Cour européenne des droits de l'homme23 avril 1996
Requête n°4/1995/510/593
Remli c. France
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En l'affaire Remli c. France (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, Thór Vilhjálmsson, L.-E. Pettiti, B. Walsh, R. Pekkanen, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, G. Mifsud Bonnici, B. Repik,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 novembre 1995 et 30 mars 1996,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 4/1995/510/593. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994 et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 18 janvier 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 16839/90) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Saïd André Remli, avait saisi la Commission le 16 mai 1990 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) la Convention.
2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné ses conseils (article 30).
3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 mai 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. B. Walsh, M. R. Pekkanen, M. M.A. Lopes Rocha, M. L. Wildhaber, M. G. Mifsud Bonnici et M. B. Repik, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).
4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocate du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, les mémoires du requérant et du Gouvernement et les observations écrites du délégué sont parvenus au greffe respectivement les 7 août, 25 août et 2 octobre 1995. Le 8 juin 1995, le secrétaire de la Commission avait fourni au greffier divers documents qu'il avait demandés sur les instructions du président.
5.
Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 21 novembre 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. M. Perrin de Brichambaut, directeur
des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme M. Dubrocard, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères, M. F. Fèvre, magistrat détaché à la direction
des affaires criminelles et des grâces
du ministère de la Justice, M. P. Mollard, juge d'instance
au tribunal d'instance de Metz,
conseils;
- pour la Commission
M. J.-C. Geus,
délégué;
- pour le requérant
Me C. Waquet, avocate au Conseil d'Etat
et à la Cour de cassation,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Waquet et M. Perrin de Brichambaut, ainsi que les deux derniers en leurs réponses à la question d'un juge.
EN FAIT
I.
Les circonstances de l'espèce
6.
Français d'origine algérienne, M. Saïd André Remli est actuellement détenu à la maison d'arrêt des Baumettes à Marseille.
A. Le contexte de l'affaire
7.
Le 16 avril 1985, lors d'une tentative d'évasion de la maison d'arrêt de Lyon-Montluc, le requérant et un codétenu de nationalité algérienne, M. Boumédienne Merdji, assommèrent un gardien qui décéda quatre mois plus tard des suites des coups reçus.
8.
Ils furent inculpés du chef d'homicide volontaire ayant pour objet de faciliter, préparer ou exécuter le délit d'évasion et de tentative d'évasion. Par un arrêt du 12 août 1988, la chambre d'accusation de la cour d'appel de Lyon les renvoya en jugement devant la cour d'assises du Rhône. Le 5 décembre 1988, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par M. Remli contre l'arrêt de renvoi.
B. La procédure devant la cour d'assises du Rhône
9.
Les débats devant la cour d'assises se déroulèrent les 12, 13 et 14 avril 1989. Le premier jour, à l'ouverture de la séance, les jurés composant le jury de jugement ainsi que deux jurés supplémentaires furent tirés au sort. Les accusés en récusèrent cinq, soit le maximum légal, et le ministère public deux. Le jury fut ensuite définitivement constitué et l'audition des témoins commença.
10. Le 13 avril 1989, vers 13 h 50, à la reprise de la séance, les avocats du requérant déposèrent des conclusions tendant à ce qu'il leur soit donné acte de propos tenus le 12 avril, avant l'ouverture de l'audience, par l'un des jurés et entendus par une tierce personne, Mme M., et à ce que le témoignage écrit de cette dernière ainsi que lesdites conclusions soient joints au procès-verbal des débats.
11. L'attestation de Mme M., datée du 13 avril, est ainsi rédigée:
"Je soussignée, Mme [M.], atteste sur l'honneur avoir assisté aux faits suivants:
Je me trouvais à la porte du tribunal vers 13 heures, à côté d'un groupe de personnes. D'après leur conversation, j'ai pu entendre par hasard qu'elles faisaient partie du jury tiré au sort pour l'affaire Merdji [et] Remli contre Pahon.
L'une d'entre elles a ensuite laissé échapper les paroles suivantes: "En plus, je suis raciste."
Je ne connais pas le nom de cette personne mais je peux indiquer qu'elle se trouvait à gauche du juré situé immédiatement à gauche du juge placé à la gauche du président.
Ne pouvant me déplacer à l'audience pour confirmer les faits en raison de l'hospitalisation récente de ma fille mais me tenant à la disposition de la justice si mon audition s'avère indispensable, j'ai établi la présente attestation pour servir et valoir ce que de droit."
12. La cour, composée en l'occurrence des seuls président et assesseurs, se retira pour délibérer puis rendit l'arrêt suivant:
"(...)
Attendu que selon l'attestation manuscrite d'une dame [M.] datée du 13 avril 1989, l'un des jurés composant le jury de la présente affaire a déclaré "en plus, je suis raciste" à la porte du tribunal vers 13 heures;
Que selon cette attestation et les conclusions, ces propos ont été tenus avant l'ouverture de la première audience de la présente affaire et hors de la présence des magistrats composant la cour;
Qu'ainsi la cour n'est pas en mesure de donner acte de faits qui se seraient passés hors de sa présence;
Par ces motifs,
Rejette les conclusions de donner acte dont elle est saisie;
Dit que les conclusions des demandeurs et l'attestation de la dame [M.] seront joints au procès-verbal des débats;
(...)"
13. Le 14 avril 1989, la cour d'assises condamna M. Remli à la réclusion criminelle à perpétuité et M. Merdji à une peine de vingt ans de réclusion criminelle assortie d'une période de sûreté des deux tiers.
C. La procédure devant la Cour de cassation
14. M. Remli se pourvut en cassation. Il soutenait principalement que la cour d'assises avait commis une erreur de droit et méconnu l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, en considérant qu'elle n'était "pas en mesure de donner acte de faits qui se seraient passés hors de sa présence" alors qu'elle en avait la compétence.
15. Par un arrêt du 22 novembre 1989, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle retint notamment le motif suivant:
"(...) c'est à bon droit que la cour a refusé de donner acte de faits qui, à les supposer établis, se seraient produits en dehors de l'audience, en sorte qu'elle n'aurait pas été en mesure de les constater;"
II. Le droit interne pertinent
16. La procédure devant la cour d'assises est régie par les articles 231 à 380 du code de procédure pénale ("CPP").
Cette juridiction comprend la cour proprement dite - le président et, en principe, deux assesseurs - ainsi que le jury, composé de citoyens remplissant les conditions d'aptitude prévues par la loi. Elle connaît essentiellement des crimes que lui renvoie la chambre d'accusation et des délits ou des contraventions qui leur sont connexes ou sont indivisibles avec eux. Ses arrêts ne sont pas motivés et ne peuvent faire l'objet d'un appel mais seulement d'un pourvoi en cassation.
A. Jury d'assises
1. Formation du jury de jugement
17. Pour chaque affaire inscrite au rôle de la cour d'assises, un jury de jugement est constitué à l'ouverture des débats. Il comprend neuf jurés, tirés au sort sur une liste de session. Cette dernière est formée de trente-cinq noms tirés au sort, chaque trimestre, sur une liste annuelle, elle-même composée d'un nombre de noms variable, tirés au sort sur des listes préparatoires, dressées dans chaque commune à la suite d'un premier tirage au sort effectué sur la liste électorale.
Sont également tirés au sort un ou plusieurs jurés supplémentaires qui assistent aux débats et, le cas échéant, remplacent le ou les titulaires empêchés.
Le jury de jugement est formé à l'instant même où sont sortis de l'urne neuf noms de jurés non récusés et les noms des jurés supplémentaires.
2.Récusation
18. Au moment du tirage au sort, à mesure que les noms des jurés sortent de l'urne, le ou les accusés ont la faculté d'en récuser jusqu'à cinq et le ministère public quatre. Ils ne peuvent exposer leurs motifs.
19. Aux termes des articles 668 CPP:
"Tout juge ou conseiller peut être récusé pour les causes ci-après:
1° Si le juge ou son conjoint sont parents ou alliés de l'une des parties ou de son conjoint jusqu'au degré de cousin issu de germain inclusivement. La récusation peut être exercée contre le juge, même au cas de divorce ou de décès de son conjoint, s'il a été allié d'une des parties jusqu'au deuxième degré inclusivement;
2° Si le juge ou son conjoint, si les personnes dont il est tuteur, subrogé tuteur, curateur ou conseil judiciaire, si les sociétés ou associations à l'administration ou à la surveillance desquelles il participe ont intérêt dans la contestation;
3° Si le juge ou son conjoint est parent, allié, jusqu'au degré indiqué ci-dessus, du tuteur, subrogé tuteur, curateur ou conseil judiciaire d'une des parties ou d'un administrateur, directeur ou gérant d'une société, partie en cause;
4° Si le juge ou son conjoint se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis d'une des parties;
5° Si le juge a connu du procès comme magistrat, arbitre ou conseil, ou s'il a déposé comme témoin sur les faits du procès;
6° S'il y a eu procès entre le juge, son conjoint, leurs parents ou alliés en ligne directe, et l'une des parties, son conjoint ou ses parents ou alliés dans la même ligne;
7° Si le juge ou son conjoint ont un procès devant un tribunal où l'une des parties est juge;
8° Si le juge ou son conjoint, leurs parents ou alliés en ligne directe ont un différend sur pareille question que celle débattue entre les parties;
9° S'il y a eu entre le juge ou son conjoint et une des parties toutes manifestations assez graves pour faire suspecter son impartialité."
L'article 669 CPP précise:
"L'inculpé, le prévenu, l'accusé et toute partie à l'instance qui veut récuser un juge d'instruction, un juge de police, un, plusieurs, ou l'ensemble des juges du tribunal correctionnel, des conseillers de la cour d'appel ou de la cour d'assises doit, à peine de nullité, présenter requête au premier président de la cour d'appel.
Les magistrats du ministère public ne peuvent être récusés.
La requête doit désigner nommément le ou les magistrats récusés et contenir l'exposé des moyens invoqués avec toutes les justifications utiles à l'appui de la demande.
La partie qui aura procédé volontairement devant une cour, un tribunal ou un juge d'instruction ne sera reçue à demander la récusation qu'à raison des circonstances survenues depuis, lorsqu'elles seront de nature à constituer une cause de récusation."
S'agissant de la cour d'assises, ces dispositions ne sont applicables qu'au président et aux assesseurs, et non aux jurés.
3. Serment
20. Le président adresse aux jurés, debout et découverts, le discours suivant:
"Vous jurez et promettez d'examiner avec l'attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre X..., de ne trahir ni les intérêts de l'accusé, ni ceux de la société qui l'accuse; de ne communiquer avec personne jusqu'après votre déclaration; de n'écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l'affection; de vous décider d'après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l'impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions."
Chacun des jurés, appelé individuellement par le président, répond en levant la main: "Je le jure."
B. Incidents contentieux au cours des débats et donné-acte
21. Lorsqu'un fait de nature à porter atteinte aux droits de l'une des parties intervient au cours des débats, celle-ci peut demander à la cour d'assises - composée en l'occurrence des seuls président et assesseurs - d'en "donner acte". C'est le seul moyen dont elle dispose pour le faire constater. La Cour de cassation ne peut statuer sur des griefs invoqués mais dont il n'a pas été demandé acte à la cour d'assises et qui ne sont pas constatés sur le procès-verbal des débats (Cour de cassation, chambre criminelle, 23 décembre 1899, Bulletin criminel (Bull. crim.) n° 380; 24 juillet 1913, Bull. crim. n° 365; 12 mai 1921, Bull. crim. n° 211; 31 janvier 1946, Bull. crim. n° 40; 5 mai 1955, Bull. crim. n° 28; 21 novembre 1973, Bull. crim. n° 427; 22 avril 1977, Dalloz-Sirey 1978, p. 28).