Cour européenne des droits de l'homme25 mai 1998
Requête n°20/1997/804/1007
Parti socialiste et autres c. Turquie
AFFAIRE PARTI SOCIALISTE ET AUTRES c. TURQUIE
(20/1997/804/1007)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mai 1998
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une grande chambre
Turquie dissolution d'un parti politique par la Cour constitutionnelle
I. ARTicle 11 de la convention
A. Applicabilité de l'article 11
Les partis politiques représentent une forme d'association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie eu égard à l'importance de celle-ci dans le système de la Convention, ils relèvent sans aucun doute de l'article 11.
Une association ne se trouve pas soustraite à l'empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles d'un Etat et appeler des mesures restrictives.
B. Observation de l'article 11
1. Existence d'une ingérence
Dans le chef des trois requérants.
2. Justification de l'ingérence
a) « Prévue par la loi »
Non contesté.
b) But légitime
Protection de la « sécurité nationale ».
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
L'article 11 doit s'envisager aussi à la lumière de l'article 10 rôle essentiel des partis politiques pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie.
Déclarations du président du SP sur lesquelles la Cour constitutionnelle a fondé son arrêt de dissolution : contiennent une invitation à la population d'origine kurde à se regrouper et faire valoir certaines revendications politiques, mais aucun appel à la violence, au soulèvement ou à toute autre forme de rejet des principes démocratiques.
Déclarations en cause présentent également un projet politique visant à établir en Turquie un système fédéral le fait qu'un tel projet passe pour incompatible avec les principes et structures actuels de l'Etat turc ne le rend pas contraire aux règles démocratiques il est de l'essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d'organisation actuel d'un Etat, pourvu qu'ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même.
Poursuivi du chef des mêmes faits devant des cours de sûreté de l'Etat, le président du SP s'est vu acquitté par elles.
Radicalité de l'ingérence litigieuse : dissolution du SP avec effet immédiat et définitif, liquidation et transfert de ses biens au Trésor public, interdiction pour ses dirigeants d'exercer certaines activités politiques similaires mesures d'une telle sévérité ne pouvant s'appliquer qu'aux cas les plus graves.
Non établi comment, malgré leur attachement déclaré à la démocratie et leur rejet explicite de la violence, les propos litigieux peuvent passer pour porter une part de responsabilité dans les problèmes que pose le terrorisme en Turquie non-lieu à faire jouer l'article 17.
Conclusion : violation (unanimité).
II. articles 9, 10, 14 et 18 de la convention
Griefs portant sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain de l'article 11.
Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).
iii. articles 1 et 3 du protocole n° 1
Mesures attaquées : effets accessoires de la dissolution du SP.
Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).
IV. article 6 § 1 de la convention
Eu égard à la conclusion quant à l'article 11, pas nécessaire d'examiner ce grief.
Conclusion : non-lieu à statuer (unanimité).
v. article 50 de la convention
A. Annulation de l'arrêt de dissolution
Cour non compétente pour ordonner pareille mesure.
B. Dommage, et frais et dépens
Dommage matériel et frais et dépens : aucune pièce justificative rejet.
Dommage moral : évaluation en équité.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser aux requérants une certaine somme pour dommage moral (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
16.12.1992, Hadjianastassiou c. Grèce ; 20.9.1993, Saïdi c. France ; 26.9.1995, Vogt c. Allemagne ; 3.7.1997, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique (article 50) ; 25.11.1997, Zana c. Turquie ; 30.1.1998, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie
En l'affaire Parti socialiste et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
C. Russo,
N. Valticos,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
Sir John Freeland,
MM. A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
J. Makarczyk,
P. Kûris,
U. Lôhmus,
P. van Dijk,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 février et 25 avril 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 27 janvier 1997, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la
Convention »). A son origine se trouve une requête (n° 21237/93) dirigée contre la République de Turquie et dont un parti politique, le Parti socialiste, ainsi que deux ressortissants turcs, MM. Doðu Perinçek et Ýlhan Kýrýt, avaient saisi la Commission le 31 décembre 1992 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 a) de la Convention et 32 du règlement A. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 1, 9, 10, 11, 14 et 18 de la Convention, ainsi que des articles 1 et 3 du Protocole n° 1.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont déclaré qu'ils souhaitaient participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. Le 30 janvier 1997, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de confier l'examen de la présente cause à la chambre constituée le 29 octobre 1996 pour connaître de l'affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (article 21 § 7 du règlement A). Cette chambre comprenait de plein droit M. F. Gölcüklü, juge élu de nationalité turque (article 43 de la Convention), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A), les sept autres membres, tirés au sort en présence du greffier, étant MM. B. Walsh, C. Russo, I. Foighel, A.N. Loizou, J. Makarczyk, P. Kûris et P. van Dijk (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
4. Le 28 août 1997, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51 du règlement A). La grande chambre à constituer comprenait de plein droit M. Ryssdal, président de la Cour, M. R. Bernhardt, vice-président, les autres membres de la chambre originaire ainsi que les quatre suppléants de celle-ci, MM. A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, R. Pekkanen et R. Macdonald (article 51 § 2 a) et b)). Le même jour, le président a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept juges supplémentaires appelés à compléter la grande chambre, à savoir M. F. Matscher, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. J.M. Morenilla, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber et M. U. Lôhmus (article 51 § 2 c)). Ultérieurement, MM. Ryssdal, Walsh et Macdonald se sont vus empêchés de participer à l'examen de la cause (articles 24 § 1 et 51 § 3) et M. Bernhardt a remplacé M. Ryssdal à la présidence de la grande chambre (articles 21 § 6 et 51 § 6).
5. En sa qualité de président de la chambre, M. Ryssdal avait consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), les conseils des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38 du règlement A). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants et du Gouvernement les 1er et 3 octobre 1997 respectivement.
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 février 1998, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
Mme D. Akçay,
MM. M. Özmen, coagents,
A. Kaya,
Mme M. Gülºen,
Mlles A. Emüler,
A. Günyaktý, conseillers ;
pour la Commission
M. G. Ress, délégué ;
pour les requérants
M. D. Perinçek, requérant,
Mes A. Kalan,
M. Cengiz, avocats au barreau d'Ankara, conseils.
La Cour a entendu M. Ress, M. Perinçek, Me Cengiz, Me Kalan et Mme Akçay.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. Le Parti socialiste (« le SP »), premier requérant, est un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessous).
MM. Ýlhan Kýrýt et Doðu Perinçek, les deuxième et troisième requérants, étaient respectivement président et ancien président du SP. Ils résident à Istanbul.
8. Le SP fut fondé le 1er février 1988. Le même jour, ses statuts et son programme furent examinés par le parquet près la Cour de cassation quant à leur compatibilité avec la Constitution et la loi n° 2820 portant réglementation des partis politiques (« la loi n° 2820 », paragraphes 16 et 17 ci-dessous).
A. La première demande en dissolution du Parti socialiste et les poursuites contre ses dirigeants
9. Le 15 février 1988, alors que le SP s'apprêtait à participer aux élections législatives, le procureur général près la Cour de cassation (« le procureur général ») requit auprès de la Cour constitutionnelle la dissolution du SP. Invoquant notamment certains passages de son programme, il lui reprochait d'avoir voulu établir la domination de la classe ouvrière, en vue de créer une dictature du prolétariat (articles 6, 10, 14 et 68 ancien de la Constitution ainsi que 78 et 101 a) de la loi n° 2820).
10. Dans son arrêt du 8 décembre 1988, publié au Journal officiel le 16 mai 1989, la Cour constitutionnelle rejeta le recours pour défaut de fondement, estimant que les objectifs politiques énoncés dans le programme du SP n'enfreignaient pas la Constitution.
11. Des poursuites pénales furent alors entamées devant des cours de sûreté de l'Etat contre certains dirigeants du SP, dont M. Perinçek. Ils se voyaient accusés de propagande nuisible en faveur de l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres, infraction prévue à l'article 142 du code pénal, dans sa version alors en vigueur (paragraphe 18 ci-dessous). L'accusation portée contre M. Perinçek reposait notamment sur des propos qu'il aurait tenus le 10 février 1990 à Diyarbakýr et le 21 mars 1990 à Van, lors de deux réunions publiques, ainsi que sur un article paru dans une revue politique le 4 mars 1990, c'est-à-dire avant son élection à la présidence du SP, le 6 juillet 1991. A la suite de l'abrogation de l'article 142 du code pénal par la loi anti-terrorisme n° 3713 du 12 avril 1991, les intéressés furent tous acquittés. Quant aux discours en question, le SP les publia ultérieurement sous les titres : « Serhildan çaðrýlarý-1, Kawa ateþi yaktý » et « Serhildan çaðrýlarý-2, Karpuz deðil cesaret ekin » (paragraphe 13 ci-dessous).
12. Le 26 août 1991, le Haut Comité électoral chargé par la Constitution de surveiller la régularité des élections décida que le SP réunissait toutes les conditions nécessaires pour participer aux élections législatives du 20 octobre 1991. En conséquence, le parti mena une campagne électorale.
B. La deuxième demande en dissolution du Parti socialiste
13. Le 14 novembre 1991, le procureur général demanda pour la deuxième fois à la Cour constitutionnelle de dissoudre le SP. Il accusait celui-ci d'avoir poursuivi des activités propres à porter atteinte à l'intégrité territoriale de l'Etat et à l'unité de la nation, au mépris des articles 3, 4, 14, 66 et 68 ancien de la Constitution ainsi que 78, 81 et 101 b) de la loi n° 2820.
A l'appui de sa demande, le procureur général invoquait notamment les extraits suivants des publications électorales du SP ainsi que des déclarations orales faites par son président, M. Perinçek, lors de diverses réunions publiques et émissions télévisées.
1. Les extraits de publications du Parti socialiste
a) « Serhildan çaðrýlarý-1, Kawa ateþi yaktý » (« Appels à se relever n° 1, Kawa a allumé le feu »)
« (...) Chers amis, (...) la deuxième dynamique est la dynamique kurde. C'est la demande d'égalité, de liberté, [c'est] la revendication de droits par les Kurdes au titre d'une nation. C'est solliciter que ce qui est reconnu pour les Turcs (...) leur soit également accordé.
Au début des années 1900, une guerre d'indépendance a été menée (...) dans des circonstances où les impérialistes occupaient le pays, où le Turc et le Kurde dépendaient l'un de l'autre, devaient s'unir et être côte à côte. Dans le protocole d'Amasya, il a été écrit : « La patrie est constituée des terres où vivent les Turcs et les Kurdes. » Dans les déclarations et documents des congrès d'Erzurum et de Sivas, les droits ethniques, sociaux et géographiques des Kurdes ont été reconnus (...) une fois la guerre terminée et les armes accrochées au mur, on a assisté à l'avènement d'une idéologie officielle (...) comme si on n'avait plus besoin de quelqu'un d'Urfa, de Diyarbakýr ou de Malatya pour combattre (...). Dans cette idéologie officielle, il n'y avait plus de place pour les Kurdes. Il n'y avait plus de Kurdes. Désormais, seuls les Turcs existaient (...) » (pages 78)