Cour européenne des droits de l'homme2 mai 2000
Requête n°35718/97
Condron c. Royaume-Uni
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CONDRON c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 35718/97)
ARRÊT
STRASBOURG
2 mai 2000
DÉFINITIF
02/08/2000
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.
En l'affaire Condron c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. J.-P. Costa, président,
Sir Nicolas Bratza,
MM. L. Loucaides
P. Kûris
W. Fuhrmann
Mme H.S. Greve
M. K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 janvier et 6 avril 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire tire son origine d'une requête (n° 35718/97) dirigée contre le Royaume-Uni et dont un ressortissant irlandais, M. William Condron, et une ressortissante britannique, Mme Karen Condron, (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 13 novembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants étaient représentés par M. John Wadham, avocat exerçant à Londres, le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») par son agent, M. Christopher Whomersley, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, Londres.
3. Les requérants alléguaient avoir été privés d'un procès équitable du fait que le juge du fond avait laissé au jury la faculté de tirer du silence des intéressés pendant les interrogatoires de police des déductions en leur défaveur.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement).
6. Par une décision du 7 septembre 1999, la chambre l'a déclarée recevable.
7. Les requérants et le Gouvernement ont déposé des observations sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
8. Une audience a eu lieu en public le 25 janvier 2000 au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
a) pour le Gouvernement
MM. C.A. Whomersley, ministère des Affaires
étrangères et du Commonwealth, agent,
D. Pannick, QC,
M. Shaw, conseils,
Mme S. Chakrabati, ministère de l'Intérieur,
M. I. Chisholm, ministère de l'Intérieur, conseillers;
b) pour les requérants
MM. B. Emmerson,
A. Jennings,
Mmes P. Kaufmann, conseils,
M. Cunneen, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Pannick et Emmerson.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Les réquisitions contre les requérants
9. Les requérants se reconnaissent l'un et l'autre héroïnomanes. Avant d'être condamnés pour infractions à la législation sur les stupéfiants, ils résidaient au 51 Cubitt House, grand ensemble d'habitations à loyer modéré dans le sud de Londres. Dans l'appartement mitoyen, le numéro 50, vivait un certain James Curtis. M. Curtis fut lui aussi inculpé des mêmes infractions que les requérants, à savoir fourniture d'héroïne et possession d'héroïne dans l'intention d'en fournir, mais fut acquitté.
10. Selon l'accusation, les requérants préparaient des paquets (des doses individuelles) d'héroïne destinés à la vente et les passaient à M. Curtis lorsque celui-ci frappait à la fenêtre se trouvant à l'arrière de leur appartement dès qu'il avait un acquéreur. L'accusation alléguait que les paquets étaient transmis du balcon de l'appartement 51 à quelqu'un qui se penchait par la fenêtre à l'arrière de l'appartement 50. M. Curtis les vendait alors à des personnes venues dans son logement.
11. La police observa les requérants et M. Curtis du 24 au 28 avril 1995 et fit un enregistrement vidéo à partir du 25 avril. L'on y vit les requérants passer différents objets à M. Curtis, dont une bouteille en plastique qui devait servir pour fumer du crack et du papier argenté pour fumer de l'héroïne. L'accusation déclara que le 26 avril 1995, un homme fut aperçu à la fenêtre se trouvant à l'arrière de l'appartement 50 en train de remettre un objet ressemblant à un paquet de cigarettes à la requérante qui était sur son balcon. Elle entra dans son logement, en ressortit et restitua le paquet à l'homme.
12. Les requérants furent arrêtés le 28 avril 1995 à 12 h 45. Dans leur appartement, l'on découvrit seize paquets d'héroïne pesant entre 0,07 et 0,09 g et une autre quantité d'héroïne pesant 1,19 g. Selon l'accusation, une feuille de polyéthylène trouvée dans l'appartement avait aussi servi à faire des paquets.
B. L'interrogatoire de police
13. Le 29 avril 1995 à 10 h 40, le solicitor des requérants, M. Delbourgo, nota que le requérant, qui semblait commencer à être en état de manque, n'était pas apte à subir un interrogatoire. Toutefois, après l'avoir examiné de dix à quinze minutes, le contrôleur médical attaché à la police, le docteur Youlten, déclara l'intéressé apte à subir l'interrogatoire. Dans son rapport, le médecin nota que le requérant était un toxicomane avec des symptômes et des signes de manque mais qu'il avait l'esprit clair et était capable de répondre à des questions. Le médecin constata aussi chez la requérante des symptômes de manque mais estima qu'elle avait l'esprit clair et pouvait répondre à des questions.
14. Il ressort du procès-verbal des interrogatoires du requérant que M. Delbourgo craignait que ses clients fussent inaptes à subir un interrogatoire et désemparés. Le solicitor avait en particulier eu du mal à obtenir que la requérante se concentrât sur ce qu'il lui disait.
15. Les requérants furent interrogés séparément en présence de leur solicitor. La police leur indiqua à tous les deux ce qui suit :
« Vous n'êtes pas obligé de dire quoi que ce soit, mais sachez que votre défense pourra se trouver affaiblie si lors de votre interrogatoire vous ne mentionnez pas un élément que vous invoquerez par la suite devant le tribunal. Ce que vous direz pourra être retenu contre vous. »
16. Les requérants déclarèrent comprendre l'avertissement. La police leur indiqua que si au cours de l'interrogatoire ils ne se sentaient pas bien, ils devaient le dire et l'interrogatoire serait interrompu. A aucun instant ils ne firent de demande en ce sens, même si à un moment donné le solicitor dit à propos du requérant qu'il y aurait peut-être lieu de le faire. Le requérant a toutefois expressément indiqué ne pas souhaiter une interruption de l'interrogatoire.
17. Invités à expliquer ce qu'ils faisaient quand ils échangeaient des objets avec l'appartement 50, les requérants se contentèrent de répondre « pas de commentaire ».
C. La défense des requérants
18. Le procès des requérants se déroula du 16 octobre au 2 novembre 1995 devant un jury à la Crown Court de Kingston. Ils bénéficiaient l'un et l'autre de l'assistance d'un conseil. Lors d'une audience préparatoire, celui-ci plaida que l'on ne pouvait faire état des interrogatoires devant le jury parce qu'ils s'étaient déroulés alors que les intéressés étaient en état de manque. Le solicitor, M. Delbourgo, attesta avoir eu la ferme conviction que les requérants ne devaient ni l'un ni l'autre se lancer dans un interrogatoire qui risquait de se révéler long vu leur état. Le juge observa toutefois que le médecin les avait considérés comme aptes à subir un interrogatoire, qu'ils avaient l'esprit clair et étaient capables de répondre à des questions et qu'eux-mêmes avaient tous deux dit, en réponse à des questions directes, qu'ils comprenaient les accusations dirigées contre eux et ce à quoi ils s'exposaient s'ils ne répondaient pas aux questions. Le juge estima donc que M. Delbourgo avait fait erreur lorsqu'il avait considéré les requérants comme inaptes à subir un interrogatoire ; il autorisa donc à verser les procès-verbaux des interrogatoires au dossier. Il releva en outre que ceux-ci avaient été brefs et n'avaient pas été menés de manière coercitive. Il ajouta qu'en tout cas la demande tendant à leur exclusion comme preuve était prématurée puisque les accusés n'avaient pas déposé, de sorte que l'on ne savait pas au juste quels faits la défense allait invoquer et qu'elle aurait dû en toute logique signaler. D'ailleurs, c'était au jury, muni des instructions adéquates, qu'il incombait de se prononcer.
19. Les requérants déposèrent au procès ; ils déclarèrent que l'héroïne qui avait été trouvée dans l'appartement était destinée à leur usage personnel et que le requérant l'avait achetée en vrac le soir précédant leur arrestation. Ils indiquèrent que la feuille de polyéthylène avait été placée là par la police après qu'ils eurent été emmenés au commissariat. Lorsqu'on les interrogea sur l'incident enregistré le 26 avril 1995 où l'on voyait la requérante recevoir un paquet de l'occupant de l'appartement 50 puis le lui retourner, les requérants fournirent des explications qu'ils n'avaient pas données à la police lors de leur interrogatoire. Le requérant déclara que de la drogue n'avait jamais circulé entre les appartements et que le paquet en question contenait soit des cigarettes soit de l'argent ; la requérante déclara qu'il s'était agi d'un simple échange de paquet de cigarettes. Les occupants des deux logements se seraient passé d'autres objets de cette manière car c'était plus facile que d'avoir à emprunter le passage se trouvant devant chaque appartement.
20. Lors de sa déposition au procès, le coaccusé des requérants, M. Curtis, déclara qu'ils ne lui avaient jamais fourni d'héroïne. Il confirma le récit que les intéressés avaient fait de leur amitié avec lui et de ses fréquents emprunts qui s'opéraient par le balcon. Lorsqu'il avait été arrêté, on lui avait signalé qu'il ne pourrait être libéré sous caution, ce qui l'avait mis en colère et, « pour embêter le monde », il avait décidé qu'il n'aiderait pas la police en répondant à ses questions.
21. A la question de savoir pourquoi ils n'avaient fait aucun commentaire en réponse aux questions de la police pendant leur interrogatoire, les requérants indiquèrent l'un et l'autre que leur solicitor, lequel ne les croyait pas aptes à subir un interrogatoire du fait qu'ils étaient en manque d'héroïne, les avait convaincus.
D. Instructions du juge au jury
22. Dans son exposé, le juge indiqua au jury qu'il avait la faculté de tirer des conclusions du silence des requérants :
« J'en viens à un nouvel élément de notre législation (
) La loi permettait aux accusés de ne pas mentionner certains faits lorsque la police leur a posé des questions à ce sujet lors de l'interrogatoire. Dans le passé, cela n'aurait en aucune manière pu constituer une preuve à retenir contre eux, mais il est désormais possible de le faire bien qu'il vous appartienne de juger si vous le retenez en effet contre eux.
Dans sa déposition, [le requérant] a fourni une explication quant au paquet de cigarettes qu'ils se sont fait passer, paquet qui fait l'objet du chef d'accusation 1. (
) D'abord, il aurait pu s'agir de cigarettes comme d'argent. L'intéressé vous a aussi dit dans sa déposition : « Il n'est jamais passé de la drogue de nos mains à Curtis ». Il admet qu'il n'a rien dit à ce propos lorsqu'on l'a interrogé moyennant un avertissement avant son inculpation (
)
J'en arrive à [la requérante] parce qu'elle a invoqué dans sa propre déposition le fait qu'elle avait demandé des cigarettes et qu'on lui a passé un paquet, qu'elle a pris quelques cigarettes puis redonné le paquet. Elle admet n'avoir pas fait état de cela lorsqu'on l'a interrogée moyennant un avertissement avant son inculpation (
) De même, lors de son interrogatoire, [la requérante] fut interrogée sur une autre question, et j'aborde ce point parce que dans sa déposition elle a invoqué le fait que le 26 avril à 11 h 30, un peu avant l'incident du paquet de cigarettes, elle a remis à Curtis un « chewing-gum collant » (
) Là encore, elle n'a pas mentionné le chewing-gum (
) Au cours de sa déposition, elle déclare vous avoir dit que de son balcon ne se déroulaient que d'innocents échanges entre voisins d'objets courants et elle admet qu'elle n'a jamais mentionné ces faits à la police (
)
Selon les réquisitions du procureur, Mesdames et Messieurs les jurés, (et c'est à vous de juger si cela vous aide à vous faire votre propre jugement en vue d'un verdict) dans les circonstances, au moment où les accusés ont été interrogés sur ces questions, ils devaient en bonne logique mentionner ce qu'ils ont dit au tribunal. Les accusés ont expliqué que s'ils ont répondu par « pas de commentaire » c'est ce qu'ils ont dit en substance parce que bien sûr ils se sont exprimés avec plus de détails les [requérants] ont déclaré qu'ils avaient des symptômes de manque et ont suivi le conseil de M. Delbourgo, leur solicitor, qui, voyant qu'ils souffraient de ces symptômes, leur conseilla de ne pas répondre aux questions parce que d'après ce qu'il voyait, ils n'étaient pas aptes à subir des interrogatoires en dépit de la position connue qu'avait exprimée le CMAP il faut entendre par-là le contrôleur médical attaché à la police ; il s'agit en fait d'un médecin qui se rend dans les commissariats pour s'occuper des problèmes de ce genre (
)
La loi (
) vous permet de tirer les conclusions qui vous paraissent légitimes du fait que les accusés n'ont pas mentionné dans leurs interrogatoires respectifs les points que j'ai signalés. Dans chaque cas, ces éléments n'entrent en ligne de compte que pour les chefs d'accusation pesant sur l'accusé concerné. Vous n'avez pas à les retenir contre lui ou contre elle. C'est à vous de décider s'il est légitime de le faire. L'omission de mentionner ces éléments lors de l'interrogatoire ne peut en soi prouver la culpabilité mais, selon les circonstances, vous pouvez retenir cette omission contre lui ou contre elle lorsque vous vous prononcerez sur la culpabilité. Vous devez décider si, dans les circonstances existant au moment de l'interrogatoire, les éléments dont il s'agit étaient de ceux que l'accusé devait en toute logique mentionner alors. Mesdames et Messieurs les jurés, c'est tout ce que j'ai à vous dire de la loi à ce stade. »
E. La condamnation et l'appel des requérants
23. Les requérants furent l'un et l'autre reconnus coupables, par une majorité de neuf voix contre une, d'implication dans la fourniture d'héroïne et de possession d'héroïne dans l'intention d'en fournir. Le requérant fut condamné à quatre ans d'emprisonnement au total, la requérante à trois ans. James Curtis, leur coaccusé, fut acquitté sur les deux chefs.