble immobilier à usage d'hôtel-restaurant nommé [5] de [L], appartenant à la SCI Alpages des Esserts et exploité par la société Cham'Locations. Le gérant de ces deux sociétés est M. [L] [D].


Par arrêté du 31 juillet 2013, la commune de [Localité 3] a accordé un permis de construire à la société Cham'Locations pour le projet suivant : « extension d'un bâtiment existant, restauration de 6 mazots, construction d'une chapelle, d'un vieux four à pain et d'une piscine », le tout représentant 8 nouveaux bâtiments pour une SHON de 696 m².


Le 30 septembre 2013, la société SEMAC a formé, contre cet arrêté, un recours gracieux qui a été rejeté.



Par acte du 29 janvier 2014, elle a formé un recours contentieux devant le tribunal administratif de Grenoble.


La société Cham'Locations a exécuté en partie le permis de construire en bâtissant deux des mazots à proximité de la limite de propriété avec la société SEMAC.


Par jugement du 8 juin 2017, le tribunal administratif a annulé le permis de construire.


Par actes du 15 octobre 2018, la société SEMAC a fait assigner la SCI Alpages des Esserts et la société Cham'Locations devant le tribunal de grande instance de Bonneville aux fins de démolition des deux mazots construits en exécution du permis de construire annulé.


Le 19 février 2019, la cour administrative d'appel de Lyon a confirmé le jugement du 8 juin 2017.


La SCI Alpages des Esserts et la société Cham'Locations ont comparu en s'opposant aux demandes de la société SEMAC, en soutenant notamment que les constructions respectent les règles d'urbanisme et en invoquant l'absence de préjudice causé à la société SEMAC.


M. [L] [D] est intervenu volontairement à l'instance, soutenant également le rejet des demandes de la société SEMAC.


Par jugement contradictoire du 13 juillet 2021, le tribunal judiciaire de Bonneville a :


condamné la SCI Alpages des Esserts et la société Cham'Locations solidairement à démolir les mazots figurant sous les n° 19 et 19 bis du plan figurant en page 2 des dernières conclusions de la demanderesse, sous astreinte de 75 euros par jour de retard à partir de l'expiration d'un délai de 4 mois à compter de la signification de la décision,

condamné la SCI Alpages des Esserts et la société Cham'Locations in solidum à supporter la charge des entiers dépens de l'instance avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile🏛 au profit de la SCP Zurfluh-Lebatteux-Sizaire & associés,

condamné la SCI Alpages des Esserts et la société Cham'Locations in solidum à payer à la société SEMAC la somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile🏛,

ordonné l'exécution provisoire de la décision.


Par déclaration du 16 août 2021, la société Cham'Locations, la SCI Alpage des Esserts et M. [L] [D] ont interjeté appel de cette décision.



Par ordonnance rendue le 14 juin 2022, le Premier président de la cour d'appel de Chambéry, saisi en référé par les appelants, a ordonné l'arrêt de l'exécution provisoire du jugement du 13 juillet 2021.


Par conclusions notifiées le 11 décembre 2023, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, la société Cham'Locations, la SCI Alpage des Esserts et M. [L] [D] demandent en dernier lieu à la cour de :


Vu l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛,

Vu l'article 17 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789,

Vu l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme🏛,

Vu l'article L. 600-6 du code de l'urbanisme🏛,

Vu l'article L. 122-9 du code de l'urbanisme🏛,

Vu l'article L. 430-1 du code de l'urbanisme🏛,

Vu les articles L. 630-1 à L. 633-1 et R. 631-1 à D. 633-1 du code du patrimoine🏛🏛🏛🏛 et des articles L. 313-1 et R. 313-1 à R. 313-18 du code de l'urbanisme🏛🏛🏛,

Vu l'article 10,7° de la loi n° 48.1360 du 1er septembre 1948 modifiée,

Vu l'article 544 du code civil🏛,

Vu les articles 1240 et 1241 du code civil🏛🏛,

Vu l'article R. 1334-31 du code de la santé publique🏛,

Vu l'article 5.2 du règlement du plan local d'urbanisme de la commune de [Localité 3],

Vu les articles 15, 16 et 912 du code de procédure civile🏛🏛🏛,

Vu l'article 32-1 du code de procédure civile🏛,

Vu le permis de construire n° PC 07405612A1047 octroyé par arrêté de la commune de [Localité 3] du 31 juillet 2013,

Vu le permis de construire modificatif n° PC 07405612A1047 M01 octroyé par arrêté de la commune de [Localité 3] du 13 avril 2016,

Vu le plan local d'urbanisme applicable à la date du permis de construire n° PC 07405612A1047 octroyé par arrêté de la commune de [Localité 3] du 31 juillet 2013,


déclarer la société Cham'Locations, la SCI Alpages des Esserts et M. [L] [D] recevables et bien fondés en leur appel,

réformer la décision entreprise en toutes ses dispositions,


Statuant à nouveau,


déclarer recevables les pièces n° 43 à 46 communiquées aux débats par les appelants,

juger que les dispositions de l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme sont inapplicables,

juger que le permis de construire n° PC 07405612A1047 octroyé à la société Cham'Locations par arrêté de la commune de Chamonix du 31 juillet 2013 est régularisable,

juger que la société SEMAC ne souffre d'aucun préjudice personnel et direct en raison de la présence des deux mazots dont elle demande la démolition,

juger que la société SEMAC ne subit aucun trouble du voisinage qui proviendrait de la construction des deux mazots,

juger que la démolition des mazots est impossible en raison de leur lieu d'implantation et de leurs caractéristiques d'édification, puisqu'ils constituent des constructions d'intérêt patrimonial local et que leur démolition compromettrait fortement la mise en valeur du site naturel du hameau du Lavancher,

juger que la protection du domaine « [5] de [L] » en qualité de site patrimonial remarquable (SPR) s'opposera à toute destruction des mazots litigieux,

juger que la démolition des mazots constituerait une sanction disproportionnée au regard de la nature des troubles invoqués,

rejeter la demande de démolition formée par la société SEMAC,

condamner la société SEMAC au paiement d'une amende civile pour abus de droit, d'un montant tel qu'il plaira à la juridiction,

condamner la société SEMAC à verser à la société Cham'Locations, la SCI Alpage des Esserts et M. [L] [D] la somme de 20 000 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

la condamner aux entiers dépens.


Par conclusions n° 4 notifiées le 2 janvier 2024, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, la société SEMAC demande en dernier lieu à la cour de :


Vus les articles 15, 16 et 135 du code de procédure civile🏛,

Vu l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme,

Vu l'arrêt de la cour d'appel administrative de Lyon du 19 février 2019,

Vu les articles 1240 et 544 du code civil,


rejeter l'ensemble des demandes, prétentions et moyens de la SCI Alpage des Esserts, de la société Cham'Locations et de M. [L] [D], dont la demande de condamnation à une amende civile,

confirmer le jugement déféré, sauf en ce qui concerne le montant de l'astreinte journalière et ses modalités d'application,

et en conséquence, infirmant le jugement sur ce seul point,

prononcer une astreinte assortissant la condamnation à démolir, d'un montant de 1 500 euros par jour de retard passé un délai d'un mois suivant la signification de la décision à intervenir,

condamner in solidum la SCI Alpage des Esserts, la société Cham'Locations et de M. [L] [D] à verser à la société SEMAC une somme de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens visés à l'article 699 du même code🏛, dont distraction au profit de la SCP Zurfluh-Lebatteux-Sizaire & associés, avocats, pour les dépens de 1ère instance et au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé, pour les dépens d'appel.


L'affaire a été clôturée à la date du 3 janvier 2024 et renvoyée à l'audience du 30 janvier 2024, à laquelle elle a été retenue et mise en délibéré à la date du 11 avril 2024.



MOTIFS ET DÉCISION


Observation liminaire 


Les conclusions des appelants contiennent six pages de dispositif, qui sont pour l'essentiel des considérations de fait relevant de l'argumentation, ou des moyens de droit invoqués, mais qui ne constituent pas des prétentions. Aussi, il ne sera répondu qu'aux seules véritables prétentions figurant dans ce dispositif, rappelées ci-dessus, les quatre derniers paragraphes de la page 37, la totalité des pages 38 à 41 et les trois premiers paragraphes de la page 42 ne contenant aucune prétention.


Sur la recevabilité des pièces n° 43 à 46 des appelants 


Les appelants concluent à la recevabilité de ces pièces dont le rejet avait été sollicité par les conclusions n° 3 de l'intimée. Toutefois, la cour note qu'aux termes de ses conclusions n° 4 du 2 janvier 2024, la société SEMAC ne forme plus aucune demande relative à ces pièces, de sorte qu'il n'y a pas lieu de statuer sur leur recevabilité qui n'est plus contestée, étant rappelé qu'elles ont été produites avant la clôture de l'affaire.


Sur l'application des dispositions de l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme 


Les appelants soutiennent que les conditions de l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme ne sont pas réunies, les constructions litigieuses n'étant situées dans aucune des zones visées par ce texte.


L'intimée rappelle que le permis de construire a été définitivement annulé et soutient que les conditions de l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme sont bien remplies.


L'article L. 480-13 du code de l'urbanisme dispose que :


« Lorsqu'une construction a été édifiée conformément à un permis de construire :


1° Le propriétaire ne peut être condamné par un tribunal de l'ordre judiciaire à la démolir du fait de la méconnaissance des règles d'urbanisme ou des servitudes d'utilité publique que si, préalablement, le permis a été annulé pour excès de pouvoir par la juridiction administrative et, sauf si le tribunal est saisi par le représentant de l'Etat dans le département sur le fondement du second alinéa de l'article L. 600-6, si la construction est située dans l'une des zones suivantes :


a) Les espaces, paysages et milieux caractéristiques du patrimoine naturel et culturel montagnard mentionnés à l'article L. 122-9 et au 2° de l'article L. 122-26, lorsqu'ils ont été identifiés et délimités par des documents réglementaires relatifs à l'occupation et à l'utilisation des sols ;

[...]

i) Les zones qui figurent dans les plans de prévention des risques technologiques mentionnées au 1° de l'article L. 515-16 dudit code [de l'environnement🏛], celles qui figurent dans les plans de prévention des risques naturels prévisibles mentionnés aux 1° et 2° du II de l'article L. 562-1 du même code ainsi que celles qui figurent dans les plans de prévention des risques miniers prévus à l'article L. 174-5 du code minier🏛, lorsque le droit de réaliser des aménagements, des ouvrages ou des constructions nouvelles et d'étendre les constructions existantes y est limité ou supprimé ;

[...]

L'action en démolition doit être engagée dans le délai de deux ans qui suit la décision devenue définitive de la juridiction administrative ;


2° Le constructeur ne peut être condamné par un tribunal de l'ordre judiciaire à des dommages et intérêts que si, préalablement, le permis a été annulé pour excès de pouvoir ou si son illégalité a été constatée par la juridiction administrative. L'action en responsabilité civile doit être engagée au plus tard deux ans après l'achèvement des travaux. »


En l'espèce, il est constant que le permis de construire délivré à la société Cham'Location le 31 juillet 2013 a fait l'objet d'une annulation aujourd'hui définitive, selon jugement du tribunal administratif de Grenoble du 8 juin 2017 et arrêt de la cour administrative d'appel de Lyon du 19 février 2019.


Cette dernière décision précise dans son point 14 que, « eu égard à ce qui a été dit aux points 6, 10 et 13 du présent arrêt, le projet en litige n'apparaît pas susceptible de faire l'objet d'une mesure de régularisation pouvant justifier qu'il soit fait application des articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du code de l'urbanisme🏛🏛 ». L'annulation du permis délivré est donc globale et non régularisable.


A cet égard, il convient de souligner que le permis modificatif obtenu le 13 avril 2016 (pièce n° 9 des appelants) n'est pas de nature à procéder à une régularisation, jugée par ailleurs impossible, ce permis modificatif, dont le détail n'est pas produit, portant exclusivement sur une modification des façades des mazots 19 et 19 bis.


La première condition posée par l'article L. 480-13 est donc remplie.


Concernant la situation des constructions litigieuses, s'il est exact qu'elles sont situées en zone de montagne, il n'est pour autant justifié d'aucune identification spécifique du lieu ni de délimitation par des documents réglementaires relatifs à l'occupation et à l'utilisation des sols. La jurisprudence invoquée par l'intimée concerne l'application de l'article L. 122-9 du code de l'urbanisme et non celle de l'article L. 480-13 de ce code, de sorte qu'elle n'est pas transposable en l'espèce.


Les constructions litigieuses ne répondent donc pas à la condition du a) du 1° de l'article L. 480-13.


Toutefois, il résulte des pièces produites aux débats que le terrain d'assiette des constructions est situé « en zone de débordement torrentiel ou ruissellement superficiel de versant (risque faible), secteur n° 112 I au plan de prévention des risques naturels prévisibles approuvé » (pièces n° 3 et 9 des appelants).


Or le règlement de la zone I prévoit que « on n'aménagera aucune pièce d'habitation ou infrastructure essentielle au fonctionnement normal du bâtiment (chaudières, ascenseurs, etc...) à moins de 0,50 m au dessus du terrain naturel, sauf mise en oeuvre d'une technique garantissant la mise hors d'eau ».


Ledit règlement prévoit donc une limitation du droit de construire dans cette zone, étant rappelé que, si la démolition d'une construction édifiée conformément à un permis de construire ultérieurement annulé pour excès de pouvoir ne peut être ordonnée, lorsque la construction est située dans une zone figurant dans un plan de prévention des risques naturels prévisibles, que lorsque le droit de réaliser des aménagements, des ouvrages ou des constructions nouvelles et d'étendre les constructions existantes y est limité ou supprimé en application des 1° ou 2° du II de l'art. L. 562-1 du code de l'environnement🏛, il suffit que la construction soit située dans une zone comportant de telles limitations ou interdictions, sans qu'il soit nécessaire qu'elle contrevienne elle-même à ces prescriptions. (Cass civ. 3ème, 16 novembre 2022, pourvoi n° 21-24.473⚖️).


En conséquence, c'est à juste titre que le tribunal a retenu que la condition du i) du 1° de l'article L. 480-13 du code de l'urbanisme est remplie.


Il sera ajouté que les arguments développés par les appelants quant à la mise en oeuvre de la procédure de protection du domaine [5] de [L] en site patrimonial remarquable n'ont aucune incidence sur la solution du litige. En effet, il n'est pas démontré que la procédure de classement serait effectivement engagée, les courriers produits aux débats ne faisant état que d'une possibilité. En tout état de cause, il s'agit d'une réglementation à caractère patrimonial indépendante des règles d'urbanisme et qui n'autorise certainement pas le bénéficiaire d'un classement à s'en s'affranchir.


La société SEMAC peut donc fonder sa demande de démolition des ouvrages litigieux sur les dispositions de l'article L. 480-13, à charge pour elle de prouver le préjudice qu'elle subit.


Sur le préjudice 


Les appelants font grief au jugement déféré d'avoir retenu l'existence d'un préjudice subi par la société SEMAC du fait de l'exploitation des mazots n° 19 et 19 bis alors que ceux-ci seraient bien construits au-delà de la distance de 4 mètres de la limite de propriété, très en contrebas de la propriété voisine, et ne généreraient aucune nuisance particulière, ni visuelle, ni sonore.


La société SEMAC soutient pour sa part que les mazots n° 19 et 19 bis ne respectent pas la règle de prospect en ce qu'ils seraient construits à moins de 4 mètres de la limite de propriété, et soutient subir de ce fait un préjudice en ce que ces mazots, destinés à l'accueil de la clientèle de l'hôtel, entraînent des nuisances sonores et visuelles subies par sa propriété.


Pour pouvoir prétendre à la démolition des ouvrages litigieux, la société SEMAC doit démontrer avoir subi un préjudice personnel en lien direct avec les irrégularités commises.


- Sur les règles de prospect 


Le non-respect des règles de prospect n'a été retenu par la cour administrative d'appel que pour les seuls chalets les Grandes Jorasses et Cloppet, et non pour les deux mazots litigieux, de sorte qu'il ne peut fonder la demande de démolition de ceux-ci.


Par ailleurs, les pièces produites de part et d'autre ne permettent pas de vérifier si ces règles ont été ou non respectées pour ces deux mazots, puisque, d'une part, le plan des appelants produit en pièce n° 45 n'est aucunement probant en ce que la limite séparative telle qu'elle y figure entre les propriétés est manifestement erronée, ainsi que cela résulte du plan de bornage produit en pièce n° 12 par l'intimée, tandis que, d'autre part, les plans repris par celle-ci dans ses conclusions (notamment pages 10 et 11) ne permettent pas de retenir que la règle de distance de 4 m de la limite de propriété n'a pas été respectée, aucun mesurage par un géomètre-expert n'ayant été réalisé.


La démolition des mazots ne peut donc être ordonnée sur ce fondement.


- Sur le trouble anormal de voisinage causé par les constructions illicites 


Si la seule construction en vertu d'un permis annulé ne suffit pas, à elle seule, à être constitutive d'un préjudice, le demandeur à la démolition est fondé à prouver que cette construction en elle-même est source d'un préjudice personnel compte tenu de la configuration des lieux ou des nuisances spécifiques qu'il subit.


En l'espèce, les deux mazots litigieux ont été construits sans autorisation valable à un endroit où aucune construction n'existait.


Il convient tout d'abord de rappeler que, contrairement aux affirmations des appelants, le permis de construire a bien été annulé dans son ensemble, et jugé comme non-régularisable par la cour administrative d'appel. De sorte que les ouvrages litigieux n'auraient pas dû être construits tels qu'ils l'ont été.


Les appelants ne prétendent d'ailleurs pas avoir déposé une nouvelle demande de permis de construire permettant la régularisation de la situation, étant rappelé que le permis modificatif n'a aucune incidence sur l'illégalité du permis initial, comme il a été dit ci-dessus, en raison de son caractère limité à la modification des façades des mazots, sans aucun lien avec les motifs d'annulation retenus.


En effet, il est utile de rappeler que la cour administrative d'appel a notamment retenu dans son point n° 6 une violation des dispositions des articles L. 425-3 et R. 431-30 du code de l'urbanisme🏛🏛 en ce que :

« En dépit des indications contraires figurant dans le dossier d'accessibilité joint à la demande de permis de construire en application des dispositions de l'article R. 431-30 du code de l'urbanisme, les mazots dont l'implantation est envisagée par le projet en litige et qui sont destinés à l'hébergement des clients de l'hôtel exploité par la requérante ne sauraient être regardés, à supposer même que, comme l'allègue la requérante, le projet se bornerait à un simple transfert sans modification d'anciens mazots sur un nouveau terrain d'assiette, comme des ouvrages existants au titre de la réglementation afférente aux établissements recevant du public. La présentation inexacte du projet comme portant sur des éléments existant dans le dossier joint à la demande d'autorisation et que la commission d'accessibilité n'a pas rectifiée a été, dans les circonstances de l'espèce, susceptible de fausser l'appréciation de l'autorité administrative sur la conformité du projet aux règles d'accessibilité dans le cadre de l'autorisation prévue à l'article L. 111-8 du code de la construction et de l'habitation🏛, qui a été par ailleurs délivrée au bénéfice de la dérogation prévue à l'article R. 111-19-6 de ce code ».


Il en ressort ainsi que le permis de construire a été obtenu sur la base d'une présentation des constructions litigieuses comme des ouvrages existants à restaurer, ce qu'ils n'étaient pas. Ils ont été implantés à distance du bâtiment principal de l'hôtel, mais à proximité immédiate du chalet de la société SEMAC.


Les photographies et plans produits aux débats révèlent que les mazots ont été construits en contrebas du chalet d'habitation de la société SEMAC, à une distance telle que ces mazots sont parfaitement visibles depuis sa terrasse. Ces mazots sont occupés par des clients de l'hôtel, de sorte que cela engendre un passage fréquent de personnes, de jour comme de nuit. Les nuisances liées à la fréquentation des lieux sont en outre majorées par l'installation de jacuzzis sur les terrasses extérieures, et par un éclairage nocturne très puissant, dans une zone peu densément urbanisée et entourée de zones naturelles.


Il résulte également des diverses photographies produites aux débats par chacune des parties que les ouvertures du chalet de la société SEMAC donnent pour partie sur les ouvertures et les terrasses des mazots, et que, réciproquement, les terrasses et ouvertures des mazots offrent des vues sur les ouvertures du chalet de la société SEMAC, générant une perte d'intimité incontestable, et ce malgré la végétation, dont les photographies démontrent, contrairement aux affirmations des appelantes, qu'elle ne constitue en aucun cas un écran de nature à exclure toute nuisance.


Enfin, l'intimée fait valoir à juste titre que la présence de cheminées de poêles à bois en toiture des mazots (ne figurant pas sur les plans du permis de construire), dont la fumée sort à hauteur et à proximité immédiate des ouvertures de son propre chalet, constitue également une nuisance importante. Il y a lieu de souligner que les mazots n'étaient à l'origine que de simples greniers, non destinés à l'habitation mais au stockage, de sorte qu'ils ne disposaient d'aucune cheminée.


L'ensemble de ces nuisances sont constitutives d'un trouble anormal de voisinage subi par la société SEMAC, lui causant un préjudice en lien direct avec les motifs d'annulation du permis de construire.


Les appelantes soutiennent que le trouble de voisinage allégué par l'intimée ne serait pas établi puisque son chalet n'est que très rarement occupé.


Toutefois, il est constant que le chalet de la société SEMAC est occupé par M. [B] [C] et sa famille à titre de résidence secondaire. Le fait que le chalet soit occupé de manière épisodique n'est pas de nature à faire disparaître le trouble subi, la durée et la fréquence de l'occupation pouvant changer à tout moment et le propriétaire d'une telle résidence étant en droit d'y trouver un certain calme compte tenu du site particulier et exceptionnel dans lequel il est implanté.


Enfin, les appelantes soutiennent que la démolition des chalets litigieux serait impossible puisque relevant d'une autorisation préalable et concernant des bâtiments présentant un caractère patrimonial.


Toutefois, dans le cas d'une démolition ordonnée par autorité de justice, l'autorisation administrative n'est évidemment pas nécessaire. Par ailleurs, il n'est justifié d'aucune protection patrimoniale effective des mazots litigieux, aussi anciens soient-ils.


Il résulte de ce qui précède que la société SEMAC justifie d'un préjudice personnel en lien direct avec l'irrégularité du permis de construire annulé et qu'elle est bien fondée à demander la démolition.


Sur la proportionnalité de la mesure 


Les appelants font valoir que la démolition ordonnée serait disproportionnée au regard de la protection dont bénéficie le droit de propriété auquel il serait ainsi porté atteinte. Elle fait également valoir que l'exploitation de ces deux mazots est indispensable à la bonne marche de l'établissement.


La société SEMAC rappelle que les mazots ont été construits en violation des règles d'urbanisme et qu'en conséquence ils ne devraient simplement pas exister, de sorte que l'atteinte au droit de propriété n'est pas établie.


L'article 544 du code civil dispose que la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements.


Ainsi, le droit de propriété n'autorise pas son titulaire à user de celui-ci de manière illicite.


En l'espèce il est constant que le permis de construire a été annulé dans son ensemble de sorte que les construction litigieuses ne devraient pas exister, aucune régularisation n'étant possible. Dès lors que ces constructions illicites causent un préjudice à la société SEMAC, leur démolition n'apparaît pas disproportionnée au regard du préjudice subi et de la protection du droit de propriété de l'intimée elle-même.


Par ailleurs, les éléments relatifs à l'exploitation de l'établissement hôtelier ne peuvent entrer en considération dès lors que les constructions litigieuses ont été définitivement jugées illicites.


C'est donc à bon droit que le tribunal a ordonné la démolitions des deux mazots.


Pour assurer l'exécution effective de la présente décision, il convient de dire que cette démolition devra intervenir dans un délai de six mois à compter de sa signification, et, passé ce délai, sous astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard pendant une durée de six mois.


Sur les demandes accessoires 


Aucun abus de droit ni de procédure n'étant établi, il n'y a pas lieu de prononcer d'amende civile à l'encontre de la société SEMAC.


Il serait inéquitable de laisser à la charge de la société SEMAC la totalité des frais exposés en appel, et non compris dans les dépens. Il convient en conséquence de lui allouer la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.


Les appelants supporteront in solidum les entiers dépens de l'appel, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé.



PAR CES MOTIFS


La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,


Confirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Bonneville le 13 juillet 2021, sauf en ce qui concerne l'astreinte prononcée,


Statuant à nouveau de ce chef,


Dit que la SCI Alpages des Esserts et la société Cham'Locations devront avoir procédé à la démolition des chalets n° 19 et 19 bis, dénommés la Batie et le Lavaret, édifiés sur le terrain sis [Adresse 1]), dans le délai de six mois à compter de la signification du présent arrêt, sous peine, passé ce délai, d'une astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard pendant une durée de six mois,


Y ajoutant,


Dit n'y avoir lieu au prononcé d'une amende civile,


Condamne in solidum la société Cham'Locations, la SCI Alpage des Esserts et M. [L] [D] à payer à la société SEMAC la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, pour les frais exposés en appel,


Condamne in solidum la société Cham'Locations, la SCI Alpage des Esserts et M. [L] [D] aux entiers dépens de l'appel, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé.


Ainsi prononcé publiquement le 11 avril 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile🏛, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.


La Greffière La Présidente

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