Cour européenne des droits de l'homme29 août 1997
Requête n°83/1996/702/894
Worm c. Autriche
AFFAIRE WORM c. AUTRICHE
(83/1996/702/894)
ARRÊT
STRASBOURG
29 août 1997
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1997, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
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SOMMAIRE
Arrêt rendu par une chambre
Autriche condamnation d'un journaliste pour un article jugé susceptible d'influer sur l'issue d'une procédure pénale (article 23 de la loi sur les médias)
I. Exception préliminaire du Gouvernement (délai de six mois)
Le requérant avait droit à une copie de l'arrêt de la cour d'appel autorités judiciaires responsables du retard important avec lequel cette copie a été signifiée arrêt long de plus de neuf pages comportait un raisonnement juridique détaillé dans ces conditions, il est plus conforme à l'objet et au but de l'article 26 de calculer le délai de six mois à compter de la date de signification de la copie de l'arrêt.
Conclusion : rejet (unanimité).
II. Article 10 de la Convention
La condamnation du requérant a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d'expression.
A. L'ingérence était-elle « prévue par la loi » ?
La condamnation pour « influence abusive sur une procédure pénale » a une base en droit interne (article 23 de la loi sur les médias) l'application de cette disposition au cas d'espèce n'allait pas au-delà de ce qui pouvait être raisonnablement prévu dans les circonstances de la cause la condamnation attaquée était « prévue par la loi ».
B. L'ingérence poursuivait-elle un but légitime ?
L'ingérence visait à « garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire » les Etats contractants étaient en droit de tenir compte de considérations se rapportant à la protection du rôle fondamental des tribunaux dans une société démocratique les divers motifs de la condamnation étaient compatibles avec ce but pas nécessaire de traiter séparément de la question de savoir si l'ingérence visait à protéger le droit à la présomption d'innocence.
C. L'ingérence était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?
Les motifs avancés pour la condamnation étaient « pertinents », car en rapport avec le but poursuivi.
Les tribunaux ne sauraient opérer dans le vide les questions dont connaissent les juridictions pénales peuvent donner lieu à discussion dans les revues spécialisées, la grande presse ou le public en général les comptes rendus de procédures judiciaires, y compris les commentaires, contribuent à les faire connaître et sont donc compatibles avec l'exigence de publicité de l'audience énoncée à l'article 6 § 1 en particulier dans le cas d'un personnage
connu les limites du commentaire admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique que d'un simple citoyen toutefois, comme tout un chacun, les personnalités connues sont en droit de bénéficier d'un procès équitable.
La condamnation en question ne visait pas à restreindre le droit du requérant d'informer avec objectivité quant au procès d'une personnalité, mais critiquait la manière négative dont avait été analysé un moyen de preuve présenté au cours de l'audience le requérant a clairement donné son avis sur la culpabilité de l'accusé la cour d'appel a pris en compte l'ensemble de l'article litigieux on ne saurait dire que celui-ci n'était pas susceptible de justifier la conclusion quant à la possibilité qu'il influe sur l'issue du procès.
Il appartenait en premier lieu à la cour d'appel d'évaluer la probabilité que les juges non professionnels au moins lisent l'article et de déterminer si le requérant poursuivait un but répréhensible la cour d'appel était en droit de punir la tentative faite par le requérant pour s'ériger en juge de l'affaire.
L'intérêt du requérant et celui du public à communiquer et recevoir des idées au sujet d'une question d'intérêt général n'étaient pas de nature à l'emporter sur les considérations relatives aux conséquences néfastes d'une diffusion de l'article incriminé sur l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire en Autriche les motifs invoqués pour justifier l'ingérence étaient également « suffisants ».
Eu égard au montant de l'amende et au fait que l'éditeur était solidairement tenu au paiement de celle-ci, sanction non disproportionnée au but poursuivi.
La condamnation du requérant était « nécessaire dans une société démocratique ».
Conclusion : non-violation (sept voix contre deux).
Références à la jurisprudence de la Cour
26.4.1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1) ; 1.10.1982, Piersack c. Belgique ; 8.7.1986, Lingens c. Autriche ; 26.11.1991, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 2) ; 24.2.1993, Fey c. Autriche ; 25.8.1993, Chorherr c. Autriche ; 23.9.1994, Jersild c. Danemark ; 27.3.1996, Goodwin c. Royaume-Uni
En l'affaire Worm c. Autriche,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement B, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
B. Walsh,
J.M. Morenilla,
B. Repik,
K. Jungwiert,
U. Lôhmus,
J. Casadevall,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 avril et 26 juin 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 4 juillet 1996 et par le gouvernement de la République d'Autriche (« le Gouvernement ») le 11 septembre 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 22714/93) dirigée contre l'Autriche et dont un ressortissant de cet Etat, M. Alfred Worm, avait saisi la Commission le 28 juillet 1993 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46), la requête du Gouvernement aux articles 44 et 48. Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 § 3 d) du règlement B, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 31). Le président a autorisé ce dernier à employer la langue allemande (article 28 § 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement B). Le 7 août 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, B. Walsh, J.M. Morenilla, B. Repik, K. Jungwiert, U. Lôhmus et J. Casadevall, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement B).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement B), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement autrichien, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 § 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant et celui du Gouvernement les 21 et 28 février 1997 respectivement. La Commission a produit le dossier de la procédure suivie devant elle, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 22 avril 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. F. Cede, ambassadeur, conseiller juridique,
chef du département de droit international
au ministère fédéral des Affaires étrangères, agent,
M. S. Benner, procureur, département des affaires pénales
et des grâces, ministère fédéral de la Justice,
Mme E. Bertagnoli, département de droit international,
ministère fédéral des Affaires étrangères,
Mme I. Ermacora, département constitutionnel,
chancellerie fédérale, conseillers ;
pour la Commission
M. J.-C. Geus, délégué ;
pour le requérant
Me W. Masser, avocat au barreau de Vienne, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Masser et M. Cede, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
6. Le requérant, M. Alfred Worm, est journaliste. Né en 1945, il habite Vienne.
7. A l'époque des faits, il travaillait pour Profil, revue autrichienne à caractère essentiellement politique. Pendant plusieurs années, il enquêta et écrivit des articles sur l'affaire de M. Hannes Androsch, ancien vice-chancelier et ministre des Finances, mis en cause dans certaines procédures pénales.
A. Antécédents judiciaires de M. Androsch
8. En 1989, M. Androsch fut condamné par la cour d'appel (Oberlandesgericht) de Vienne sur deux chefs de faux témoignage. La cour déclara qu'il avait faussement prétendu devant une commission d'enquête parlementaire (Untersuchungsausschuß) que certaines sommes avaient été mises à sa disposition par un certain M. S., alors qu'en réalité, elles provenaient de comptes anonymes dont lui-même et son épouse étaient titulaires. En outre, au cours d'une procédure pénale dirigée contre des fonctionnaires du ministère des Finances inculpés d'abus de pouvoir, il avait déclaré à propos de plusieurs comptes anonymes qu'ils appartenaient à M. S., alors qu'en fait, les titulaires en étaient lui-même, son épouse et sa mère.
9. En 1991, M. Androsch comparut pour fraude fiscale devant le tribunal correctionnel régional (Landesgericht für Strafsachen) de Vienne, constitué en une juridiction échevinale (Schöffengericht) composée de deux magistrats de carrière et de deux juges non professionnels, qui tint audience notamment les 25 et 26 mai 1991.
Le 8 octobre 1991, M. Androsch fut reconnu coupable de fraudes fiscales commises entre 1973 et 1981 et condamné à une amende de 1,8 million de schillings autrichiens (ATS).
B. L'article
10. Le 1er juillet 1991, Profil publia un article de deux pages sur ce procès, écrit par le requérant et conçu en ces termes :
« AJOURNEMENT POUR RÉFLEXION
Pendant deux jours, une juridiction échevinale a examiné les charges de fraude fiscale pesant sur Hannes Androsch. L'atmosphère dans le prétoire était glaciale.
« Surtout pas d'erreur dans ce procès ; par prudence élémentaire : agir avec correction et en son âme et conscience, mais sans ménagement ! » (Propos tenus par M. Heinz Tschernutter, agent du fisc et témoin, en réponse à la question de savoir selon quels critères avait été examinée l'affaire Androsch.)
La veille du procès, [le journal autrichien] Die Presse fit éclater la bombe qui devait secouer l'Autriche tout entière, en rapportant une phrase de l'avocat Herbert Schachter : « Je suis sûr que M. Androsch fera une présentation impressionnante de son affaire. »
La présentation impressionnante assombrit l'horizon, et la terre trembla tandis que l'inculpé aggravait encore plus son cas, déjà merdique, en invoquant des trous de mémoire (« je ne m'en souviens plus » « je ne connais pas les détails »), en tentant de reporter la faute sur les autres (« j'ai été représenté pendant toutes ces années par mes conseillers fiscaux ») ou en se posant en victime (« aucune grande entreprise n'a dans toute l'Autriche subi autant de contrôles que moi pendant autant d'années »).
Le plus gros problème de Hannes Androsch est lui-même. Au deuxième rang vient son avocat, Herbert Schachter. A eux deux, le défenseur et son client sont imbattables : si le mépris affiché pouvait modifier le climat, la salle d'audience serait recouverte d'une épaisse couche de glace.
Lorsque le juge Friedrich Zeilinger lui demande patiemment : « Que s'est-il donc exactement passé ? », l'inculpé répond, blasé : « Ce qui s'est passé, je vous prie de le déduire du dossier. Vous avez les documents sous les yeux, je crois ; pas moi. »
Une autre fois, Androsch s'adresse à Friedrich Matousek, faisant vers lui un geste condescendant de la main : « Vous, mon cher procureur (...) », sur le ton qu'il aurait employé pour dire : « Misérable crétin ! »
Androsch sous-estime la justice. Une fois de plus. Le juge Zeilinger connaît parfaitement le dossier, comme le prouvent toutes ses questions ; le procureur Matousek s'y retrouve dans le dédale des montages financiers des « consultants internationaux » ; il est vrai que le ministère public enquête sur les flux financiers à destination et en provenance de Hannes Androsch depuis une bonne décennie.
L'inculpé prend à tort l'attitude excessivement polie et conciliante du président du tribunal pour de la faiblesse. Il connaît aussi le procureur depuis des années, mais sans le comprendre vraiment. Matousek parle doucement et lentement, pour qu'on puisse bien le suivre, et son comportement manque spectaculairement de spectaculaire. Seuls les arrogants prennent l'absence de grands gestes pour de l'ignorance.
Le procureur a cependant commis une erreur : citant un arrêt de la cour d'appel dans la procédure, close, dirigée contre Androsch pour faux témoignage, il a parlé d'« imbrication de comptes pratiquée de longue date et de manière astucieuse et subtile ». Or si la fraude fiscale était bien pratiquée « de longue date », elle n'a jamais été « astucieuse et subtile ».
Bien au contraire : quiconque s'est plongé dans le dédale des comptes occultes d'Androsch est frappé par la simplicité du montage. Ce dernier manque totalement de subtilité et se caractérise même par son côté extrêmement primitif, ce que n'explique pas un manque d'intelligence de la part d'Androsch, mais le fait qu'il repose sur la base inébranlable de la loyauté mal placée des fonctionnaires. Tant qu'Androsch est resté ministre des Finances, soit jusqu'en janvier 1981, il pouvait compter sur l'obéissance zélée, quoique illégale, de quelques fonctionnaires haut placés. Dès son départ, ces fonctionnaires s'agitèrent en tous sens pour dissimuler leur complicité dans cette opération de camouflage. Certes, toute une série d'autres fonctionnaires, non pas excessivement courageux mais simplement respectueux de la loi, s'efforcèrent de leur côté de laisser parler le droit ; ils furent mis en échec par la réalité des faits. L'équipe dirigée par Adolf Panzenböck, contrôleur fiscal de Carinthie (1982 à 1984), réussit à collecter tous les faits pertinents, mais le chef d'une perception viennoise, qui n'avait été chargé de l'affaire qu'un jour et demi plus tôt, déclara que tout était en ordre. Puis Walter Handerek, Heinz Tschernutter et Gerhard Berner, fonctionnaires des finances qui reprirent le dossier entre 1985 et 1988, se virent traités par l'avocat de la défense Herbert Schachter, lors de leur comparution à titre de témoins la semaine dernière, comme s'il s'agissait de leur procès et non de celui d'Androsch.