Cour européenne des droits de l'homme5 octobre 2000
Requête n°39652/98
Maaouia c. France
AFFAIRE MAAOUIA c. FRANCE
(Requête n° 39652/98)
ARRÊT
STRASBOURG
5 octobre 2000
[Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.]
En l'affaire Maaouia c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président,
MM. C.L. Rozakis,
G. Ress,
J.-P. Costa,
Gaukur Jörundsson,
L. Caflisch,
L. Loucaides,
I. Cabral Barreto,
W. Fuhrmann,
K. Jungwiert,
Sir Nicolas Bratza,
Mme N. Vajiæ,
MM. J. Hedigan,
M. Pellonpää,
T. Panþîru,
K. Traja,
A. Kovler, juges,
ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 5 juillet et 13 septembre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 39652/98) dirigée contre la France et dont un ressortissant de la Tunisie, M. Nouri Maaouia (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 30 décembre 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Alain Chemama, avocat au barreau de Nice. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait en particulier que la durée de la procédure en relèvement de l'interdiction du territoire français, qu'il introduisit le 12 août 1994 et qui s'acheva avec l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence du 26 janvier 1998, avait dépassé le délai raisonnable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Par une décision du 12 janvier 1999, la chambre a ajourné l'examen du grief du requérant concernant la durée de la procédure en relèvement de l'interdiction du territoire français (article 6 § 1 de la Convention) et déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
Le 1er février 2000, la chambre, composée des juges dont le nom suit : Sir Nicolas Bratza, président, M. J.-P. Costa, Mme F. Tulkens, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. K. Traja et M. M. Ugrekhelidze, ainsi que de Mme S. Dollé, greffier de section, s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Par une décision du 22 mars 2000, la Grande Chambre a déclaré le restant de la requête recevable, tout en réservant la question de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire
8. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 5 juillet 2000.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
M. Ronny Abraham, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
Mme Claire d'Urso, chef du bureau des Droits de l'Homme
du service des Affaires européennes et internationales
au ministère de la Justice,
M. Pierre Boussaroque, conseiller de tribunal administratif
détaché à la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères, conseils ;
pour le requérant
Me Alain Chemama, avocat au barreau de Nice, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Chemama et M. Abraham.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Né en 1958 en Tunisie, le requérant est entré en France en 1980, à l'âge de 22 ans. Le 14 septembre 1992, il contracta mariage avec une ressortissante française, invalide à 80 %, avec laquelle il vivait depuis 1983.
10. Par un arrêt du 1er décembre 1988, la cour d'assises des Alpes-Maritimes condamna le requérant à six ans de réclusion criminelle pour vol avec arme et violences volontaires avec arme pour des faits commis en 1985. Le requérant fut libéré le 14 avril 1990.
11. Le 8 août 1991, le ministre de l'Intérieur prit un arrêté d'expulsion à l'encontre du requérant. Cet arrêté, dont celui-ci ignorait l'existence, lui fut notifié le 6 octobre 1992, alors qu'il se présentait au centre administratif de Nice pour régulariser sa situation.
12. Refusant d'embarquer pour la Tunisie, le requérant fit l'objet de poursuites pénales pour soustraction à l'exécution d'un arrêté d'expulsion. Par un jugement du 19 novembre 1992, le tribunal correctionnel de Nice le condamna à la peine d'un an d'emprisonnement ferme et de dix ans d'interdiction du territoire français. Ce jugement fut confirmé en appel par la cour d'appel d'Aix-en-Provence par un arrêt du 7 juin 1993. Le pourvoi en cassation fut rejeté par la Cour de cassation le 1er juin 1994 au motif que le requérant avait omis de présenter devant les juges du fond une exception d'illégalité visant l'arrêté d'expulsion pris à son encontre.
13. Le 22 juillet 1994, le requérant saisit la commission de révision des affaires pénales de la Cour de cassation pour obtenir la révision du procès pénal qui lui avait valu d'effectuer un an d'emprisonnement et une mesure d'interdiction du territoire de dix ans. Par un arrêt du 28 avril 1997, notifié le 22 septembre 1997, la Cour de cassation rejeta le recours.
1. Procédure devant les juridictions administratives tendant à l'annulation de l'arrêté d'expulsion pris à l'encontre du requérant
14. En décembre 1992, le requérant introduisit un recours en annulation de l'arrêté d'expulsion. Par un jugement du 14 février 1994, le tribunal administratif de Nice annula l'arrêté d'expulsion du 8 août 1991, au motif notamment que le requérant n'avait jamais reçu de convocation devant la commission d'expulsion. Ce jugement devint définitif le 14 mars 1994, après notification au ministre de l'Intérieur.
2. Procédure en relèvement de l'interdiction du territoire français
15. Fort du jugement du tribunal administratif en date du 14 février 1994 annulant l'arrêté d'expulsion, le requérant saisit, le 12 août 1994, le procureur général près la cour d'appel d'Aix-en-Provence d'une requête en relèvement de l'interdiction du territoire pour dix ans prononcée par le tribunal correctionnel de Nice le 19 novembre 1992. Le requérant faisait valoir qu'il était marié à une femme française et détenait un titre provisoire de séjour.
16. Par une lettre du 6 juillet 1995, le requérant rappela au procureur général les termes de sa demande en relèvement. Compte tenu du temps écoulé depuis le dépôt de sa requête, il sollicita du procureur l'audiencement de l'affaire afin qu'il fût statué sur sa demande. Le 12 juillet 1995, le procureur général sollicita du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nice la communication de son avis sur le mérite de la requête et la transmission de toute information utile de nature à permettre à la cour d'apprécier la suite à donner à la demande en relèvement. Le 19 septembre 1995, le commissariat central de Nice adressa au procureur de la République les résultats de l'enquête effectuée au sujet du requérant.
17. Le 3 novembre 1997, le procureur général près la cour d'appel fit savoir au requérant que l'affaire serait appelée à l'audience du 26 janvier 1998. A cette dernière date, la cour d'appel d'Aix-en-Provence fit droit à la demande du requérant, au motif que le tribunal administratif de Nice avait annulé l'arrêté d'expulsion, et ordonna le relèvement de la mesure d'interdiction du territoire.
3. Demandes introduites par le requérant en vue de la régularisation de sa situation
18. Par ailleurs, le requérant sollicita la régularisation de sa situation sur le plan administratif, obtenant dans un premier temps des récépissés de titres de séjour provisoires, et non de travail, pour des périodes de trois mois renouvelables. Le 4 septembre 1995, il obtint toutefois un nouveau permis de séjour valable trois mois, avec autorisation de chercher un emploi.
19. Le 14 septembre 1995, le requérant sollicita auprès du préfet des Alpes-Maritimes le bénéfice d'un titre de séjour l'autorisant à demeurer de façon stable en France et à y travailler, eu regard à son mariage avec une citoyenne française. Le 9 avril 1996, il reçut notification d'une décision de refus de séjour datée du 2 avril 1996. Il présenta un recours devant le tribunal administratif de Nice qui, par un jugement du 27 septembre 1996, le rejeta.
20. Le 24 décembre 1996, le requérant interjeta appel de ce jugement devant la cour administrative d'appel de Lyon. Par une ordonnance du 29 août 1997, le président de cette dernière transmit le dossier de la requête à la cour administrative d'appel de Marseille, juridiction compétente, où l'affaire se trouverait actuellement pendante.
21. Le 21 juillet 1998, le requérant obtint une carte de séjour temporaire valable pour une durée d'un an (du 13 juillet 1998 au 12 juillet 1999). A une date récente, il a obtenu un titre de séjour valable dix ans avec autorisation de travailler.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
22. L'article 27 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée, relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, se lit comme suit :
« Tout étranger qui se sera soustrait ou qui aura tenté de se soustraire à l'exécution d'une mesure de refus d'entrée en France, d'un arrêté d'expulsion ou d'une mesure de reconduite à la frontière ou qui, expulsé ou ayant fait l'objet d'une mesure d'interdiction du territoire, aura pénétré de nouveau sans autorisation sur le territoire national, sera puni d'une peine de six mois à trois ans d'emprisonnement.
La même peine sera applicable à tout étranger qui n'aura pas présenté à l'autorité administrative compétente les documents de voyage permettant l'exécution de l'une des mesures mentionnées au premier alinéa ou qui, à défaut de ceux-ci, n'aura pas communiqué les renseignements permettant cette exécution.
Le tribunal pourra, en outre, prononcer à l'encontre du condamné l'interdiction du territoire pour une durée n'excédant pas dix ans.
L'interdiction du territoire emporte de plein droit reconduite du condamné à la frontière, le cas échéant à l'expiration de sa peine d'emprisonnement. »
23. L'article 702-1 du code de procédure pénale est ainsi libellé :
« Toute personne frappée d'une interdiction, déchéance ou incapacité ou d'une mesure quelconque résultant de plein droit d'une condamnation pénale ou prononcée dans le jugement de condamnation à titre de peine complémentaire, peut demander à la juridiction qui a prononcé la condamnation ou, en cas de pluralité de condamnations, à la dernière juridiction qui a statué, de la relever en tout ou partie, y compris en ce qui concerne la durée de cette interdiction, déchéance ou incapacité. (
) ».
24. L'article 703 du code de procédure pénale est ainsi libellé :
« Toute demande présentée par un condamné en vue d'être relevé d'une interdiction (
) précise la date de la condamnation ainsi que les lieux où a résidé le requérant depuis sa condamnation ou sa libération.
Elle est adressée selon le cas, au procureur de la République ou au procureur général qui s'entoure de tous les renseignements utiles, prend, s'il y a lieu, l'avis du juge de l'application des peines, et saisit la juridiction compétente.
La juridiction saisie statue en chambre du conseil sur les conclusions du ministère public, le requérant ou son conseil entendus ou dûment convoqués (
)
Mention de la décision par laquelle un condamné est relevé totalement ou partiellement d'une interdiction, déchéance ou incapacité (
) est faite en marge du jugement ou de l'arrêt de condamnation, et au casier judiciaire ».
EN DROIT
sur la violation alléguée de l'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
25. Le requérant se plaint en substance que la durée de la procédure en relèvement de l'interdiction du territoire français qu'il a introduite le 12 août 1994, et qui s'est achevée avec l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence du 26 janvier 1998, a dépassé le délai raisonnable prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.(...) ».
Sur l'applicabilité de l'article 6 § 1
26. La Cour doit d'abord examiner si cet article est applicable au présent litige. Le Gouvernement plaide pour l'inapplicabilité de cet article, à l'inverse du requérant.
1. Thèses des comparants
a) Le Gouvernement
27. Le Gouvernement conteste l'applicabilité de l'article 6 de la Convention à la procédure diligentée par le requérant en vue d'obtenir le relèvement de son interdiction temporaire du territoire.
28. Le Gouvernement estime tout d'abord que la procédure en relèvement de l'interdiction du territoire n'est pas une contestation portant sur des droits et obligations de caractère civil. Il ne remet pas en cause l'existence d'une contestation, mais il estime en revanche qu'aucun droit de caractère civil n'était en jeu. En effet, la mesure d'interdiction du territoire prise à l'encontre du requérant a été prononcée dans le cadre d'un refus de déférer à une mesure d'expulsion du territoire français, et elle met donc principalement en jeu son droit au séjour sur ce territoire. A ce titre, elle repose sur des considérations d'ordre public étrangères à la matière civile. Le Gouvernement rappelle que la Commission européenne des Droits de l'Homme a estimé de façon constante que les procédures relatives à l'entrée, au séjour et à l'éloignement des étrangers échappent au champ d'application de cet article en tant qu'il concerne les contestations sur des droits et obligations de caractère civil. La raison en est que les actes contestés à l'occasion de telles procédures sont des actes régis par le droit public, et qu'ils manifestent l'exercice de prérogatives de puissance publique. Le fait qu'une mesure d'éloignement a généralement des incidences patrimoniales ou familiales pour l'intéressé ne saurait suffire à la rattacher au volet civil de l'article 6 § 1 car elle aurait pour conséquence de faire entrer l'ensemble des mesures relatives à la police des étrangers dans le champ d'application de cette disposition, ces mesures comportant des conséquences du même ordre pour leurs destinataires. En conclusion, le Gouvernement estime que le contentieux des mesures d'interdiction du territoire, comme tous les litiges relatifs à la police des étrangers, ne saurait être rangé au nombre des contestations de caractère civil visées à l'article 6 § 1 de la Convention.