Jurisprudence : CEDH, 26-03-1996, Req. 54/1994/501/583, Doorson c. Pays-Bas

CEDH, 26-03-1996, Req. 54/1994/501/583, Doorson c. Pays-Bas

A8388AWL

Référence

CEDH, 26-03-1996, Req. 54/1994/501/583, Doorson c. Pays-Bas. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065314-cedh-26031996-req-541994501583-doorson-c-paysbas
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Cour européenne des droits de l'homme

26 mars 1996

Requête n°54/1994/501/583

Doorson c. Pays-Bas

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En l'affaire Doorson c. Pays-Bas (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président, Thór Vilhjálmsson, J. De Meyer, N. Valticos, S.K. Martens, F. Bigi, A.B. Baka, L. Wildhaber, D. Gotchev,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 octobre 1995 et 20 février 1996,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 54/1994/501/583. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 8 décembre 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 20524/92) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont un citoyen de cet Etat, M. Désiré Wilfried Doorson, avait saisi la Commission le 27 juin 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48), ainsi qu'à la déclaration néerlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 paras. 1 et 3 (art. 6-1, art. 6-3) de la Convention.

2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, le requérant a émis le voeu de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 31). Celui-ci a été autorisé par le président à s'exprimer en néerlandais (article 28 par. 3 du règlement B).

3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. S.K. Martens, juge élu de nationalité néerlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement B). Le 27 janvier 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. J. De Meyer, M. N. Valticos, M. F. Bigi, M. A.B. Baka, M. L. Wildhaber et M. D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement B) (art. 43).

4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement néerlandais ("le Gouvernement"), l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40). A la suite de l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 26 juin 1995, puis, le 27 juillet, celui du Gouvernement. Le délégué de la Commission ne s'est pas exprimé par écrit.

5.
Le 25 août 1995, la Commission a produit certains documents du dossier de la procédure suivie devant elle, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

6.
Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 24 octobre 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. K. de Vey Mestdagh, ministère des Affaires agent, étrangères, Mme I.M. Abels, ministère de la Justice, Mme M.J.T.M. Vijghen, ministère de la Justice, conseillers;

- pour la Commission

M. H.G. Schermers,

délégué;

- pour le requérant

Me G.P. Hamer, avocat et avoué,

conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Schermers, Me Hamer et M. de Vey Mestdagh.

EN FAIT

I.
Les circonstances de l'espèce

A. L'enquête policière

7.
Citoyen néerlandais né en 1958, M. Doorson réside à Amsterdam.

8.
En août 1987, le parquet résolut de s'attaquer à la nuisance causée par le trafic des stupéfiants à Amsterdam. La police avait compilé des séries de photographies de personnes soupçonnées de pareil commerce. Ces photos furent montrées à quelque cent cinquante toxicomanes en vue de recueillir des déclarations de leur part. Toutefois, à la suite d'une action analogue menée en 1986 et où des toxicomanes ayant fait des déclarations à la police avaient été menacés, il apparut que la plupart de ceux à qui les photographies étaient soumises n'étaient prêts à déposer qu'à condition que leur identité ne fût pas révélée aux revendeurs de drogue identifiés par eux.

Dans chaque série de photographies figurait celle d'une personne que l'on savait innocente. Les déclarations émanant de personnes désignant cette photographie comme étant celle d'un revendeur de drogue étaient écartées pour manque de crédibilité.

9.
En septembre 1987, la police reçut d'une personne, à qui elle attribua le numéro de code GH.021/87, des informations d'après lesquelles M. Doorson se livrait au trafic de la drogue. Aussi la photographie d'identification du requérant, qui avait été prise en 1985, fut-elle incluse par la police dans la collection soumise aux toxicomanes.

10. Un certain nombre d'entre eux déclarèrent par la suite à la police qu'ils reconnaissaient le requérant sur ladite photographie et qu'il avait vendu de la drogue. Six de ces toxicomanes demeurèrent anonymes; la police les désigna par les noms de code Y.05, Y.06, Y.13, Y.14, Y.15 et Y.16. L'identité de deux autres, à savoir R. et N., fut dévoilée.

B. Procédure devant le tribunal d'arrondissement

11. Soupçonné d'infractions à la législation sur les stupéfiants, M. Doorson fut arrêté le 12 avril 1988. Il apparaît qu'il fut par la suite placé en détention provisoire.

12. Le 13 avril 1988, on lui montra la photographie prise de lui par la police et il se reconnut dessus.

13. Une instruction judiciaire préparatoire (gerechtelijk vooronderzoek) fut ouverte, au cours de laquelle l'avocat du requérant soumit une demande d'audition des témoins mentionnés dans le rapport de police relatif à l'affaire de son client. En conséquence, le juge d'instruction (rechter-commissaris) ordonna à la police d'amener ces témoins devant lui le 30 mai 1988, entre 9 h 30 et 16 heures. L'avocat du requérant fut averti et invité à assister à l'audition des intéressés par le magistrat.

14. Le 30 mai 1988, il arriva au cabinet de celui-ci à 9 h 30. Toutefois, alors qu'une heure et demie plus tard aucun des témoins ne s'était encore présenté, il conclut qu'aucune audition n'aurait lieu. Aussi se rendit-il à un autre rendez-vous. D'après lui, il agit ainsi avec le consentement du magistrat instructeur, le juge M., qui lui avait promis que si les témoins se présentaient plus tard dans la journée, il ne les entendrait pas mais les inviterait à comparaître aux fins d'audition à une date ultérieure, de sorte que l'avocat du requérant pût être présent.

Après le départ de l'avocat, deux des huit témoins mentionnés dans le rapport de police se présentèrent et furent entendus par le juge d'instruction en l'absence de l'avocat, le témoin Y.15 vers 11 h 15, le témoin Y.16 vers 15 heures.

D'un procès-verbal de constatations (proces-verbaal van bevindingen) établi par le juge M. le 17 juin 1988, il apparaît que Y.15 et Y.16 ne tinrent pas leur promesse de revenir pour une nouvelle audition le 3 juin.

15. Inculpé de trafic de stupéfiants, M. Doorson comparut devant le tribunal d'arrondissement (arrondissementsrechtbank) d'Amsterdam le 19 juillet 1988. A la demande du procureur, le tribunal décida de reporter l'examen de l'affaire au 25 août 1988.

16. Il reprit l'audience à la date prévue. Comme il siégeait dans une composition différente, il recommença l'examen de la cause. L'avocat du requérant l'invita à renvoyer l'affaire au juge d'instruction, afin que celui-ci entendît les six témoins anonymes et que lui-même ouît les deux témoins nommément désignés, à savoir R. et N. Le tribunal rejeta la première demande mais ordonna la comparution de R. et N. devant lui et ajourna l'audience jusqu'au 4 octobre 1988.

Estimant que le requérant était toujours soupçonné et que les raisons pour lesquelles sa détention provisoire avait été ordonnée étaient toujours valables, il repoussa également une demande de la défense tendant à la levée ou à la suspension de cette détention.

Un des juges siégeant à cette occasion était un certain Sm.

17. Le 29 septembre 1988, l'avocat du requérant soumit au tribunal d'arrondissement une série de documents, parmi lesquels l'arrêt rendu par la Cour européenne des Droits de l'Homme le 24 novembre 1986 dans l'affaire Unterpertinger c. Autriche (série A n° 110) et le rapport adopté par la Commission européenne des Droits de l'Homme le 12 mai 1988 dans l'affaire Kostovski c. Pays-Bas (requête n° 11454/85).

18. Le 4 octobre 1988, le tribunal d'arrondissement reprit la procédure. Les trois juges le composant n'ayant pas siégé auparavant, il recommença derechef l'examen de la cause. La défense sollicita une nouvelle fois, mais en vain, l'audition des six témoins anonymes.

Le témoin nommément désigné N. comparut, R. non. Tant l'accusation que la défense se virent donner l'occasion de poser des questions à N. Invité à identifier le requérant, N. déclara ne pas le reconnaître. Lorsqu'on lui montra la photo de l'intéressé, il affirma remettre l'homme qui lui avait donné de l'héroïne quand il était malade. Toutefois, vers la fin de son audition, il déclara ne plus être tout à fait sûr de reconnaître l'individu sur la photographie; peut-être n'y avait-il qu'une ressemblance entre cet homme et celui qui lui avait donné l'héroïne. Il soutint en outre que lorsque la police lui avait montré les photographies, il n'avait désigné celle du requérant comme représentant une personne à qui il avait acheté de la drogue que parce que, très malade à l'époque, il craignait que la police ne lui restituât pas la drogue qu'elle avait trouvée en sa possession.

Le tribunal ajourna les débats jusqu'au 29 novembre 1988, ordonnant la comparution des témoins R. et N. ainsi que - à la demande de la défense - de L., un expert dans le domaine des problèmes relatifs au trafic et à la consommation de stupéfiants. Il ordonna que le témoin R. fût conduit devant lui par la police.

19. Le 29 novembre 1988, le tribunal d'arrondissement reprit les débats.

L'expert L. comparut et fut interrogé. Il dit douter que des déclarations comme celles faites par les toxicomanes en l'espèce pussent passer pour délibérées. En tout état de cause, de telles déclarations étaient d'après lui très peu crédibles, car la présentation des photos était précédée de promesses de toutes sortes, si bien que lorsqu'il s'agissait d'identifier des individus, les intéressés savaient exactement ce qu'attendait d'eux la personne chargée de leur audition, qu'il s'agît d'un policier ou d'un magistrat.

Les témoins N. et R. ne comparurent pas, le second bien que le tribunal eût ordonné que la police l'amenât devant lui. En conséquence, la défense retira sa demande tendant à l'audition de R. et N. devant le tribunal, afin d'éviter un nouvel ajournement des débats qui aurait eu pour effet de prolonger la détention provisoire du requérant.

L'avocat du prévenu fournit une analyse critique des déclarations faites par les témoins anonymes. Il releva en outre qu'il n'y avait aucune raison valable de préserver leur anonymat, dès lors qu'on n'avait pas démontré que le requérant se fût jamais livré à des représailles ou à des actes de violence.

20. Le 13 décembre 1988, le tribunal d'arrondissement déclara le requérant coupable de trafic de stupéfiants et le condamna à quinze mois d'emprisonnement. Pour ce faire, il prit en considération le fait que le prévenu avait antérieurement été convaincu d'infractions analogues.

C. Procédure devant la cour d'appel

21. M. Doorson attaqua le verdict devant la cour d'appel (gerechtshof) d'Amsterdam.

22. Par une lettre du 6 novembre 1989, son avocat invita le procureur général (procureur-generaal) près la cour d'appel à citer les témoins anonymes, les témoins nommément désignés N. et R., ainsi que l'expert L., aux fins d'audition à l'audience devant la cour, fixée au 30 novembre.

Le procureur général répondit, par une lettre du 22 novembre, qu'il citerait N., R. et L., mais non les témoins anonymes, dont il souhaitait préserver l'anonymat. Au besoin, la cour d'appel pourrait décider à l'audience d'ordonner leur audition à huis clos par le juge d'instruction.

23. Le 24 novembre 1989, l'avocat du requérant adressa au président de la cour d'appel une lettre l'invitant à convoquer les six témoins anonymes. A l'appui de sa demande, il fit observer que ni son client ni lui-même n'avaient jamais eu l'occasion d'interroger ces témoins. A cet égard, il se référa à l'arrêt rendu par la Cour européenne des Droits de l'Homme le 20 novembre 1989, soit quatre jours plus tôt, dans l'affaire Kostovski c. Pays-Bas (série A n° 166).

24. L'expert L. comparut à l'audience du 30 novembre 1989 devant la cour d'appel, ce dont s'abstinrent tous les témoins. Aussi le requérant sollicita-t-il l'ajournement des débats, afin que les intéressés pussent être assignés aux fins d'audition publique à une date ultérieure par la cour ou, à titre subsidiaire, par le juge d'instruction.

La cour d'appel décida de vérifier la nécessité de maintenir l'anonymat des témoins et renvoya l'affaire au juge d'instruction à cet effet. Elle l'invita aussi à interroger les témoins - non sans avoir décidé s'il fallait préserver leur anonymat - à propos des faits imputés au requérant, et à offrir à l'avocat de celui-ci la possibilité, tant d'assister à cette audition dans la pièce où elle aurait lieu que de poser des questions aux témoins. La cour exprima aussi le voeu que, si elles étaient toujours disponibles, les séries de photographies utilisées par la police fussent jointes au dossier. Enfin, elle ordonna la comparution devant elle des témoins R. et N. ainsi que de l'expert L., et elle ajourna l'audience sine die.

25. Le 14 février 1990, le juge d'instruction ouït les témoins Y.15 et Y.16 en présence de l'avocat du requérant. Le magistrat en question était le juge Sm., du tribunal d'arrondissement d'Amsterdam, qui avait pris part, en qualité de membre de la juridiction de jugement, à l'audience du 25 août 1988 ainsi qu'aux décisions prises à cette occasion (paragraphe 16 ci-dessus).

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