Cour européenne des droits de l'homme7 juillet 1989
Requête n°2/1988/146/200
Gaskin
En l'affaire Gaskin*,
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 2/1988/146/200. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, J. Cremona, Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. F. Gölcüklü, F. Matscher, L.-E. Pettiti, B. Walsh, Sir Vincent Evans, MM. R. Macdonald, C. Russo, R. Bernhardt, A. Spielmann, J. De Meyer, J.A. Carrillo Salcedo, N. Valticos, S.K. Martens,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 mars et 23 juin 1989,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement") puis par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"), les 8 et 14 mars 1988, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 10454/83) dirigée contre le Royaume-Uni et dont un citoyen de cet Etat, M. Graham Gaskin, avait saisi la Commission le 17 février 1983 en vertu de l'article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Comme la requête du Gouvernement, elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 (art. 8), auquel elle ajoute l'article 10 (art. 10).
3. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 25 mars 1988, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir MM. J. Pinheiro Farinha, B. Walsh, C. Russo, R. Bernhardt et N. Valticos, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et l'avocat du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu le mémoire du Gouvernement le 30 août 1988 et celui du requérant le surlendemain. Par la suite, des observations relatives à l'application de l'article 50 (art. 50) de la Convention ont été déposées par le requérant les 27 avril et 24 mai 1989, puis par le Gouvernement le 16 juin.
6. Le 6 décembre, le président a fixé au 28 mars 1989 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
7. Le 23 février 1989, la chambre s'est dessaisie au profit de la Cour plénière (article 50 du règlement).
8. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. I.D. Hendry, conseiller juridique
au ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth,
agent,
N. Bratza, Q.C.,
conseil,
E.R. Moutrie, Solicitor, ministère
de la Santé et de la Sécurité sociale,
Mme A. Whittle, ministère de la Santé et
de la Sécurité sociale,
M. R. Langham, ministère de la Santé et de
la Sécurité sociale,
Mlle T. Fuller, City Solicitor's Department,
municipalité de Liverpool,
M. A. James, municipalité de Liverpool,
conseillers;
- pour la Commission
Mme G.H. Thune,
déléguée;
- pour le requérant
M. R. Makin, Solicitor of the Supreme Court,
conseil.
9.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Bratza pour le Gouvernement, Mme Thune pour la Commission et M. Makin pour le requérant.
EN FAIT
10. Né le 2 décembre 1959, le requérant est citoyen britannique. Après le décès de sa mère, la commune de Liverpool le prit en charge le 1er septembre 1960 en vertu de l'article 1 de la loi de 1948 sur les enfants (Children Act, "la loi de 1948"). A l'exception de cinq périodes d'une semaine à cinq mois pendant lesquelles il se vit confié à son père, il demeura sous assistance, avec l'accord de celui-ci, jusqu'au 18 juin 1974. A cette date, il comparut devant le tribunal pour enfants (Juvenile Court) de Liverpool et se reconnut coupable de plusieurs infractions, dont un cambriolage et un vol. Le tribunal rendit à son endroit une ordonnance d'assistance, au titre de l'article 7 de la loi de 1969 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act). La prise en charge s'acheva le 2 décembre 1977, le jour où M. Gaskin atteignit l'âge de la majorité (dix-huit ans).
Auparavant, l'intéressé avait séjourné la plupart du temps chez divers parents nourriciers, soumis aux dispositions du règlement de 1955 sur le placement des enfants (Boarding-Out of Children Regulations, "le règlement de 1955"). Elles exigeaient de l'autorité locale la tenue d'un dossier confidentiel le concernant (paragraphe 13 ci-dessous).
11. Le requérant prétend avoir été maltraité alors qu'il se trouvait sous assistance; depuis sa majorité, il essaie de savoir où, chez qui et dans quelles conditions il a vécu, afin de pouvoir surmonter ses problèmes et connaître son passé.
12. Le 9 octobre 1978, un travailleur social employé par la ville de Liverpool lui permit de consulter les dossiers dûment conservés à son sujet par les services sociaux de la municipalité. M. Gaskin les emporta sans le consentement de la commune et les garda jusqu'au 12 octobre 1978, date à laquelle il les restitua auxdits services.
I. Le dossier personnel du requérant et la demande de communication
13. Les autorités locales ont pour pratique de constituer un dossier personnel pour tout enfant pris en charge, mais le règlement de 1955, édicté en application de l'article 14 de la loi de 1948, les y obligeait et les y oblige dans le cas d'enfants placés dans une famille. Les passages pertinents de son article 10 précisent:
"10.-(1) L'autorité locale constitue et tient à jour un dossier pour
a) tout enfant qu'elle a placé;
b) (...)
c) (...)
(2) (...)
(3) Tout dossier constitué conformément au présent règlement, ou une reproduction sur microfilm, sont conservés au moins trois ans après que l'intéressé a atteint l'âge de dix-huit ans, ou après son décès si celui-ci survient plus tôt; ce microfilm ou, à défaut, ce dossier sont à tout moment ouverts à l'inspection de toute personne dûment autorisée par le ministre."
14. Désireux d'assigner l'autorité locale en dommages-intérêts pour négligence, le requérant sollicita en 1979 la communication du dossier établi par elle à l'époque de sa prise en charge. Il invoquait l'article 31 de la loi de 1970 sur l'administration de la justice ("la loi de 1970"), aux termes duquel la High Court peut ordonner pareille communication au profit d'une personne susceptible d'être partie à une instance en justice pour lésions corporelles.
15. La High Court tint audience le 22 février 1980. La commune combattit la demande, au motif que la divulgation et la production du dossier iraient à l'encontre de l'intérêt général. Les personnes de qui provenaient les pièces en question étaient pour l'essentiel des médecins, des enseignants, des officiers de police et agents de probation, des travailleurs sociaux, des visiteurs de santé, des parents nourriciers et des membres du personnel d'établissements scolaires. Leurs contributions étaient traitées de manière rigoureusement confidentielle et la bonne marche du système d'assistance exigeait des dossiers aussi véridiques et complets que possible. Si le tribunal ordonnait la communication, le fonctionnement adéquat des services d'aide à l'enfance se trouverait menacé car les informateurs hésiteraient désormais à rédiger leurs rapports en toute franchise.
16. Le requérant plaida quant à lui qu'il fallait, en vertu des principes généraux applicables en la matière, lui rendre accessible le dossier détenu par l'autorité locale, aux fins de l'action qu'il comptait engager contre la commune pour lésions corporelles. Il avança en outre que l'intérêt général commandait également un certain contrôle des soins assurés par une autorité locale à un enfant pris en charge.
17. Le juge ne lut pas le dossier litigieux, mais mit en balance l'intérêt général au maintien d'un système efficace d'aide à l'enfance avec l'intérêt particulier de M. Gaskin à pouvoir consulter son dossier en vue du procès projeté. Après avoir cité une affaire dans laquelle Lord Denning, président de la Court of Appeal (Master of the Rolls), avait affirmé la nature confidentielle et privée des dossiers établis conformément à l'article 10 du règlement de 1955 (Re D (Infants), Weekly Law Reports ("WLR") 1970, vol. 1, p. 599), il conclut en ces termes:
"La nécessité, pour le bon fonctionnement du service d'aide à l'enfance, de préserver le caractère confidentiel des documents pertinents ne m'inspire aucun doute. Il s'agit d'un service très important devant lequel les intérêts de l'individu, eux aussi très importants, me semblent devoir s'incliner. J'estime hors de doute que l'intérêt général sera mieux servi si je refuse la communication, ce que je fais."
18. Le requérant attaqua cette décision devant la Court of Appeal, qui la confirma le 27 juin 1980 à l'unanimité. Selon elle, la High Court avait bien pesé les intérêts concurrents. Certes, un tribunal devait parfois examiner un document, par exemple en cas de doutes sérieux et s'il ne pouvait valablement trancher en faveur de l'intérêt général ou de l'intérêt particulier sans étudier lui-même les pièces, mais il n'en allait pas ainsi en l'espèce. La Court of Appeal rejeta donc le recours et n'autorisa pas M. Gaskin à saisir la Chambre des Lords (Gaskin v. Liverpool City Council, WLR 1980, vol. 1, p. 1549).
II. Résolutions de la municipalité de Liverpool relatives à l'accès aux dossiers personnels
19. Le 21 octobre 1980, le conseil municipal de Liverpool créa une sous-commission sur les dossiers de l'aide à l'enfance (Child Care Records Sub-Committee, "la sous-commission"), chargée de formuler des recommandations sur l'accès aux dossiers personnels des services sociaux et d'instruire les allégations du requérant.
20. Le 17 juin 1982, elle préconisa de mettre leurs dossiers à la disposition des anciens administrés des services sociaux, moyennant certaines garanties et restrictions relatives, notamment, aux renseignements médicaux et de police. Quant au requérant, elle se montra préoccupée par le nombre des placements subis par lui pendant sa prise en charge: il pouvait, reconnut-elle, nuire au développement d'un adolescent. Elle ne découvrit cependant aucun élément révélant que les agents concernés n'avaient pas accompli leur tâche avec sollicitude. Le requérant devait pouvoir consulter son dossier et en prendre copie, à l'exception des pièces médicales et de police.
21. Le 30 juin 1982, une résolution de la commission des services sociaux (Social Services Committee) entérina les recommandations de la sous-commission, sous réserve d'un amendement qui subordonnait au consentement des membres du corps médical et des forces de police la communication des renseignements fournis par eux. Toutefois, M. Lea, membre dissident de la sous-commission, introduisit une instance pour contester la résolution; il obtint une ordonnance de référé qui interdisait au conseil municipal d'appliquer celle-ci jusqu'à la décision au fond ou jusqu'à nouvel ordre.
22. Le 26 janvier 1983, le conseil municipal de Liverpool approuva une nouvelle résolution. Pour les dossiers futurs, elle reprenait en substance les termes de celle du 30 juin 1982; elle y ajoutait des restrictions destinées à protéger les renseignements donnés sous le sceau du secret et à empêcher dans certains cas un accès intégral ou partiel aux dossiers. Au sujet des renseignements recueillis et compilés avant le 1er mars 1983, elle prescrivait en revanche de ne rien communiquer sans l'accord des personnes dont ils émanaient. En conséquence, elle chargeait les fonctionnaires municipaux de prendre aussitôt contact avec les diverses personnes de qui provenaient les informations versées au dossier Gaskin, en vue de la communication de ces dernières. Toutefois, elle leur enjoignait de ne pas l'appliquer avant l'issue de l'action judiciaire en cours. M. Lea se désista le 13 mai 1983; le 29 juin, l'autorité locale adopta une nouvelle résolution fixant au 1er septembre 1983 l'entrée en vigueur effective de celle du 26 janvier.
23. Le 24 août 1983, le ministère de la Santé et de la Sécurité sociale adressa aux autorités locales et autorités sanitaires la circulaire LAC (Local Authorities Circular) (83) 14, en vertu de l'article 7 de la loi de 1970 sur les services sociaux des autorités locales (Local Authority Social Services Act); cette loi énonce les principes qui régissent la communication aux intéressés des renseignements versés aux dossiers personnels des services sociaux. En son article 3, la circulaire traçait une ligne directrice: les bénéficiaires de prestations sociales d'ordre personnel devaient, moyennant des garanties appropriées, pouvoir prendre connaissance des mentions figurant à leur sujet dans les dossiers des services sociaux et, à certaines exceptions près, avoir accès à ceux-ci. L'article 5 énumérait sous cinq rubriques les raisons permettant de ne pas révéler une information, parmi lesquelles la protection de tiers ayant fourni des renseignements sous le sceau du secret, la protection des sources d'information et la protection des appréciations confidentielles du personnel des services sociaux. Les articles 6 à 9 définissaient en termes plus précis la politique à suivre en matière d'accès des administrés à leur dossier. En particulier, l'article 7 indiquait les impératifs à mettre en balance avec l'intérêt de l'auteur d'une demande d'accès; la consigne la plus pertinente en l'espèce consistait à ne pas communiquer un renseignement fourni sous le sceau du secret par un tiers sans l'accord de celui-ci. L'article 9 disposait cependant que comme les dossiers existants avaient été constitués dans l'idée que leur contenu resterait à jamais confidentiel, les données recueillies avant l'introduction de la nouvelle politique ne seraient en aucun cas révélées sans l'acceptation des personnes dont elles émanaient.