Jurisprudence : CEDH, 10-02-1995, Req. 3/1994/450/529, Allenet de Ribemont c. France

CEDH, 10-02-1995, Req. 3/1994/450/529, Allenet de Ribemont c. France

A6658AWI

Référence

CEDH, 10-02-1995, Req. 3/1994/450/529, Allenet de Ribemont c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063577-cedh-10021995-req-31994450529-allenet-de-ribemont-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

10 février 1995

Requête n°3/1994/450/529

Allenet de Ribemont c. France



En l'affaire Allenet de Ribemont c. France (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
I. Foighel,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
G. Mifsud Bonnici,
B. Repik,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 octobre 1994 et 23 janvier 1995,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 3/1994/450/529. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P 9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 21 janvier 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 15175/89) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Patrick Allenet de Ribemont, avait saisi la Commission le 24 mai 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 28 janvier 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, J. De Meyer, I. Foighel, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, G. Mifsud Bonnici et B. Repik, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Le 6 avril 1994, la Commission a fourni au greffier divers éléments qu'il avait demandés sur les instructions du président, dont un enregistrement audiovisuel d'extraits de journaux télévisés produit par le Gouvernement. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, les mémoires du requérant et du Gouvernement sont parvenus au greffe respectivement les 15 et 26 mai 1994. Le 19 juillet, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué s'exprimerait oralement.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 24 octobre 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

Mme E. Belliard, directeur adjoint des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères,
agent, M. Y. Charpentier, sous-directeur des droits de l'homme à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, Mme M. Pauti, chef du bureau du droit comparé et du droit international à la direction des libertés publiques du ministère de l'Intérieur, M. F. Pion, magistrat détaché au service des affaires européennes et internationales du ministère de la Justice,
conseillers;

- pour la Commission

M. J.-C. Soyer,
délégué;

- pour le requérant

Me J. de Grandcourt, avocat, Me R. de Geouffre de la Pradelle, avocat,
conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Belliard, M. Soyer et Me de Grandcourt.

6. Par une lettre parvenue au greffe le 29 novembre 1994, le Gouvernement a fourni des éclaircissements relatifs à l'enregistrement susmentionné.


EN FAIT

7. M. Patrick Allenet de Ribemont est secrétaire général de société. Il est actuellement domicilié à Lamontjoie (Lot-et-Garonne).

A. La genèse de l'affaire

8. Le 24 décembre 1976, M. Jean de Broglie, député de l'Eure et ancien ministre, fut assassiné devant le domicile du requérant. Il venait de rendre visite à son conseiller financier, M. Pierre De Varga, qui habitait le même immeuble et avec lequel M. Allenet de Ribemont projetait de devenir copropriétaire du restaurant parisien "La Rôtisserie de la Reine Pédauque". Le financement de l'opération était assuré grâce à un emprunt contracté par la victime, laquelle en avait remis le montant au requérant, ce dernier ayant la charge du remboursement.

9. Une information fut ouverte contre X du chef d'homicide volontaire. Les 27 et 28 décembre 1976, la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris procéda à plusieurs interpellations dont celle du conseiller financier de la victime. Le 29, elle arrêta M. Allenet de Ribemont.

B. La conférence de presse du 29 décembre 1976 et la mise en cause du requérant

10. Le 29 décembre 1976, à l'occasion d'une conférence de presse consacrée au programme pluriannuel d'équipement de la police nationale, M. Michel Poniatowski, ministre de l'Intérieur, M. Jean Ducret, directeur de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, et le commissaire Pierre Ottavioli, chef de la brigade criminelle, évoquèrent l'enquête en cours.

11. Deux chaînes de télévision françaises rendirent compte de ladite conférence dans le cadre de leurs journaux. La transcription des extraits pertinents s'établit ainsi:

"JOURNAL TÉLÉVISÉ DE TF 1

M. Roger Giquel, présentateur du journal: (...) quoi qu'il en soit, voici comment au cours de la conférence de presse, hier soir, de M. Michel Poniatowski, toute l'affaire de Broglie a été expliquée au public.

M. Poniatowski: Le coup de filet est complet. Toutes les personnes impliquées sont maintenant arrêtées après l'arrestation de M. De Varga-Hirsch. Le mécanisme était extrêmement simple: il y avait un prêt contracté auprès d'une banque avec la caution de M. de Broglie et remboursable par M. Varga-Hirsch et M. de Ribemont.

Un journaliste: Monsieur le commissaire, qui était le personnage clef de cette affaire? De Varga?

M. Ottavioli: Je pense que ce devait être M. De Varga.

M. Ducret: L'instigateur M. De Varga et son acolyte M. de Ribemont sont les instigateurs de l'assassinat. L'organisateur, c'est l'inspecteur Simoné et l'assassin, c'est M. Frèche.

M. Giquel: Il y a dans ces déclarations, vous le voyez, un certain nombre d'affirmations. C'est cela qui est aujourd'hui reproché à la police dans les milieux de la chancellerie. Bien que le commissaire Ottavioli ou M. Ducret aient pris soin (fin de l'enregistrement).

JOURNAL TÉLÉVISÉ D'ANTENNE 2

M. Daniel Bilalian, présentateur du journal: (...) ce soir donc, l'affaire est dénouée. On connaît les mobiles et le meurtrier.

M. Ducret: L'organisateur, c'est l'inspecteur Simoné et l'assassin, c'est M. Frèche.

M. Ottavioli: Effectivement, je peux vous ... [inintelligible] les faits en disant que cette affaire est née d'un accord financier qui existait entre la victime, M. de Broglie, et M. Allenet de Ribemont et M. Varga.

M. Poniatowski: Le mécanisme était extrêmement simple: il y avait un prêt contracté auprès d'une banque avec la caution de M. de Broglie et remboursable par M. Varga-Hirsch et M. de Ribemont.

Un journaliste: Monsieur le commissaire, qui était le personnage clef de cette affaire? De Varga?

M. Ottavioli: Je pense que ce devait être M. De Varga.

M. Jean-François Luciani, journaliste: Le prêt était garanti par une assurance-vie de quatre cents millions d'anciens francs contractée par Jean de Broglie. En cas de disparition du député de l'Eure, le montant de l'assurance devait être versé à Pierre De Varga-Hirsch et Allenet de Ribemont. C'est la nuit dernière que tout a basculé avec les aveux du policier Guy Simoné qui a craqué le premier. Il a reconnu avoir été l'organisateur du meurtre, avoir prêté une arme pour que l'on tue le député de l'Eure. C'est lui qui a également recruté le tueur à gage, Gérard Frèche, auquel on avait promis trois millions d'anciens francs et qui à son tour s'entourait de deux personnes qui devaient l'accompagner. Ce qui les a perdus, c'est que d'abord le nom de Simoné figurait sur l'agenda de Jean de Broglie. C'est qu'ensuite, ils ont tué Jean de Broglie devant le 2 de la rue des Dardanelles. Ça, ça n'était pas prévu: ils devaient apparemment l'emmener ailleurs, mais Jean de Broglie n'a-t-il pas refusé de suivre le tueur? En tout cas, c'est là leur première faute, erreur. Et Varga et Ribemont auraient ensuite refusé de les payer. De là, les rendez-vous et les conciliabules dans les bars,
filatures des policiers et indicateurs, on connaît la suite,
et leur arrestation. La deuxième erreur, c'est Simoné qui l'a commise: avant de contacter Frèche, il s'est adressé à un autre tueur à gage qui, lui, a refusé, mais en a apparemment parlé à d'autres. Les policiers, avec réalisme, sont partis pour les confondre de deux idées simples: premièrement, le meurtre avait eu lieu rue des Dardanelles alors que Jean de Broglie sortait du domicile de De Varga. Il y avait forcément un lien entre le tueur et De Varga. Deuxièmement, le passé de De Varga ne plaidait pas en sa faveur et les policiers le considéraient plutôt comme un conseiller juridique douteux. Deux idées simples et plus de soixante enquêteurs qui les ont conduits au meurtrier.

M. Bilalian: L'épilogue de cette affaire tombe précisément le jour où le conseil des ministres était consacré en partie au problème de la sécurité des Français (...)"

12. Le 14 janvier 1977, M. Allenet de Ribemont fut inculpé de complicité d'homicide volontaire et placé sous mandat de dépôt. Il fut libéré le 1er mars 1977 et bénéficia d'un non-lieu le 21 mars 1980.

C. Les recours en réparation

1. Le recours administratif

13. Le 23 mars 1977, M. Allenet de Ribemont adressa au premier ministre un recours gracieux fondé notamment sur l'article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention. Il sollicitait une indemnité de dix millions de francs en réparation du préjudice moral et financier qu'il estimait avoir subi du fait des déclarations précitées du ministre de l'Intérieur et de hauts fonctionnaires de police.

2. La procédure devant les juridictions administratives

a) Devant le tribunal administratif de Paris

14. Le 20 septembre 1977, le requérant déféra à la censure du tribunal administratif de Paris la décision implicite de rejet prise par le premier ministre et renouvela sa demande en réparation. Il remit son mémoire le 12 octobre 1977.

Le ministre de la Justice fit de même le 21 février 1978. Après avoir été mis en demeure par le tribunal administratif le 14 mars 1978, le ministre de l'Intérieur et le premier ministre déposèrent les leurs respectivement les 21 et 27 avril 1978. M. Allenet de Ribemont en présenta d'autres les 29 mars et 24 mai 1978.

Des mémoires furent encore déposés le 29 mars 1979 par le ministre de la Culture - le dossier de la procédure lui avait été communiqué le 23 janvier 1979 - , les 6 juin 1979 et 12 août 1980 par le ministre de l'Intérieur et le 14 mai 1980 par le requérant.

15. Après une audience le 29 septembre 1980, le tribunal administratif de Paris rendit, le 13 octobre 1980, un jugement ainsi motivé:

"Considérant que la requête de M. Allenet dit Allenet de Ribemont tend à la condamnation de l'Etat à l'indemniser du préjudice que le ministre de l'Intérieur de l'époque lui aurait causé en citant son nom dans les déclarations qu'il a faites le 29 décembre 1976 à l'occasion de la conférence de presse consacrée au meurtre de M. Jean de Broglie;

Considérant que si les actes administratifs d'un membre du gouvernement sont susceptibles d'engager la responsabilité pécuniaire de l'Etat, les déclarations qu'il fait dans l'exercice de ses fonctions gouvernementales échappent au contrôle de la juridiction administrative; que par suite,
ladite requête n'est pas recevable;

(...)"

b) Devant le Conseil d'Etat

16. Le 15 décembre 1980, le Conseil d'Etat enregistra la requête sommaire en appel de M. Allenet de Ribemont. Ce dernier déposa son mémoire complémentaire le 1er juillet 1981, après avoir été mis en demeure le 19 mai 1981. Ce mémoire fut communiqué le 7 juillet au ministre de l'Intérieur, qui présenta ses observations le 13 avril 1982. Le requérant répliqua le 7 juillet 1982.

17. Après une audience du 11 mai 1983, le Conseil d'Etat rejeta la requête le 27 mai 1983, par les motifs suivants:

"Considérant que M. Allenet, dit de Ribemont, demande réparation du préjudice que lui auraient causé les déclarations faites à la presse, le 29 décembre 1976, par le ministre de l'Intérieur, le directeur de la police judiciaire et le chef de la brigade criminelle, au sujet des résultats de l'enquête menée dans le cadre de l'information judiciaire ouverte sur le meurtre de M. Jean de Broglie; que les déclarations faites par le ministre de l'Intérieur à l'occasion d'une opération de police judiciaire ne sont pas détachables de cette opération; que par suite, il n'appartient pas à la juridiction administrative de se prononcer sur les conséquences éventuellement dommageables de telles déclarations;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, si c'est à tort que le tribunal administratif de Paris a décidé, par le jugement attaqué, que la demande du requérant concernait un acte accompli 'dans l'exercice de fonctions gouvernementales' et échappant pour ce motif au contrôle de la juridiction administrative, M. Allenet n'est pas fondé à se plaindre du rejet de sa demande par ce jugement;"

3. La procédure devant les juridictions judiciaires

a) Devant le tribunal de grande instance de Paris

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